« Comme des courants d’air et de soleil ».
Les images proustiennes du quotidien dans
All the Vermeers in New York
de Jon Jost
et La Captive de Chantal Akerman

- Thomas Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie
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Fig. 24. Ch. Akerman, La Captive, 2000

      Pour Akerman, tout ce qui se répète est donc voué à devenir un dispositif d’enfermement. C’est l’intérêt du personnage d’Ariane, et aussi bien sûr d’Albertine, que d’être toujours imprévisibles, de ne pas se laisser dompter par aucune structure. A l’inverse, c’est le propre du héros-narrateur, de Swann, de Simon et de tous les jaloux proustiens que de vivre selon des schémas presque pathologiques de répétitions. Leur désir de connaissance transforme le monde en vaste scène de crime, où tout ce qui y bouge est potentiellement suspect. Néanmoins, il faut aussi noter qu’Akerman amplifie cette notion chez Proust pour en faire le principe général de son œuvre. Filmer de manière à ce que l’on s’y perde et que l’on ne puisse plus en ressortir, l’appartement de Simon est bien présenté comme une prison. Constamment en réparation, les ouvriers qui s’y promènent accentuent ce sentiment de captivité qui enlève aux personnages toute forme de bonheur d’habiter ce lieu. Ce sentiment se répétera lors des scènes qui ont lieu dans la voiture de Simon, second espace majeur du film.
      La scène de la salle de bain, directement inspirée d’un passage de La Prisonnière, est un des exemples les plus frappants. Simon et Ariane ont chacun leur cabinet de toilette, mais celui-ci n’est séparé que par une vitre givrée, qui laisse traverser les sons et donne une image floue de l’autre. Ce dispositif résume l’essentiel de La Captive : le large cadre qui entoure la vitre délimite le petit espace de liberté des personnages. Aussi, ceux-ci ne peuvent jamais dialoguer directement. Il y a toujours quelque chose entre eux, une médiation de trop, dont aucune n’est plus problématique que la jalousie de Simon. Surtout, cette image floue d’Ariane derrière la vitre résume la position de voyeur de Simon, qui, tout au long de ce récit, tentera de trouver le bon objectif pour que l’image de l’autre ne soit plus floue. Or, à lire ce même passage chez Proust, on remarque une différence majeure :

 

Les fenêtres de nos deux salles de bains, pour qu’on ne pût nous voir du dehors, n’étaient pas lisses, mais toutes froncées d’un givre artificiel et démodé. Le soleil tout à coup jaunissait cette mousseline de verre, la dorait et, découvrant doucement en moi un jeune homme plus ancien qu’avait caché longtemps l’habitude, me grisait de souvenirs, comme si j’eusse été en pleine nature devant des feuillages dorés où ne manquait même pas la présence d’un oiseau [30].

 

Chez Proust, la fenêtre givrée est tournée vers l’extérieur, alors qu’Akerman, consciemment, confine plutôt ce dispositif vers l’intérieur. Ce qui dans La Captive vient souligner à gros traits l’enfermement des êtres dans leurs pulsions et dans le détraquement de leur rapport au quotidien était en fait chez Proust un moyen d’évasion dans le souvenir qui permet de goûter autrement le présent. Il est même dit explicitement que, par un effet de lumière, l’habitude – le rituel, donc – est brisée. Le souvenir ici évoqué, celui de feuillages dorés, est tout ce qu’il y a de plus naturel, de plus ordinaire. Dans La Prisonnière, la facticité des rapports humains entre le héros et Albertine est sans cesse contrebalancée par de tels moments qui incitent à une redécouverte émerveillée du quotidien (fig. 24).
      Il en va de même pour la référence aux statues, qu’Akerman emprunte également à Proust. Le début du passage, toutefois, va dans le même sens que La Captive : « Nous sommes des sculpteurs. Nous voulons obtenir d’une femme une statue entièrement différente de celle qu’elle nous a présentée » [31]. De cette jeune femme libre nommée Ariane ou Albertine, on voudra en faire une prisonnière, l’amener dans l’enfermement de son quotidien. Le spectateur devient ainsi un démiurge, un Pygmalion. Mais la suite du passage nous amènera à nouveau ailleurs, faisant basculer l’imaginaire tragique des statues grecques vers celui, intime, de Vermeer et du doux mystère féminin (en particulier de la femme au travail) :

