Barbara Dürer, 1514.
- Helmut Puff
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Fig. 4. « Ars moriendi », v. 1475

Fig. 5. Le Moment de la mort, « Ars moriendi », v. 1475

      « La mort, écrit Philippe Ariès, est réglée par un rituel coutumier » [41]. Entre autres fonctions, le mémorial enregistre ces rituels tels qu’ils furent administrés au parent mourant ; ici, il s’agit d’une sorte de testament, portant témoignage des excellents soins qu’elle reçut (avec des implications possibles pour la mort future de Dürer lui-même). Barbara Dürer ne connut pas la mort soudaine qu’on craignait à la fin du Moyen Age ; une mors repentina, disait-on, laissait les hommes extrêmement vulnérables au moment où l’on avait le plus besoin de soutien. Un passage bien ordonné dans l’autre monde avait lieu en compagnie des vivants, appelés à fournir un soutien essentiel dans les affaires spirituelles aussi bien que corporelles. C’est ainsi que Barbara Dürer mourut, et c’est ce que le mémorial dit au lecteur.
      Comme on l’a remarqué plus haut, l’entrée de Barbara Dürer dans la maladie déclencha une multitude d’activités dans la maison dont elle faisait partie. Le matin où il fallut entrer de force dans sa chambre, elle fut transportée dans un lieu où elle pouvait être soignée et réconfortée lorsqu’elle en avait besoin [42]. Si on les interprète correctement, certains signes annoncent la mort imminente d’une personne ; ce fut le cas ce matin fatidique de 1513. Puisque sa mort paraissait imminente, elle reçut les derniers sacrements sans attendre, bien qu’elle ait vécu après plus d’un an [43]. Elle bénéficiait d’une indulgence pontificale plénière, note le « Gedenkbuch », destinée à la soulager de toute pénitence pour ses péchés au purgatoire ; elle reçut une boisson d’adieu liturgique. Après sa mort, Dürer pourvut aux plus belles funérailles qu’il put se permettre – ce sont quelques-uns des actes qui sont notés ici [44]. Ces passages ne témoignent pas simplement des soins prodigués par tout un foyer aux prises avec la mort d’un des siens (même si de façon remarquable, la plupart d’entre eux, parmi lesquels la femme de Dürer, Agnes, n’ont laissé aucune trace dans le récit) ; le récit, avec ses nombreuses mentions de gestes officiels, est lui même pris dans cette communauté. Par sa nette insistance sur le récit et la consignation des faits, le mémorial donne de Dürer le portrait de quelqu’un qui a pris un soin exemplaire de sa mère, et rend ce portrait visible à tout le cercle de ses « amis ». Le passage a indéniablement un ton apologétique. Son père mourut alors qu’Albrecht le Jeune était temporairement absent [45]. Mais il fut assidu au chevet de sa mère, nous dit-il, faisant ce qu’il pouvait pour l’accompagner dans son dernier voyage.
      Mais, en enregistrant ce qu’il observait, Dürer rassemble aussi les preuves de l’efficacité des rites religieux accomplis pendant ce moment de crise. Le départ de Barbara fut béni : l’expression de son visage en est la preuve évidente ; le mémorial commémore son passage chrétien dans l’autre monde, consignant cette vision fugitive pour le futur. Vu ainsi, il est possible que lieblich, que Dürer emploie pour décrire sa mère morte (traduite ici par douce ou paisible), n’indique pas seulement une qualité intérieure de paix après l’agonie et la mort, mais aussi le fait que, pour autant qu’on puisse le dire, Dieu a respecté sa part du marché.
      En tant que récit détaillé d’une mort individuelle, le mémorial de Dürer a peu de rivaux à son époque [46]. Entre autres choses, il ouvre une perspective rare sur les soins prodigués par les vivants à une personne au seuil de la mort. La description introduit par conséquent un souffle de vie dans les manuels d’ars moriendi (fig. 4), qui circulaient dans toute l’Europe de la fin du Moyen Age, exhortant leurs lecteurs à se préparer à la mort pendant leur vie. En même temps, le récit n’épargne pas à ses lecteurs les signes effroyables de l’envahissement de la vie humaine par la mort. Malgré une vie vécue selon les idéaux du christianisme (d’après le mémorial), malgré les préparations élaborées mises en œuvre par son fils (si nous suivons le récit de Dürer), le passage de Barbara Dürer vers l’au-delà ne se fit pas sans heurts. Sa mort fut visiblement difficile : peu avant de passer, elle perçut quelque chose d’horrible, écrit Dürer ; la mort la frappa deux fois. Plus encore, elle souffrit lors de ses derniers instants :

 

Sy ist awch hert gestorben, vnd jch merckt, das sÿ ettwas grawsams sach ; dan sy fortret das weichwassr, vnd het doch for lang nit gerett. Also prachen jr dy awgen. Ich sach awch, wÿ jr der tott zwen gros stos an hercz gab, vnd wÿ sy mund vnd awgen zw tet, vnd verschid mit schmerczen.

