Barbara Dürer, 1514.
- Helmut Puff
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Fig. 6. Anonyme, La Mort de Crescentia
Pirckheimer
, 1504

Fig. 7. A. Dürer, Tête de Christ mort, 1503

      Les souffrances du Christ sont un thème constant dans l’art de mourir. Dans un livre qui constitue la source de nombreux traités de l’ars moriendi, l’Opus tripartitum de Jean Gerson – dont la troisième partie enseigne « l’art de tous les arts », à savoir l’art de bien mourir –, le chancelier de l’Université de Paris recommande de réconforter le mourant par une image du Christ sur la croix (ou par celle d’un saint) [52]. Des traités de la mort chrétienne en langue allemande aussi largement copiés que le Kunst des heilsamen Sterbens (Art de la mort salutaire) de Thomas Peuntner s’appuyaient entre autres sur Gerson, et donnaient des conseils pratiques pour le mourant et ses proches [53]. Le fait de modeler sa vie et sa mort d’après le Christ est resté encore au XVIe siècle l’objet des préoccupations de la théologie des dévotions. En 1515, Johann von Staupitz consacra un traité entier à ce problème, sous le titre programmatique Buchlein von der Nachfolge des willigen Sterbens Christi (Traité de l’imitation de la mort consentie du Christ). Avec une ferveur pleine d’affects, Staupitz aborde le thème de la mort sous l’angle privilégié de la crucifixion du Christ. Toutes les épreuves que peut affronter un homme en mourant ont été préfigurées dans la Crucifixion, selon Staupitz ; l’exemple du Christ – qui mena une vie d’actions, de souffrance et de mort – est un don inspiré que Dieu a fait au genre humain. Au lieu de mettre une confiance erronée dans sa propre vertu en face de Dieu, le fidèle doit par conséquent apprendre du Christ comment mourir, et ceux qui entourent les mourants doivent soutenir de son exemple ceux dont ils ont la charge [54].
      Staupitz n’est plus un nom universellement connu ; mais il était à l’époque le spiritus rector de la sodalité de Nuremberg nommée d’après lui, la sodalitas Staupitzana, dont Dürer était membre. En tant que vicaire général des Augustins réformés, il était aussi le mentor d’un autre moine, Martin Luther, en l’honneur duquel ce même cercle d’humanistes changea son nom en sodalitas Martiniana. En réalité, quand on lui demanda en 1519 de proposer ses réflexions sur l’art de mourir, Luther recommanda le traité de Staupitz, avant de composer le sien la même année. Il s’agit d’un traité intitulé : Ein Sermon von der Bereitung zum Sterben (Un sermon sur la préparation à la mort) [55] – il retourna plusieurs fois à ce sujet au cours de sa carrière [56]. La consolation écrite par Luther travaille des thèmes coutumiers de la littérature de l’ars moriendi : l’auteur insiste sur la nécessité de se préparer à la mort tant que l’on est encore en bonne santé. Suivant Staupitz et beaucoup d’autres, il présente la mort comme un moment d’épreuve ou « anfechtung » (impugnatio) ; par conséquent, les fidèles doivent s’armer par avance contre les forces du mal qu’ils rencontreront lors de leurs derniers moments [57]. Cependant le centre de ce traité concerne la psychologie des mourants, qui sont, selon Luther, face à de grands périls. Ils ont tendance à ressasser leurs péchés, à désespérer, et, de là, à fournir au diable des proies faciles. Il est bon de passer du temps à méditer sur ses péchés durant sa vie ; en revanche, ruminer ses péchés au seuil de la mort met le fidèle en danger, soutient Luther. Il vaut mieux répondre à la mort imminente de quelqu’un en mettant en avant que, grâce au sacrifice du Christ, chaque chrétien peut être sauvé :

 

Vous ne devez pas regarder le péché dans les pécheurs, ou dans votre conscience, ou en ceux qui demeurent dans le péché jusqu’au bout et sont damnés. Si vous faites ainsi, vous les suivrez assurément et vous serez vous aussi vaincus. Vous devez en détourner vos pensées et regarder le péché seulement dans la perspective de la grâce. Gravez cette vision en vous-mêmes de toutes vos forces et gardez-là devant vos yeux. La vision de la grâce n’est autre que celle du Christ sur la croix et de tous ses saints [58].

