« Comme des courants d’air et de soleil ».
Les images proustiennes du quotidien dans
All the Vermeers in New York
de Jon Jost
et La Captive de Chantal Akerman

- Thomas Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie
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Figs. 1 et 2. J. Jost, All the Vermeers in New York, 1990

Figs. 3 et 4. J. Jost, All the Vermeers in New York, 1990

Fig. 5. J. Jost, All the Vermeers in New York, 1990

All the Vermeers in New York ou les obligations d’une vie antérieure

 

       « Si c’est à voir, je l’ai vu ! » [13], répond le duc de Guermantes au héros alors que celui-ci lui demande s’il avait déjà pu admirer la Vue de Delft lors de l’un de ses passages au Musée de La Haye. Dans la Recherche, le signifiant « Vermeer » n’est pas immédiatement associé à la transcendance de l’art, mais s’inscrit d’abord dans une série de dialogues et de situations ordinaires, à l’image des sujets de ses tableaux. Puis, avec le temps, l’art du mystérieux peintre hollandais s’imposera comme l’un de ceux qui font le plus clairement progresser la vocation artistique du héros-narrateur. La passion de Proust pour Vermeer sera ainsi partagée par son héros, mais aussi par plusieurs autres personnages, qui viennent donner du relief à la thématique de l’imprégnation de l’art dans la vie. Parmi ceux-ci, le plus important est sans doute l’esthète et collectionneur Charles Swann, qui, tout au long du roman, tente de terminer son étude sur Vermeer, au point que pour sa maîtresse et bientôt épouse Odette, ce nom « lui était aussi familier que celui de son couturier » [14]. La première de couverture de l’anthologie de Raymond Picard est d’un blanc sobre, et comporte le nom de l’auteur, le titre, le sous-titre, ainsi que le sigle de la SEDES, le nom de l’éditeur et son adresse [15] qui, abandonnant l’œuvre, le fit se contenter de « la ressemblance d’Odette avec la Séphora de (…) Botticelli » [16] comme illusion d’une vie réussie et d’un triomphe sur la contingence (figs. 1 et 2).
      Aux côtés de celle de Bergotte, l’histoire de Swann désigne une fonction capitale du signifiant « Vermeer » dans la Recherche : ce dernier incarne un possible point de renversement, qui, si trop tardivement atteint, deviendra le signe d’un échec. A Swann le mondain, Swann le représentant des « célibataires de l’art », Swann le jaloux maladif, s’oppose un Swann qui pénétrerait le secret de la peinture de Vermeer. Peut-être ce Swann-là aurait-il pu écrire le roman d’Odette à la place du héros, tout comme un Bergotte découvrant plus tôt le petit pan de mur jaune n’aurait pas terminé sa vie comme « le fait divers de cette exposition (…) pour les journaux du soir » [17]. Ce n’est pas cet ordinaire-là, trivial et comique, qu’appelle Vermeer. Mais, en même temps, comme le font remarquer les cas de Swann et de Bergotte, l’œuvre de Vermeer vient aussi signifier a contrario une forme de stérilité, point de collision où la vie se bute à l’art. « Il n’y a aucune raison (…) pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers », écrit Proust suite à la mort de Bergotte, tirant au passage la conclusion que « tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure » [18]. Dans la logique de Proust, ce sentiment d’obligation qui a poussé Vermeer à peindre avec tant de soins le petit pan de mur jaune se répète non seulement de grand artiste à grand artiste, mais, aussi – et c’est là le malheur –, chez des artistes moins géniaux, comme Bergotte, et chez des aspirants créateurs, comme Swann (figs. 3 et 4).
      C’est ce mythe d’un Vermeer inatteignable dans sa pure simplicité que reprend et actualise All the Vermeers in New York. Dans son film, Jost a mis en scène un Swann moderne, sous le nom de Mark, personnage fait pour des mondanités d’un autre ordre. New York a pris le pas sur Paris et le milieu de la bourse, où travaille Mark, a remplacé celui des salons. Pourtant, en dépit de ce dépaysement, Wall Street reste un lieu tout aussi codé que l’était le Faubourg Saint-Germain. Les deux moments du récit qui nous présentent Mark au travail soulignent l’abstraction qui détermine le marché boursier. Comme dans le salon Guermantes ou Verdurin, tout n’est que signes et conventions, un langage vide mais rapide – celui des chiffres et des valeurs boursières – qu’il faut apprendre à