Barbara Dürer, 1514.
- Helmut Puff
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      Demeure donc un paradoxe qui court dans tout le complexe ensemble formé par la mort et la commémoration au XVIe siècle. Faire mémoire – qu’il soit question de la mémoire de sa mère morte, du Christ ou de l’artiste – se fonde sur de la différence et de la distance. Mais comment peut-on construire un lien entre les morts et les vivants, le passé et le présent, l’artiste et le spectateur ? Pour traiter du deuil et empêcher que les lecteurs, les destinataires ou les spectateurs ne s’égarent, Dürer a entrelacé un très grand nombre de couches sémantiques, écriture ou images, qui inscrivent l’individualité dans l’exemplarité et vice versa. La réforme protestante a sans doute contraint les discours possibles sur la relation aux morts ; elle a créé en même temps des canaux nouveaux pour préserver la memoria des morts, comme le sermon funéraire. Mais elle n’est pas sortie de ce paradoxe fondamental.

 

* * *

 

      Quand Albrecht Dürer mourut après une longue maladie à l’âge de cinquante-six ans, le six avril 1528, le conseil n’avait lié le destin de la ville à la Réforme luthérienne que depuis trois ans. On sait que l’artiste a soutenu la Réforme à ses débuts, mais nous ne savons pas s’il s’en est détourné au moment de sa consolidation à Nuremberg, comme ce fut le cas de son ami Willibald Pirckheimer [79]. Durant les années 1520, Nuremberg continua à subir des transformations religieuses radicales qui laissèrent une marque profonde dans les rituels entourant la mort. Quand Dürer compose le récit de la mort de sa mère en 1524 pour la chronique familiale, il mentionne seulement un sacrement, par opposition à « tous les sacrements », expression qu’on trouvait dans le mémorial [80]. Ce changement pourrait bien signaler ses inclinations réformatrices ; après tout, Luther avait réduit le nombre de sacrements de façon significative, révoquant entre autres l’extrême-onction – Dürer le savait bien [81]. Il n’existe pas de récit du passage de Dürer de la vie à la mort, et en tout cas rien de comparable au complexe portrait qu’il avait écrit à propos de sa mère quatorze ans plus tôt. Cependant, ce que nous savons de la mort de Dürer et de la manière dont le souvenir en a été gardé nous donne au moins une idée de la façon dont le luthéranisme avait modifié et conservé les façons de vivre et de mourir.
      Nous ne savons par exemple pas qui était présent au moment de sa mort. On peut imaginer que sa femme, Agnès, l’assista par la prière, comme Dürer l’avait fait pour sa mère mourante et comme cela restait l’usage dans l’Allemagne luthérienne [82]. Le vœu conventionnel d’une réunion des vivants et des morts – qui correspondait à une vue que Dürer avait embrassée en 1502, puis de nouveau en 1514 – n’était plus en accord avec l’art de mourir protestant ; mourir était devenu une affaire plus solitaire. Dürer a peut-être reçu la communion, comme sa mère. Il est cependant improbable qu’un homme d’église lui ait administré l’extrême-onction sur son lit de mort [83]. Plus encore, dans la fin des années 1520, les indulgences, comme celle que Dürer avait acquise pour sa mère, étaient l’objet d’un anathème dans la Nuremberg protestante – il s’agissait d’une pratique papiste dans l’opinion des pamphlétaires qui avaient inspiré la Réforme. Les intercessions destinées aux morts ne portaient plus la promesse d’alléger les péchés. Désormais, chaque fidèle était sommé de reconnaître qu’il était inexorablement pécheur – cette reconnaissance essentielle était seulement tempérée par sa foi en son salut par le Christ.
      La seule manière dont nous pouvons nous approcher de la mort de Dürer telle qu’elle eut lieu est une remarque que Pirckheimer fait dans une lettre à un ami, où il attribue le déclin rapide de Dürer à la cupidité d’Agnès [84]. Si cela est vrai – et il y a de bonnes raisons d’être prudent ici –, Dürer eut une mort pénible, même si les épreuves qu’il subit furent différentes de celles de sa mère. Souvenons-nous, néanmoins, que se demander si Dürer mourut en protestant ou en catholique, c’est se poser la question dans les termes de la génération suivante – c’est, pour le dire autrement, surimposer un confessionnalisme bien étayé au paysage, différent, des années 1520, où les identifications étaient plus souples [85]. Dans tous les cas, quand en 1538, Agnès mourut sans enfants, son testament stipulait qu’une bourse fût créée en mémoire de son regretté époux pour permettre aux enfants d’artisans d’aller étudier à l’université de Wittenberg, centre de la théologie luthérienne [86].
      Si les derniers moments de Dürer ne firent l’objet d’aucun récit, il est certain que la nouvelle de sa mort fut, elle, diffusée. Pendant sa vie, la carrière de l’artiste avait inspiré un intérêt sans précédent ; il n’est pas étonnant que la fin de sa vie ait été une nouvelle digne qu’on la fasse circuler. Ce fils d’artisan aisé fut beaucoup commémoré, sinon même transformé en monument, en vers élégants comme en prose, forgés pour résister à l’oubli des hommes. Les plus grands humanistes du nord, de Nuremberg et d’au-delà – Eobanus Hessus, Philipp Melanchthon et Caspar Peucer, entre autres – composèrent en latin des panégyriques de l’artiste. Hans Sachs, le cordonnier-poète de Nuremberg, et d’autres écrivains commémorèrent ses exploits en langue vernaculaire [87]. Si les commentateurs avaient loué son art comme un symbole de son âge, sa mort portait aussi la marque de temps troublés. Eobanus Hessus composa une série de poèmes funéraires en l’honneur de Dürer – l’ouvrage est l’objet d’une mention dans ses œuvres dès le lendemain de la mort de Dürer [88]. « Tout ceux qui seront célèbres dans ton art pleureront, c’est l’honneur qu’ils te doivent », écrivit-il, forgeant un lien imaginaire entre le défunt et les futures générations de dessinateurs, de graveurs et de peintres (Lugebunt quicunque tua sunt arte futuri/Illustres, honor est debitus ille tibi) [89]. Willibald Pirckheimer publia les fragments de Vier Bücher von menschlicher Proportion (les quatre livres du Traité des proportion du corps humain) en 1528, l’année de la mort de Dürer, encadrant son édition posthume de paratextes élégiaques [90]. Les traductions de Joachim Camerarius diffusèrent l’héritage du théoricien des arts qu’était Dürer parmi les humanistes, dans toute l’Europe – la publication entreprise comprenait une des premières vitae d’un artiste au nord des Alpes [91]. Si « Albertus Durer Noricus », Albrecht Dürer de Nuremberg, comme il se nommait lui-même avec fierté, avait aspiré à ce qu’on le reconnaisse comme un humaniste parmi les humanistes, la fureur poétique que sa mort déclencha le mit au centre de la scène, comme un primus inter pares [92]. De son vivant déjà, il était devenu un exemple de premier choix pour montrer jusqu’où les studia humanitatis étaient allées. Mais sa vie et son œuvre suscitèrent, après sa mort, un enthousiasme qui ne se démentit pas. Même la chronique familiale qu’il avait écrite fut copiée avec avidité [93].
      De fait, Dürer devint une sorte de saint laïque. Les reliques de son corps mortel furent chéries avec une dévotion extrême. Le 8 avril 1528, deux jours après sa mort, ses étudiants coupèrent une boucle de ses cheveux. Le peintre Hans Baldung Grien fut le premier auquel ce trésor fut confié – il est aujourd’hui à Vienne [94]. Plus frappant encore, selon Christoph Scheurl, le corps de Dürer fut déterré un jour après les funérailles, afin de pouvoir mouler un masque mortuaire [95]. Cette empreinte de ce à quoi ressemblait Dürer après sa mort ne nous est pas parvenue. Il est donc impossible de savoir si son expression égalait dans la mort la douceur des traits de sa mère, qu’il avait décrite. Il n’est pas besoin de le dire, cette perte est la nôtre – et elle perdurera.