 

Les images du Christ en croix, qu’il s’agisse de visions intérieures ou d’œuvres d’art, fournissent un antidote nécessaire ; elles délivrent le fidèle d’une fixation sur le péché qui lui est nuisible au moment de mourir. Pour Luther, elles fonctionnent comme une image distanciée de soi et promettent de fortifier la confiance du fidèle en son salut. Cependant, pour la servante de Pirckheimer sur les genoux de laquelle une de ces « croix » était tombée un jour, le crucifix était un mauvais présage ; elle avait insinué en elle la peur de la mort précisément parce que ces croix évoquaient la scène de mort : « Vnd sy was so betrübt trum, daz sy weinet vnd ser klackte; wan sÿ forcht, sy müst dorum sterben » (« et par conséquent elle était tellement accablée de douleur qu’elle pleurait et se lamentait grandement car elle pensait qu’elle devrait mourir à cause de cela ») [59].
      Ces traités religieux sur la mort font écho aux images de mourants de la fin du Moyen Age. Dans les arts de bien mourir illustrés – il s’agit de livres imprimés qui ont eu une grande influence, et l’un d’eux fut imprimé à Nuremberg en 1473 – le Christ en croix apparaît dans le récit imagé au moment où le mourant triomphe des démons et des épreuves [60]. Une peinture commémorant les derniers moments de Crescentia Pirckheimer (morte en 1504), épouse de Willibald Pirckheimer – patricien qui fut le mentor et l’ami de Dürer – confirme la pratique qui consistait à apporter des images aux mourants : comme dans les gravures des artes moriendi, l’artiste anonyme a représenté la mort comme un événement qui met en jeu la communauté, saisissant le moment où Crescentia Pirckheimer passe dans l’autre monde. Elle gît dans son lit, et elle est entourée de femmes et d’hommes, membres de la maisonnée et du clergé (cependant, contrairement à ce que l’on trouve dans les ars moriendi illustrés, il n’y a pas de démons). Alors que sa vie s’enfuit, la mourante tient un crucifix dans sa main gauche (fig. 6) [61].
      A partir de cette perspective christocentrique sur la mort, on peut réévaluer les liens existant entre le récit fait par Albrecht Dürer de la mort de sa mère et de ses tentatives dans le domaine pictural, qui, au sens le plus fort du terme, mélangent l’image de l’artiste comme homme-type à celle du Christ. Ce motif de l’œuvre de Dürer est développé à travers des media variés (peinture, gravure, dessin), durant la quasi totalité de sa vie. De L’Homme de douleurs de Karlsruhe, qui date de 1493, à l’autoportrait de 1500, et au dernier dessin de Dürer en homme de douleurs en 1522, les allusions à la Passion jouent un rôle central dans cet ensemble. Le memento Christi et le memento mei sont fréquemment réunis par la souffrance et le deuil. Me(m)ento mei est l’inscription que Dürer a insérée sur un dessin au fusain représentant la Mort à cheval, datant de 1505 [62]. Dans de nombreuses représentations, Dürer transforme le corps vieillissant, souffrant et mourant en un monument, symbole du dialogue entre l’humanité du Christ et la condition humaine d’après la Chute. En 1503, année qui suit la mort de son père et qui voit une épidémie se répandre à Nuremberg, il désigne deux dessins au fusain comme le produit de sa propre maladie. L’un des dessins figure la tête d’un homme défiguré par la douleur ; l’autre la tête du Christ après sa mort, ornée de la couronne d’épines (fig. 7). Sur le second, dont le thème est christologique, l’artiste a ajouté une inscription faisant référence à sa propre maladie « Die 2 angesicht hab ich uch erl… (?) gemacht in meiner Kranckeit » (« J’ai fait ces deux figures pour vous… quand j’étais malade ») [63].