maîtriser. Jost donne de Wall Street une image qui vient cristalliser un large pan de New York : c’est une ville d’argent, de poignées de main, de contrats, de disputes, une ville où règnent une série de codes que l’on doit connaître si l’on veut se hisser plus haut dans l’échelle sociale. C’est ce que rappellent sans cesse les gratte-ciel, métaphorisant le désir d’ascension individuelle propre à l’idéologie américaine. New York, donc, est une ville pour ambitieux, desquels semble d’abord faire partie Mark, avant que l’on ne découvre un autre trait de sa personnalité, qui le rapprochera encore plus des personnages proustiens de Swann et de Bergotte. Passant ses journées à manipuler des signes qui n’ont aucune réalité tangible, on découvrira qu’il est à la recherche d’une forme d’authenticité et d’ordinaire qui renverse le portrait du financier abscons et pressé. Mark incarne non seulement une actualisation de certains thèmes et personnages proustiens dans la modernité new-yorkaise, mais, aussi, leur mélange et leur cristallisation. Partageant les obligations esthétiques de Bergotte et les exigences amoureuses de Swann, Mark portera à son comble l’opposition proustienne du factice et de l’authentique, du mensonge et du naturel.
      Ce retournement du personnage s’inscrit également dans un changement de regard que le film porte sur la ville dont il porte le nom. Comme il existe un autre Mark, il y a aussi un autre New York, tout aussi présent chez Jost : celui du temple de l’art. New York, justement, est la ville dans laquelle est rassemblé le plus grand nombre de tableaux de Vermeer. All the Vermeers in New York repose ainsi sur cette dichotomie entre New York comme centre boursier, tourné vers l’avenir du marché américain et international, et New York comme refuge silencieux des grands chefs-d’œuvre du passé européen. Le personnage de Mark est aussi construit sur une telle contradiction, qui se développera à travers lui. Bien qu’il excelle dans son travail, le simple succès financier ne le satisfait pas. Il demeure à la recherche d’une autre forme de sensation, qui, elle, est essentielle à son existence. Agent de change qui passe toute sa journée devant ses écrans d’ordinateur, ses téléphones et entouré d’une pléthore de collègues dans une vaste salle aux plafonds bas et éclairés par une trop grande quantité de néons, il se rend aussi plusieurs fois par semaine dans les musées de New York pour se ressourcer auprès des tableaux de Vermeer. Ceux-ci incarnent la promesse d’une transcendance existentielle étrangère à son quotidien, au même titre qu’ils lui offrent une vision directe de l’ordinaire. Lorsque Vermeer montre des hommes et des femmes en train de travailler – laitière, couturière, musicienne, géographe, philosophe, astronome, etc. –, ce n’est pas pour insister sur l’aléatoire de leur geste et des effets que ceux-ci produisent, à l’image des gestes de Mark qui ne visent qu’à tirer profit du jeu abstrait des valeurs boursières. Au contraire, le labeur des personnages de Vermeer, analogue en cela au petit pan de mur jaune, donne accès au merveilleux de la vraisemblance et à l’infinité temporelle du moment présent. Comme l’écrit Claudel dans La Peinture hollandaise, les peintres hollandais en général et Vermeer en particulier « veulent représenter non pas des actions, non pas des événements, mais des sentiments (…) [qui] nous éveillent à la conscience de la durée » [19]. Une durée qui, pourrions-nous ajouter, s’inscrit dans un rapport ordinaire – non allégorique – au temps et à la réalité. Au temps abstrait de la bourse, fait de retournements intempestifs, Mark oppose la durée vécue de la peinture (fig. 5).

 

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[13] M. Proust, Le Côté de Guermantes, dans A la recherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 813.
[14] M. Proust, Du côté de chez Swann, dans A la recherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 460.
[15] Sur la notion de désir mimétique, voir, évidemment, R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Hachette, « Pluriel », 1961.
[16] M. Proust, Du côté de chez Swann, Op. cit., p. 220.
[17] M. Proust, La Prisonnière, Op. cit., p. 692.
[18] Ibid., p. 693.
[19] P. Claudel, La Peinture hollandaise et autres écrits sur l’art, Paris, Gallimard, « Idées/Arts », 1967, p. 27.