Barbara Dürer, 1514.
- Helmut Puff
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traduit de l’anglais par Ariane Revel
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Fig. 1. A. Dürer, Gedenkbuch, v. 1514

Fig. 2. A. Dürer, Gedenkbuch, v. 1514

      « Vnd jm jrem tot sach sÿ fill liblicher, dan do sÿ noch daz leben hett » (« Dans la mort, elle semblait beaucoup plus douce que lorsqu’elle était encore en vie ») [1]. C’est avec ces mots qu’Albrecht Dürer, artiste de la Renaissance originaire de Nuremberg, conclut une note relatant les derniers mois de sa mère, Barbara – le récit commence au matin du 26 avril 1513, quand il faut forcer la porte de sa chambre (qu’elle ne pouvait plus ouvrir), et se termine avec sa mort, le 16 mai 1514. En réalité, Dürer revint sur sa description à plusieurs reprises. Au moment de terminer son récit, il fait cette imploration : « vnd daz vns der allmechtig got daz ewig leben geb. Amen » (« et que Dieu tout-puissant nous donne la vie éternelle. Amen ») [2]. Mais, usant de « plume et d’encre » différentes, Dürer ajoute à cette phrase de conclusion la note que nous venons de citer à propos de l’expression paisible de la défunte : « Dans la mort, elle semblait beaucoup plus douce que lorsqu’elle était encore en vie » [3]. L’absence de douleur dans la mort vient succéder, par ce dernier retournement, à l’agonie que Dürer avait décrite auparavant de façon extrêmement détaillée.
      On trouve le récit de la dernière année de Barbara Dürer dans ce qu’on nomme le mémorial, ou « Gedenkbuch » ; il s’agit d’un folio présentant des écrits et une illustration de la main de Dürer (figs. 1 et 2) [4]. La feuille de papier a dû faire partie d’un omnibus ou d’un ensemble de feuilles plus vaste, bien qu’aucun autre folio ne nous soit parvenu [5]. Le fragment constitue une sorte d’assemblage. Les éléments qui le composent – le récit de la mort de la mère n’en constitue qu’un (même s’il est de loin le plus détaillé) – ne forment pas un tout cohérent [6]. Premièrement, les deux pages que nous avons ici recouvrent des thèmes divers, qui sont liés entre eux de façon lâche, plutôt qu’étroitement ajustés ; deuxièmement, la charpente du texte, une fois dressée, a permis des ajouts et des extensions plus tardifs. Cette « incohérence » n’est pas la seule dans son genre. La structure du folio du mémorial de Dürer est comparable à celle d’autres textes de la Renaissance que leurs éditeurs modernes ont décrits comme des textes « autobiographiques » [7]. Les textes de ce genre n’accueillaient pas seulement des informations variées ; parfois, ils étaient aussi le produit d’un processus d’écriture en couches successives, comme c’est le cas ici. En somme, le mémorial donne à voir une composition thématique et temporelle ; il lui manque la rigueur et le caractère fini qu’on associe au terme « texte » dans le langage commun. Il fonctionnait comme un registre, comme une archive.
      Des textes comme le mémorial sont dirigés vers l’extérieur, et inscrivent les écrits d’une personne dans un réseau non-textuel d’actes et de liens humains. Néanmoins, il serait réducteur de voir ce document, ou d’autres similaires du début de la modernité, comme « perméables » ou « ouverts » à la sphère de l’interaction sociale, si nous ne prenions pas en même temps acte des ruptures internes, aussi infimes soient-elles, qui parcourent la structure du texte. La variation des registres sémantiques, pragmatiques… a laissé des traces dans le texte ; ce sont des marqueurs de différence, qui doivent être préservés pour l’analyse. Notre texte a bien évidemment été souvent exploité dans l’idée de trouver des informations sur la vie de Dürer ou sur les conditions sociales de cette période. Mais, trop souvent, cette approche a eu pour résultat de lisser les remous de sa surface. Dans le cas du mémorial de Dürer, ces signaux, ces vibrations, nous permettent de réfléchir aux réponses que le XVIe siècle a mises en œuvre face au deuil [8].