 

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[52] Grégoire le Grand, « Regulae Pastoralis », dans PL 77, p. 14: « ars artium ». Sur l’Opus tripartitum: Praesentetur informo imago Crucifixi vel alterius Sancti quem sanus et incolumis specialiter venerabatur de Jean Gerson, voir l’introduction de Rainer Rudolf à Thomas Peuntner, « Kunst des heilsamen Sterbens » nach den Handschriften der Österr. Nationalbibliothek, Berlin, Erich Schmidt, 1956, p. 64.
[53] Thomas Peuntner, Kunst des heilsamen Sterbens, p. 45.
[54] Staupitz, « De imitanda morte », p. 73 : « wer nicht von Christo sterben lernet, der kans nymmer mehr » (« Qui n’apprend pas à mourir du Christ ne possèdera jamais cet art »).
[55] Martin Luther, « Ein Sermon von der Bereitung zum Sterben », dans Martin Luthers Werke: Kritische Gesamtausgabe, Weimar, Böhlau, 1884, t. 2, pp. 685-697 (désigné ensuite comme WA). Une des premières copies fut imprimée à Nuremberg (voir introduction à « Ein Sermon », p. 681).
[56] Voir Martin Luther, « Ob man vor dem Sterben fliehen möge » (1527), dans WA, Weimar, Böhlau, 1901, t. 23, pp. 323-386 ; Luther, « Vorrede zu der Sammlung der Begräbnislieder » (1542), dans WA, Weimar, Böhlau, 1923, t. 35, pp. 478-483.
[57] Dick Ackerbom, « "… only the image of Christ in us": Continuity and Discontinuity between the Late Medieval ars moriendi and Luther’s Sermon von der Bereitung zum Sterben », dans Hein Blommestijn, Charles Caspers et Rijcklof Hofman (éd.), Spirituality Renewed : Studies on Significant Representatives of the Modern Devotion, Louvain, Peeters, 2003, pp. 209-272.
[58] Luther, « A Sermon on Preparing to Die », p. 104. « Alßo mustu die sund nit ansehen yn denn sundern, noch yn deynem gewissen, noch yn denen, die yn sunden endlich bliben vnd vordampt seyn, du ferest gewißlich hynach vnd wirst ubirwunden, sondern abkeren deyn gedancken unnd die sund nit dan yn der gnaden bild ansehen, und dasselb bild mit aller crafft yn dich bilden und vor augen haben. Der gnaden bild ist nit anders dan Christus am Creutz und alle seyne lieben heyligen » (Luther, « Ein Sermon von der Bereitung », p. 689).
[59] Dürer, « Gedenkenbuch », Op. cit., p. 37.
[60] Jochen Hesse, « Ars moriendi », dans Peter Jezler (éd), Himmel Hölle Fegefeuer: Das Jenseits im Mittelalter, seconde éd., Zurich, Schweizerisches Landesmuseum, 1994, pp. 262-265. Comme d’autres artes moriendi, l’édition de Nuremberg de 1473 de Hans Sporer contient onze gravures sur bois : cinq paires montrant les tribulations et la façon dont elles sont surmontées, et une image finale du Christ.
[61] Willehad Paul Eckert et Christoph von Imhoff, Willbald Pirckheimer: Dürers Freund im Spiegel seines Lebens, seiner Werke und seiner Umwelt, seconde éd., Cologne, Wienand, 1982, planche IV (Chapelle Saint Roch, Nuremberg). La peinture est faite probablement d’après une image de Dürer, qui a servi de modèle (voir Fedja Anzelewsky, Albrecht Dürer: Das malerische Werk, Berlin, Deutscher Verlag für Kunstwissenschaft, 1971, pp. 182-184).
[62] Albrecht Dürer, « La Mort à cheval », dessin au fusain (British Museum). Voir Giulia Bartrum, Albrecht Dürer and His Legacy: The Graphic Work of a Renaissance Artist, Londres, The British Museum Press, 2002, p. 156. La disposition des lettres sur trois lignes (ME / ENTO / MEI) sur le dessin rappelle une grille de mots, mettant au premier plan « me » et « mei », mais mettant aussi en évidence la dislocation du langage face à la mort. Dürer utilisa également cette inscription dans un dessin représentant Samson combattant les Philistins qu’il fit pour le tombeau de Georg Fugger dans l’église Sainte-Anne à Augsburg (sur ce point, voit Dürer Holbein Grünewald, pp. 148-49).
[63] Bartrum, Albrecht Dürer and His Legacy, Op. cit., pp.146-47.