Barbara Dürer, 1514.
- Helmut Puff
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Fig. 3. A. Dürer, La Mère de l’artiste, 1514

      La comparaison du Gedenkbuch avec ce qu’on appelle la chronique familiale, ou « Familienchronik », datée de 1524, est instructive [24]. Dans cette chronique familiale plus tardive, Dürer nota des informations concernant l’histoire de sa famille dans une « ricordanza » ou « Hausbuch » – c’était un genre relativement commun dans les familles patriciennes de Nuremberg, bien que rare dans le milieu des artisans[25]. La chronique familiale recueillait des informations importantes pour les vivants mais aussi pour les futurs membres de la famille ; parmi ces informations, on trouvait le nom des ancêtres, les lieux d’origine et d’habitation, les dates de naissance, de baptême et de mort et, à l’occasion, des anecdotes racontées d’une façon très factuelle. Comme telle, elle s’appuyait sur les notes archivées dans le mémorial, ainsi que, peut-on penser, sur des souvenirs et des documents. De fait, l’artiste se réfère dans la « Familienchronik » à des précurseurs [26]. Nous aurions donc des informations sur ce qu’on appelle le « Gedenkbuch », même si le folio en question ne nous était pas parvenu. Pour la « Familienchronik », l’auteur reprend les mêmes informations, dans un format narratif homogène. Par exemple, les mentions des morts des membres de la famille se terminent systématiquement par un « Amen » conventionnel. Il a supprimé ce qui semblait superflu – comme la mention de la comète. Le fait que l’observation sur l’expression paisible de Barbara Dürer apparaisse dans le mémorial mais pas dans la chronique familiale est cohérent avec la logique de chacun des deux textes.
      Dans le mémorial de Dürer, l’agonie de Barbara Dürer devient une occasion de relire sa vie comme un chemin de souffrance personnelle. Le lecteur apprend que deux ans après la mort de son époux, elle emménagea dans la maison de son fils, où pendant neuf ans elle mena une vie plutôt solitaire, marquée par la faiblesse physique et la maladie : « Dans sy het kein gesunde czeit nie noch meines vaters tot » (« Après la mort de mon père, elle ne fut plus jamais en bonne santé ») [27]. Le retour en arrière alors effectué embrasse l’ensemble de la vie adulte de Barbara. Dürer rapporte qu’elle donna le jour à dix-huit enfants (trois d’entre eux atteignirent l’âge adulte) ; elle survécut à plusieurs maladies qui mirent sa vie en danger, jusqu’à ce que dans son vieil âge elle contractât une maladie – dont le nom ne nous est pas donné – à laquelle elle résista pendant un an avant d’y succomber. La perspective narrative fait par conséquent de sa mort le point culminant d’une vie de douleurs. La mort de Barbara Dürer, « jr tot » – « sa mort » - est la summa d’une vita.
      La description de la vie d’un individu comme progression vers sa fin invite à croiser le récit du mémorial avec l’émouvant portrait de Barbara Dürer âgée, au seuil de la mort (fig. 3) [28]. Le dessin porte une inscription qui le date du 19 mars 1514, environ deux mois avant sa mort. Cette représentation d’une femme marquée par la maladie et par la souffrance est caractérisée sur le feuillet comme celle d’une personne particulière, bien qu’elle ne soit pas appelée par son nom : « Daz ist Albrecht Dürers muter, dÿ was alt 63 jor » (« Ceci est la mère d’Albrecht Dürer, qui avait soixante-trois ans »). L’artiste compose l’inscription qui figure sur le dessin à ce moment-là, avant de le mettre à jour après le 16 mai 1514, y ajoutant la date de sa mort [29]
      Ce portrait, avec sa physionomie sculptée – le haut du corps reste à l’état d’esquisse – est à la fois un instantané et un mémorial. Tout se passe comme si les rides et les marques profondes sur son visage portaient l’empreinte du temps et pouvaient rendre cette vita plus proche [30]. Mais la bouche de Barbara est fermée ; le regard de la vieille femme se détourne du spectateur – il est dirigé vers quelque lieu lointain [31]. Erwin Panofsky a attiré l’attention sur les yeux dissemblables : cette différence contribue à rendre insaisissable l’objet de ce regard intense [32]. En même temps, l’effet du dessin est souligné par le fait qu’il participe d’un réseau de références, auquel appartiennent des écrits, des images et des inscriptions – on a affaire à un processus de « mémorialisation » que Dürer a produit, établi, et modelé.