 

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[79] Voir Albrecht Dürer, « Tagebuch der Reise in die Niederlande », dans Rupprich, Schriftlicher Nachlass, pp. 148-202, avec la célèbre « Klage um Luther », pp. 170-72. Sur l’authenticité du passage, voir Sahm, Dürers kleinere Texte, Op. cit., pp. 170-182. Voir Gerd Unverfehrt, Da sah ich viel köstliche Dinge: Albrecht Dürers Reise in die Niederlande, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2007, pp. 176-80.
[80] Dürer, « Familienchronik », Op. cit., p. 31; Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37.
[81] Reinhard F. Timken-Zinkann, Ein Mensch namens Dürer: Des Künstlers Leben, Ideen, Umwelt, Berlin, Gebr. Mann, 1972, p. 15.
[82] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37: « Ich pettet jr for ». Voir aussi Koslofsky, The Reformation of the Dead, 3, Op. cit., pp. 106-107 et 157.
[83] Voir Price, Albrecht Dürer’s Renaissance, Op. cit., p. 26. Price a traité in extenso de la mort de Dürer dans le chapitre introductif de son livre.
[84] Dans « W. Pirckheimer an Johann Tschertte », Nuremberg, Novembre 1530, dans Rupprich, Schriftlicher Nachlass, p. 284.
[85] Price parle d’une « mort chrétienne humaniste » (Price, Albrecht Dürer’s Renaissance, Op. cit., p. 22).
[86] Ibid., pp. 7-9.
[87] Rupprich, Schriftlicher Nachlass, Op. cit., pp. 305-306, et pp. 319-324.
[88] Ibid., pp. 298-303 et pp. 279-280.
[89] Ibid., p. 300. Voir aussi Helius Eobanus Hessus, « In morte consumatissimi pictoris Alberti Dureri Nurembergensis Epicedion » dans Wilhelm Kühlmann (éd.), Humanistische Lyrik des 16. Jahrhunderts, Francfort, Deutscher Klassikerverlag, 1997, p. 282.
[90] Ibid., pp. 303-304.
[91] De symmetria partium in rectis formis humanorum corporum, Nuremberg, dans Aedibus viduae Durerianae, 1532 et De varietate figurarum, Nuremberg, Hieronymus Formschneider, 1532. Rupprich, Schriftlicher Nachlass, Op. cit., pp. 307-312. Sur Camerarius, voir Frank Baron (éd.), Joachim Camerarius (1500-1574): Beiträge zur Geschichte des Humanismus im Zeitalter der Reformation, Munich, Wilhelm Fink, 1978.
[92] Sur la gravure Adam et Eve de 1504, voir Bartrum, Albrecht Dürer and His Legacy, Op. cit., pp. 150-151.
[93] Dürer, « Familienchronik », Op. cit., pp. 27-28.
[94] Rupprich, Schriftlicher Nachlass, Op. cit., p. 251. Voir Ernst Reibel, « Apelles Germaniae–Koordinaten von Leben und Kunst », dans Schröder and Sternath (éd.), Albrecht Dürer, pp. 24-25.
[95] Ibid., pp. 297-98.