 

Entre la vendeuse, la blanchisseuse attentive à repasser, la marchande de fruits, la crémière – et cette même fillette qui va devenir notre maîtresse –, le maximum d’écart est atteint, tendu encore à ses extrêmes limites, et varié, par ces gestes habituels de la profession qui font des bras, pendant la durée du labeur, quelque chose d’aussi différent que possible comme arabesque de ces souples liens qui déjà chaque soir s’enlacent à notre cou tandis que la bouche s’apprête pour le baiser. Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont plus ce qu’elles étaient, cette distance que nous rêvions de franchir est supprimée [32].

 

Proust investit ici un imaginaire vermeerien, faisant basculer les statues du côté des personnages féminins, plus charnels et plus incarnés, qui peuplent la peinture. Dans ce passage, les gestes répétitifs du travail deviennent des gestes que l’amour doit conquérir. C’est aussi un texte, comme plusieurs autres dans La Prisonnière, qui propose une lecture non maladive du quotidien. « La curiosité amoureuse est comme celle qu’excitent en nous les noms de pays, toujours déçue, elle renaît et reste toujours insatiable » [33], ajoutera le narrateur. Même si la réalité de La Prisonnière n’est pas systématiquement placée sous le signe de l’émerveillement, on ne peut toutefois s’empêcher de remarquer que l’amour produit aussi une répétition curieuse, axée sur la découverte arbitraire et non sur une enquête systématique et souffrante de l’autre. Par la bande, ce souffle vermeerien du bonheur ordinaire est présent dans La Captive, même si le film semble pourtant tout faire pour s’en éloigner.
      C’est là la beauté du cinéma que de produire des effets involontaires qui vont à l’encontre du projet explicite de l’auteur du film. Citons ici une dernière fois Cavell :

 

Le cinéma prend justement notre distance, notre impuissance même sur le monde, comme condition de l’apparition naturelle du monde. Il promet la monstration du monde en soi. Telle est sa promesse de spontanéité : que ce qu’il révèle est entièrement ce qui lui est révélé, que rien de ce qui est révélé par le monde en sa présence n’est perdu [34].

 

Aucun réalisateur ne peut contrôler tout ce qui se trouve dans l’image. Contrairement aux arts plastiques, l’image cinématographique est bâtie sur un surplus vertigineux d’informations, de signes et de détails, que le spectateur est libre de capter ou pas. Aussi cadré soit-il, aucun plan ne peut empêcher l’arrivée subite et impromptue de l’ordinaire. Même dans un film sur l’enfermement et la ritualisation du quotidien comme l’est La Captive, l’ordinaire travaille à même le plan. Ainsi, à l’instar du narrateur proustien qui s’extasie devant les noms de villes et de pays, tels plis de robe ou de rideau à l’écran peuvent évoquer au spectateur tout un pan de son enfance. L’image cinématographique possède naturellement cette faculté que la phrase proustienne tente mécaniquement de reproduire : épuiser le réel en créant un tout non systématique de signifiants, de référents et de rapports. Art du quotidien constamment perdu et retrouvé, le cinéma, non moins que la peinture de Vermeer ou que le roman de Proust, est un vecteur de courants d’air et de soleil.

 

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[30] M. Proust, La Prisonnière, Op. cit., p. 521.
[31] Ibid., p. 648.
[32] Ibid., p. 649.
[33] Ibid.
[34] S. Cavell, La Projection du monde, Op. cit., p. 164.