      La douleur isole ; la souffrance relie. De la même manière que les affres de la mort de Barbara Dürer apparaissent comme la synthèse de l’histoire de sa vie, la documentation sur la mort que le mémorial fournit sert de modèle – c’est à dire d’exemple d’une vie et d’une mort chrétiennes. Dans le « Gedenkbuch », la mère mourante joue le rôle d’un autre soi – pour reprendre la formule de Christian Kiening – ou, comme dans ce cas, d’un alter ego étroitement apparenté [33]. Selon Albrecht, Barbara Dürer endura stoïquement les nombreuses épreuves de son existence. Après la mort de son mari, elle se consacra essentiellement à la prière et à des œuvres pieuses et bonnes. Elle se mit à instruire ses frères chrétiens, et en particulier ses enfants [34]. Dürer fait de sa mère un portrait stylisé : celui d’une pieuse veuve chrétienne. Le terme « veuve » apparaît dans la section consacrée à la mort de son père ; l’adjectif « pieux » apparaît de nombreuses fois, de façon posthume, comme pour célébrer la personne qui vient d’être décrite [35]. Quand sa dernière heure fut venue, elle prit sur elle d’exhorter son fils à se préparer à sa propre mort par « schöner ler » (« une bonne instruction »), en l’admonestant et en lui conseillant d’éviter le péché. L’anecdotique est mêlé à l’exemplaire. Dans le mémorial, la vie de Barbara Dürer, vie de souffrance, se transforme en une propédeutique pour la vie humaine prise comme progression vers la mort. L’exemplum est d’autant plus convaincant qu’il s’agit d’une humble femme au foyer [36].
      Des traits exemplaires sont ainsi accordés à la mort de Barbara Dürer. Toutefois, la mort était un reflet de la vie de chacun – c’est du moins ce que l’on croyait. En ce sens, aucune mort ne ressemble à une autre. Cependant, ce dont Barbara avait fait l’épreuve, l’auteur du texte en ferait inévitablement l’épreuve aussi. La mort, et le fait de mourir, agissaient donc comme une incitation à observer méticuleusement, et à apprendre par l’observation. Tout chrétien devait apprendre cette ultime leçon : comment bien mourir. Ce n’est pas par hasard que la méditation de Dürer trouve son point culminant dans un « ich awch » plein d’emphase ; « moi aussi » : « Got der her verleich mir, daz ich awch ein selichs ent nem » (« Que le Seigneur Dieu m’accorde à moi aussi une fin bénie ») [37].
      Mourir courageusement relie les générations. Dans cette généalogie de la mort, chaque détail justifie une attention et une documentation scrupuleuse. La communication via la perception sensible se révèle décisive, en particulier dès lors que les mots peuvent manquer au mourant, comme ce fut le cas pour Barbara Dürer. Dans ses derniers moments, elle « aperçut » une vision que celui qui se tenait à ses côtés pour la soigner ne put pas voir, « quelque chose d’effrayant », et cela se passait à un moment où elle ne communiquait plus par la parole (« vnd het doch for lang nit gerett » ; « pendant longtemps, elle n’avait pas parlé ») [38]. Et pourtant, dans le récit, la perception du fils fait écho à celle de la mère ; « il vit aussi », écrit-il, en utilisant le même mot allemand « sach » employé pour décrire la vision de sa mère, une ligne en dessous de cette première mention. Dürer utilise le verbe une troisième fois quand il résume le caractère chrétien de sa mère, « Item jr meinst frewd ist albeg gewest, von got zw reden, vnd sach gern dy er gottes » (« parler de Dieu fut toujours son plus grand bonheur, et elle contemplait (sach) avec joie l’honneur de Dieu ») [39]. En outre, sa douleur se reflète dans la douleur de son fils : « Do fan hab jch solchen schmerczen gehabt, daz jchs nit aws sprechen kan » (« J’en éprouvais de telles douleurs que je ne pouvais l’exprimer »), écrit Dürer à propos du moment où son épreuve à elle est terminée [40]. De nouveau, un mot, « schmerczen » (« douleurs ») est utilisé deux fois, entrelaçant le départ de Barbara dans la douleur (« verschid mit schmerczen ») avec la lamentation de l’artiste sur le fait qu’elle soit passée dans l’autre monde – un pont est ici jeté au-dessus de ce qui, ultimement, constitue toujours la suprême séparation : la mort.
      L’interaction intime entre la mère et le fils paraît dominer le récit de la mort de Barbara Dürer. Le lit de la vieille femme infirme avait été dressé au centre de la maison, nous l’avons lu plus tôt ; cependant, les autres membres de la maisonnée dont on peut penser qu’ils ont été témoins de la scène de sa mort sont laissés dans l’ombre par le récit. Quand le père de Dürer mourut en 1502, seule une servante était présente. Dans les limites du passage sur la mort de sa mère, les autres sont cantonnés aux prières pour la famille.