      L’année 1514, pendant laquelle Albrecht Dürer perdit sa mère, Barbara, constitue un moment extraordinaire dans l’histoire de la mort. Lorsque, dix ans plus tard, la ville de Nuremberg eut lié son sort aux réformes de Luther, beaucoup des liens qui avaient rattaché les vivants aux morts, dans l’Europe catholique, furent rompus. Le purgatoire, lieu du châtiment temporel des morts, n’existait plus, et la communauté des vivants et des morts s’était défaite dans les villes et les territoires protestants. Les vivants ne pouvaient plus alléger la souffrance des défunts par des prières ou des intercessions. Quand Dürer mourut en 1528, les conditions de la mort et du mourir – que ce soit en termes théologiques ou en termes de pratique religieuse – avaient par conséquent considérablement changé.
      Dans cet article, je discuterai l’idée de changements radicaux dans l’histoire de la mort, en mettant en avant les dynamiques culturelles qui persistent pendant toute cette période. Avant et après l’avènement du protestantisme, des scènes d’agonie mettent en œuvre des scénarios triangulaires liant les vivants, les mourants et le Christ. Comme nous le verrons, ces scénarios étaient fondés sur la proximité et la distance : ce que les mourants vivaient servait d’exemplum aux vivants, et les vivants cherchaient souvent à faire mémoire des vies des premiers après leur mort. Je mettrai ici en lumière tant les continuités que les changements dans l’histoire de la mort au XVIe siècle : je m’attacherai d’abord à la textualité du mémorial et aux nombreuses strates d’information qui sont prises dans ce récit. Dans un second temps, j’élargirai l’analyse en explorant les fonctions pragmatiques de ce texte, dans la mesure où elles soutiennent un scénario qui met en scène le fait de mourir. Dans un troisième temps, je prendrai en compte le rôle des images dans ces scénarios. J’aborderai enfin la mort de Dürer lui-même : ce que nous en savons permettra pour finir d’élucider l’idée d’un « art de mourir » protestant, qui émerge à ce moment-là. En organisant les différents contextes en cercles concentriques autour de ce seul texte, j’espère donner à mon lecteur un sentiment de distance : c’est la pré-condition requise pour voir clairement – même en face de la mort.
      La structure stratifiée du mémorial résulte d’abord des événements qui y sont rapportés. Ce folio rassemble des notes écrites pendant une certaine durée. Selon l’éditeur du texte, Hans Rupprich, les différents passages correspondent aux années 1502, 1503, 1506/07 et 1514. Dans le Gedenkbuch, Dürer relate la mort de son père, les présages dont il fut témoin (le miracle de la croix et une comète), et la mort de sa mère. Il établit également une liste de ses possessions. Même si l’on peut trouver des similitudes thématiques entre les différentes strates distinctes, les épisodes narrés ne forment pas un récit linéaire [9] . Le passage révélant la situation financière de l’artiste, pour prendre un exemple particulièrement frappant, défie toute description générale qui rassemblerait l’ensemble des sections dans la catégorie spirituelle. Ce passage contient un inventaire des gains accumulés par l’artiste grâce à son atelier, ainsi que les pertes subies du fait de débiteurs ou d’assistants déloyaux ; la liste est probablement dressée entre 1506 et 1508. La mort de son père laissait sûrement présager celle de Dürer, et faire ses comptes, qu’ils soient financiers ou d’une autre nature, faisait partie des actes prescrits à celui qui voulait préparer sa mort [10]. Mais ce passage n’est pas construit seulement autour de l’idée de préparation à la mort, il l’est aussi autour de la fierté tirée de biens honnêtement acquis [11].
      La meilleure façon de comprendre le Gedenkbuch est donc de le prendre comme une collection de memorabilia. A l’occasion, Dürer y incorporait des informations provenant d’autres personnes, tout spécialement quand ces informations complétaient les siennes [12]. Cependant, le fil qui relie les différents éléments de cette collection est qu’il s’agit d’informations d’importance, tant pour leur auteur que potentiellement pour d’autres personnes appartenant à son cercle immédiat – j’y reviendrai plus loin [13].

