« Comme des courants d’air et de soleil ».
Les images proustiennes du quotidien dans
All the Vermeers in New York
de Jon Jost
et La Captive de Chantal Akerman

- Thomas Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie
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Fig. 17. Al. Hitchcock, Vertigo, 1958

Fig. 18. J. Jost, All the Vermeers in New York, 1990

Fig. 19. Ch. Akerman, La Captive, 2000

Fig. 20. Al. Hitchcock, Vertigo, 1958

Fig. 21. Ch. Akerman, La Captive, 2000

Figs. 22 et 23. Ch. Akerman, La Captive, 2000

      Mais un second intertexte entre aussi dans cette dynamique, celui que La Captive, d’abord, et, par conséquent, All the Vermeers in New York entretiennent avec Vertigo (Sueurs froides, 1958) d’Alfred Hitchcock. Ayant récemment détrôné Citizen Kane comme meilleur film de l’histoire du cinéma selon le célèbre palmarès réalisé par le magazine Sight and Sound du British Film Institute, Vertigo est majeur pour l’évolution des formes filmiques, car il s’agit du premier grand film hollywoodien dont le récit repose essentiellement sur une analyse poussée et méthodique de l’intime. Repoussant le glamour habituel des suspenses tournés comme des films d’amour, Vertigo est aussi le film d’Hitchcock – plus encore que Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954), qui pourtant innovait déjà beaucoup sur ce point– à pousser à son paroxysme ce qui est sans doute le thème privilégié du cinéaste, qu’il partage d’ailleurs avec le Proust de La Prisonnière : le voyeurisme. « S’il est vrai qu’une des nouveautés d’Hitchcock était d’impliquer le spectateur dans le film, ne fallait-il pas que les personnages eux-mêmes, d’une manière plus ou moins évidente, fussent assimilables à des spectateurs ? » [23], se demande avec raison Gilles Deleuze dans L’Image-mouvement [24]. Le philosophe fera de Vertigo l’un des points de basculement dans l’évolution des formes filmiques, qu’il nomme le passage de l’image-mouvement vers l’image-temps (en gros, le passage du cinéma classique au cinéma moderne). D’un point de vue historique, il s’agit d’une redécouverte des origines pré narratives du cinéma, avant que celui-ci ne se dote d’une codification narrative efficace des images en mouvement. Amenant le langage cinématographique classique jusqu’à son apogée, Hitchcock, involontairement peut-être, fait également le pas suivant, nous amenant du côté de l’irreprésentable. « Ce que Hitchcock avait voulu éviter, une crise de l’image traditionnelle au cinéma, arriverait pourtant à la suite d’Hitchcock, et en partie par l’intermédiaire de ses innovations [25] ». Après Hitchcock – mais aussi après Ozu, Rossellini ou Godard –, le personnage n’est plus seulement une entité narrative faite pour l’action, mais il devient à la fois pur corps et être de vision (figs. 17, 18 et 19).
      Avec La Prisonnière, évidemment, l’intertexte premier de La Captive est donc Vertigo, en particulier par la scène au musée où Scottie va épier Madeleine Elster/Judy Barton [26]. Comme Madeleine devant un tableau représentant une certaine Carlotta Valdès, dont elle s’imagine avoir hérité des souvenirs, Ariane restera longuement devant une statue de marbre. D’abord filmée de dos par Akerman, cette statue possède le même chignon caractéristique que Carlotta Valdès et que Madeleine, symbole utilisé par Hitchcock à de nombreuses reprises dans son film pour souligner le vertige spiralique des stratifications du temps. Alors que Madeleine est suivie par Scottie, Ariane est tout autant épiée et prise en filature par Simon. Dans La Captive, Akerman tente ainsi de rassembler deux révolutions, l’une romanesque et l’autre cinématographique. En effet, non moins que Vertigo, le roman proustien incarne un tournant caractéristique dans l’art du roman, venant drastiquement modifier le rôle occupé par le personnage du récit, avec un héros-narrateur qui n’est que pure vision et sensibilité, d’où la difficulté extrême de le représenter à l’écran. Aussi, sans pour autant abandonner le récit, Akerman réalise le pari d’amener la jalousie proustienne et le voyeurisme hitchcockien du côté du cinéma expérimental – milieu où elle œuvre principalement –, répétant par là le geste de Jost avec All the Vermeers in New York, antérieur de dix ans à La Captive (figs. 20 et 21).
      Faisant de Simon un double du héros et, comme Mark, un double de Swann, Akerman, à la différence de Jost, va toutefois troquer Vermeer pour Racine. Son personnage principal consacre une étude au poète dramaturge. Evidemment, celle-ci n’avance guère, à l’image de l’étude sur Vermeer par Swann. De l’ordinaire des études intimistes du maître hollandais, le signifiant Racine nous fait basculer dans un tout autre imaginaire : celui de la tragédie. C’est en effet une impression généralisée de fatalité qui ressort le plus de La Captive. Dès les premières minutes du film – c’est-à-dire dès la première scène de filature –, on sait que le destin de Simon et d’Ariane est déjà écrit et que leur relation est vouée à l’échec. Par cet appel du tragique, on semble s’éloigner de l’ordinaire. Mais, en fait, il n’en est rien. « Les grands lieux tragiques sont des terres arides, resserrées entre la mer et le désert, l’ombre et le soleil portés à l’état absolu. (…) Même hors la maison, il n’y a pas de vrai souffle : c’est le maquis, le désert, un espace inorganisé. L’habitat racinien ne connaît qu’un seul rêve de fuite : la mer, les vaisseaux » [27] écrit Barthes dans Sur Racine. Par la bande, on retrouve là une description d’un aspect central du cinéma expérimental d’Akerman, dont La Captive porte encore le sceau : celui des lieux déserts – hôtel, chambre, rue, campagne, etc. –, où les rares corps qui y circulent sont présentés comme disloqués, déconnectés de toute emprise réelle sur l’espace, ne pouvant produire que des mouvements aberrants. Cette image du désert frappé par le vent et le soleil sera bel et bien présente dans La Captive, à même la représentation du Paris fantomatique et inhospitalier qu’a réussi à créer Akerman (à la suite du San Francisco d’Hitchcock et du New York de Jost). Cette épuration de l’image filmique a pour effet de magnifier les rares éléments qui s’y trouvent, dont, comme le dit Barthes rappelant les courants d’air et de soleil vantés par Bergotte, « l’ombre et le soleil portés à l’état absolu ».
      Toutefois, à cet absolu quotidien produit par le traitement de l’espace et du temps, La Captive oppose un autre système de représentation qui vient inscrire une tension au cœur même de la notion d’ordinaire. Faisant un pas de plus qu’Hitchcock dans le voyeurisme maladif de son personnage principal, créant une Ariane qui n’aurait plus la verve et l’enthousiasme adolescent d’Albertine, Akerman a aussi inscrit la mise en scène du quotidien dans une structure d’enfermement. Invitée au séminaire d’Antoine Compagnon au Collège de France, la cinéaste insistera à de nombreuses reprises sur ce point : le sujet de tous ses films – et de La Captive en particulier – est la manière par laquelle un personnage transforme son quotidien en prison, en dispositif d’enfermement. Voici l’essentiel de son propos sur le sujet :