 

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[24] Dürer, « Familienchronik », pp. 27-34.
[25] Voir Urs Martin Zahnd, Die autobiographischen Aufzeichnungen Ludwig von Diesbachs : Studien zur spätmittelalterlichen Selbstdarstellung im oberdeutschen und schweizerischen Raume, Berne, Burgerbibliothek, 1986, pp. 279-377. Pour Florence, voir Mark Phillips, The "Memoir" of Marco Parenti : A Life in Medici Florence, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1987, pp. 33-37. Pour Nuremberg, voir Andrea Kammeier-Nebel, « Der Wandel des Totengedächtnisses in privaten Aufzeichnungen unter dem Einfluß der Reformation », dans Das dargestellte Ich, pp. 93-116. Kammeier-Nebel tisse une toile de fond à partir d’un large corpus d’ego-documents – sans inclure Dürer. Elle montre comment à la fin du XVIe siècle, l’expression émotive du chagrin lors de la mort de membres de la famille se fait plus commune.
[26] Sahm met en évidence le fait que la référence à « l’autre livre » n’indique pas forcément que l’ensemble du livre était consacré à ce types de notes, comme Rupprich et d’autres l’ont supposé. De fait, elle suggère que ce livre ait pu être un livre de compte (Sahm, Dürers kleinere Texte, Op. cit., pp. 26-28).
[27] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37.
[28] Berlin, Kupferstichkabinett, KdZ 22 (422 x 306 mm). Voir Roth, Dürers Mutter, Op. cit., pp. 24-25.
[29] Il ne s’agit pas du seul cas dans l’œuvre de Dürer. L’artiste composait des inscriptions sur certaines de ses œuvres après les avoir terminées, et il mettait à jour les descriptions et les complétait. Le portrait de son maître, Michael Wolgemut, âgé de quatre-vingt-deux ans, fournit un exemple comparable : peint en 1516, il est complété par une note contenant des informations sur sa mort en 1519 (voir Roth, Dürers Mutter, Ibid., pp. 30-31).
[30] Pour une analyse du point de vue médical, voir Wolfgang Pirsig, « Dürers Mutter – aus ärztlicher Sicht », dans Dürers Mutter, Op. cit., pp. 17-22.
[31] C’est vrai des peintures de femmes de Dürer en général, qu’il s’agisse de portraits ou de représentations de saintes.
[32] Erwin Panofsky, The Life and Art of Albrecht Dürer, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1955, p. 171.
[33] Christian Kiening, Das andere Selbst : Figuren des Todes an der Schwelle zur Neuzeit, Munich, Wilhelm Fink, 2003.
[34] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37 : « vnd jr meinster geprawch was vill in der kÿrchen, vnd stroffet mich albeg fleisig, wo jch nit woll handlet. Vnd sÿ het albeg meing vnd meiner prüder gros sorg for sünden, vnd jch ging awz oder ein, so was albeg jr sprichwort: ‚ge jn dem nomen Cristo!‘ Vnd sy tette vns mit hohem fleis stettiglich heilige vermanung, het albeg grosse sorg vür vnser sell. Vnd jre gute werck vnd barmherzikeit, dy sy gegen jderman ertzeigt hat, kan jch nit gnugsam anczeigen und jr gut lob ».
[35] Ibid., pp. 36-37.
[36] Ce point est explicité dans Johannes von Staupitz, « De imitanda morte Jesu Christi libellus », dans J.K.F. Knaake (éd.), Johann von Staupitzens sämmtliche Werke, vol. 1 : Deutsche Schriften, Potsdam, Krausnick, 1867, p. 78. Sur ce thème, voir Caroline Walker Bynum, Fragmentation and Redemption : Essays on Gender and the Human Body in Medieval Religion, New York, Zone Books, 1991. A propos de la mort, voir Lucinda M. Becker, Death and the Early Modern Englishwoman, Aldershot, Ashgate, 2003, p. 33. Klaus Staeck, dans une affiche de 1971, année du cinq-centième anniversaire de la naissance de Dürer, utilisa le célèbre dessin de Barbara Dürer, y ajoutant le texte suivant : « Würden Sie dieser Frau ein Zimmer vermieten ? » (« Loueriez-vous une chambre à cette femme ? »), faisant ainsi d’une physionomie individuelle célèbre un exemplum de la femme âgée et malade. Voir Roth, Dürers Mutter, Op. cit., p. 176. L’artiste américain Robert Arneson utilisa le dessin de Dürer à l’appui d’une critique des idéaux modernes de la beauté dans « Mother Dürer’s » (1979), une sculpture de terre cuite présentée au Metropolitan Museum à New York.
[37] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37.
[38] Ibid.
[39] Ibid.
[40] Ibid.