 

>suite

[1] Albrecht Dürer, « Gedenkbuch », dans Hans Rupprich (éd.), Schriftlicher Nachlass, vol. 1 des Autobiographische Schriften, Berlin, Deutscher Verein für Kunstwissenschaft, 1956, p. 37. The Writings of Albrecht Dürer, traduction de William Martin Conway, Londres, Peter Owen, 1958, p. 79. Une version légèrement modifiée de cet article a paru en anglais sous le titre « Memento Mori, Memento Mei: Albrecht Dürer and the Art of Dying »dans Lynne Tatlock (éd.) Enduring Loss in Early Modern Germany : Cross Disciplinary Perspectives, Leiden, Brill, 2010, pp. 103-132. Je tiens à remercier Arlette Farge pour m'avoir donné la possibilité de présenter ce travail à Paris dans son séminaire à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales ; Jean Hébrard pour son enthousiasme sans défaut et son regard critique ; Judith Lyon-Caen pour son accueil chaleureux ; Paulette Choné pour ses conseils avisés ; Florence Scheuer pour avoir lu ; et Rostom Mesli, enfin, pour m’avoir assisté si généreusement.
[2] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37.
[3] Ibid., p. 37.
[4] Ibid., pp. 35-38.
[5] Berlin, Kupferstichkabinett, Cim. 32 (311 x 215 mm), dernière édition dans Michael Roth, Dürers Mutter : Schönheit, Alter und Tod im Bild der Renaissance, Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, 2006, pp. 26-29 (avec illustrations sur les deux pages). Voir aussi Fedja Anzelewsky, « Kreuztragung aus dem Gedenkbuch », dans Dürer Holbein Grünewald : Meisterzeichnungen der deutschen Renaissance aus Berlin und Basel. Ostfildern-Ruit, Gerd Hatje, 1998, pp. 132-133. L’hypothèse que ce folio ait fait partie d’un ensemble plus vaste repose sur l’observation du fait que la première page de ce folio commence au milieu d’une phrase et sur l’existence de plusieurs marques de pagination. Heike Sahm a montré qu’un fragment portant des éléments de comptes est attaché au feuillet. Cela suggère que cette page commémorative s’est d’abord trouvée dans un livres de comptes, ce qui est commun pour ce type de notes (Roth, Dürers Mutter, « Vom Sterben berichten : Aufzeichnungen Albrecht Dürers im Kontext der spätmittelalterlichen Autobiographie und der ars moriendi », p. 45).
[6] Pour une analyse détaillée, voir Heike Sahm, Dürers kleinere Texte : Konventionen als Spielraum für Individualität, Tübingen, Niemeyer, 2002.
[7] La littérature sur l’histoire des autobiographies modernes est vaste, et elle continue de grandir. Les ouvrages qui suivent permettent de remettre mon interprétation en contexte : Stephan Pastenaci, Erzählform und Persönlichkeitsdarstellung in deutschsprachigen Autobiographien des 16. Jahrhunderts: Ein Beitrag zur historischen Psychologie, Trier, Wissenschaftlicher Verlag Trier, 1993 ; Winfried Schulze (éd.), Ego-Dokumente: Annäherung an den Menschen in der Geschichte Berlin, Akademie, 1996 ; Klaus Arnold, Sabine Schmolinsky et Urs Martin Zahnd (éd.), Das dargestellte Ich: Studien zu Selbstzeugnissen des späteren Mittelaltes und der frühen Neuzeit, Bochum: Winkler, 1999 ; Kaspar von Greyerz, Hans Medick et Patrick Veit, (éd.), Von der dargestellten Person zum erinnerten Ich: Europäische Selbstzeugnisse als historische Quellen (1500-1850), Cologne, Böhlau, 2001 ; Gabriele Jancke, Autobiographie als soziale Praxis: Beziehungskonzepte in Selbstzeugnissen des 15. Und 16. Jahrhunderts aus dem deutschsprachigen Raum, Cologne, Böhlau, 2002 ; Helga Meise, Das archivierte Ich: Schreibkalender und höfische Repräsentation in Hessen-Damstadt, 1624-1700, Darmstadt : Hessiche Historische Kommission, 2002.
[8] Cette enquête correspond à un élément d’une monographie en cours sur la textualité dans l’imagerie de la Renaissance allemande : « Pictorial Textuality: Text on Image in German Renaissance Art ». Voir également mon article « The Death of Orpheus (according to Albrecht Dürer) », dans Basil Dufallo et Peggy McCracken (éd.), Dead Lovers: Erotic Bonds and the Study of Premodern Europe, Ann Arbor, MI, University of Michigan Press, 2006, pp. 71-95 ; et « Violence, Victimhood, Artistry: Albrecht Dürer’s "The Death of Orpheus" », dans Mara Wade (éd.), Gender Matters, Amsterdam, Rodopi, à paraître.
[9] La partition entre les passages est indiquée par des marqueurs comme « Amen », qui conclut le récit du père d’Albrecht Dürer, comme le connecteur « Item daz nachfolget » (« Item qui suit ») pour introduire le passage sur ses possessions, et comme « Nun solt jr wissen » (« A présent il vous faut savoir »), formule par laquelle le passage sur sa mère débute.
[10] La liste est incomplète. Dürer comptait parmi les citoyens les plus riches de Nuremberg. Sur ce point, voir Sahm, Dürers kleinere Texte, pp. 34-36.
[11] Un même esprit est discernable dans le portrait écrit qu’il fait de son père (voir Dürer, « Familienchronik », dans Rupprich, Schriftlicher Nachlass, pp. 1-30).
[12] C’est le cas concernant les derniers moments de son père, auxquels Dürer n’assista pas, mais qu’il raconta en se fondant sur ce que les serviteurs lui dirent.
[13] Le fait que ce que nous possédions ne constitue qu’un fragment, auquel manquent une préface ou d’autres types d’éléments paratextuels, rend l’identification de l’adresse plus difficile encore.