 

De tout à coup découvrir un monde de l’homosexualité féminine, de l’homosexualité masculine, du rapport des classes entre elles. Je découvrais un monde. Je ne savais pas que l’on pouvait parler de ça. (…) Puis j’ai fait Jeanne Dielman, et j’ai relu Proust à ce moment-là. Je me suis dit en lisant La Prisonnière : il y a tout ce qui m’intéresse dedans. Il y a la ritualisation (Jeanne Dielman c’est un film sur le rituel). Il y a les couloirs, le côté visuel. Les deux personnages sont en prison, et je me suis aussi toujours sentie en prison. Je me suis totalement identifiée à Marcel. Et évidemment, Albertine, qui était une jeune femme libre, c’était moi aussi. Les deux étaient prisonniers et c’est ça que je trouvais fascinant. Celui qui emprisonnait Albertine était lui-même emprisonné par le fait qu’il l’emprisonnait et par son besoin de toujours en savoir plus. Comme je suis née d’une mère qui est sortie des camps, elle a recréé sa propre prison ritualisée. Je trouvais que Marcel recréait aussi sa propre prison ritualisée et que celle qui était prisonnière était beaucoup plus libre [28].

 

Cette thématique de l’enfermement est omniprésente dans l’œuvre et dans la vie d’Akerman. Dans Ma mère rit, un écrit intime publié en 2013, elle parlera de la même manière d’une expérience en clinique : « J’étais tout simplement enfermée. (…) C’est trop. Je ne suis pas venue ici pour qu’on m’enferme mais pour aller mieux et comme l’enfermement est une partie de mon problème j’irai pire » [29]. En somme, la rencontre de Proust et de la réalisatrice est bien naturelle – elle était même nécessaire –, car c’est tout le cinéma d’Akerman qui travaille le temps et l’espace comme des structures d’enfermement, héritées en partie de l’expérience carcérale de sa mère, une juive polonaise, pendant la Seconde Guerre mondiale. La première rencontre avec Proust, comme elle le souligne, aura lieu un peu avant le tournage de Jeanne Dielman. Film très peu proustien dans son propos, il peut cependant, éclairé sous cet angle, devenir plus près de certains aspects de la Recherche lorsqu’on considère la ritualisation totale du quotidien qu’il met en scène. En cela, il prépare et annonce La Captive (figs. 22 et 23).

 

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[23] G. Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Minuit, « Critique », 1983, p. 276.
[24] Plus largement, cette adéquation entre le regard du spectateur et celui du personnage est caractéristique du cinéma moderne, comme en témoignent aussi les « situations optiques pures » du néoréalisme italien et de la Nouvelle Vague. Notons qu’il serait d’ailleurs intéressant d’étudier le rapport des personnages de La Captive à l’ordinaire à partir de l’héritage de Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965), film qui a révélé à Akerman sa vocation de cinéaste. La visite du musée dans La Captive rappelle aussi explicitement une scène similaire dans Voyage en Italie (Roberto Rossellini, 1954), à ceci près que le lent désamour des époux Joyce serait finalement renversé dans le bain de foule qui clôt le film, à l’inverse des flots à la fin de La Captive dans lesquels se perdra définitivement Ariane.
[25] Ibid., p. 277.
[26] Si Chris Marker dans Immemory (1998) propose l’analogie, maintenant célèbre, entre la Madeleine d’Hitchcock et celle de Proust, on peut aussi remarquer la coïncidence qui, à une lettre près, donne à celle-ci le nom du peintre fictif de la Recherche : Elster/Elstir.
[27] R. Barthes, Sur Racine, dans Œuvres complètes II (1962-1967), éd. E. Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 59.
[28] Chantal Akerman, « Une jeune cinéaste lit Proust », 29 janvier 2013. L’entretien est consultable sur le site du Collège de France (page consultée le 29 juillet 2018).
[29] Ch. Akerman, Ma mère rit, Paris, Mercure de France, « Traits et portraits », 2013, p. 112.