Aussi elle mourut difficilement, et j’ai noté qu’elle voyait quelque chose de terrifiant, car elle demanda de l’eau bénite, alors que, pendant longtemps, elle n’avait pas parlé. Immédiatement après ses yeux se voilèrent. Je vis alors comment la mort la frappa de deux grands coups dans le cœur et comment elle ferma ses yeux et sa bouche, et partit dans la douleur [47].

 

      A coup sûr, il ne s’agit pas de la belle mort que l’on attend en récompense d’une vie bonne. Dürer avait conclu la description du dernier voyage de son père par une considération communément admise : « Wan es ist nit müglich, der woll lebt, daz er vbell abscheid fon dÿser welt » (Car il n’est pas possible que celui qui a bien vécu s’en aille mal de ce monde, car Dieu est plein de compassion) [48]. Mais, après la mort cruelle que sa mère avait connue, l’auteur eut apparemment besoin de concilier ce que Barbara avait enduré et la mort idéale qu’il pensait qu’elle méritait. C’est cette tension qui anime le portrait que Dürer écrit : c’est un portrait de sa mère en chrétienne exemplaire, dans la vie comme dans la mort.
      Dans le commentaire qu’elle fait de ce passage, Heike Sahm a soutenu que la notion de mort chrétienne souveraine, telle qu’elle était propagée par l’ars moriendi, allait de pair avec un doute quant à la façon d’interpréter une mort éprouvante [49]. Il est certain que les arts de mourir souscrivaient à une vision de la bonne mort comme une mort calme. En même temps, certaines illustrations que l’on trouve dans les livres imprimés représentent la mort comme une bataille menée contre Satan autour de l’âme du mourant (fig. 5). La personnification de la mort évoquée par Dürer fait penser à ce cas de figure particulier. Ce qui importait, néanmoins, était le résultat de la bataille. La dernière remarque de Dürer cherche par conséquent à dissiper les doutes qui persistent sur le devenir de l’âme de sa mère. Mais comment pouvait-on être certain ? Il était en définitive difficile d’avoir une quelconque certitude sur l’au-delà. Le patchwork des formules et des autres éléments mobilisés dans ce texte rend cette incertitude plus visible encore.
      La proximité de la mère et du fils confrontés à la mort telle qu’elle est représentée dans le « Gedenkbuch » introduit sur la scène un troisième personnage : le Christ. Il est jusqu’ici resté dans l’ombre, à l’arrière-plan de ma description. Rappelant la vie de sa mère, Dürer soutient, en invoquant le Christ du Nouveau Testament, que malgré ses nombreuses souffrances, elle « était sans malice » (« nÿ rochselig gewest »), et il ajoute : « Dyse mein frume muter (…) hat grosse armut gelitten, verspottung, verachtung, hönische wort, schrecken vnd grosse widerwertigkeit » (« ma pieuse mère (…) souffrit d’une grande pauvreté, des railleries, du dédain, du mépris, de la peur, et d’une grande détresse ») [50]. Le choix des mots à lui tout seul suggère que la vie et la mort de Barbara Dürer sont un reflet de la Passion [51].

 

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[41] Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 12. Voir aussi Norbert Elias, La Solitude des mourants, Paris, Bourgois, 1998.
[42] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37: « [sy] an eim morgen frẅ jehling also töttlich kranck ward, daz wir dy kamer awff prachen, dan wir sunst, so sy nit awff kunt than, nit zw jr kunten. Also trug wir sÿ herab in ein stuben ».
[43] Ibid. : « man gab jr pede sacrament. Dan alle welt meinte, sÿ solt sterben ».
[44] Ibid. : « aws pepstlichem gewalt van pein vnd schuld geabsolfÿrt »; « Sÿ begert awch for zw trÿncken sant Johans segen, als sÿ dan tett » ; « Vnd jch hab sy erlich nach meinem vermügen begen lassen ».
[45] Ibid., p. 36 : « Und dy jung magt, do sy dy verentrung sach, do luff sy schnell zw meiner kamer, mich weckte, vnd e jch herab kam, do was er verschiden ».
[46] On peut néanmoins le comparer au récit complet donné par Ludwig von Diesbach de la mort de sa femme, Antonia von Ringoltingen, en 1487, dans Zahnd, Die autobiographischen Aufzeichnungen, pp. 90-101, ou au récit de Giovanni di Pagolo di Bartolomeo Morelli sur la mort de son fils Alberto, qui ressemble beaucoup au récit de Dürer (voir Richard C. Trexler, Public Life in Renaissance Florence, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1991, pp. 172-174).
[47] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37.
[48] Ibid., p. 36. Voir Johann von Staupitz, « De imitanda morte Jesu Christi libellus », art. cit., p. 73: « ein geruet leben hat einen stillen todt, so der freuele sunder grausam, erschrecklich mit brullen sein leben endet » (« une vie calme connaît une mort tranquille, tandis que le pécheur mauvais termine sa vie dans les larmes et les douleurs »). Ces différentes morts étaient représentées dans les scènes de crucifixion de l’époque à travers les deux voleurs qui furent crucifiés avec Jésus : ils constituent deux modèles contrastés pour le mourant (voir Mitchell B. Merback, The Thief, the Cross and the Wheel: Pain and the Spectacle of Punishment in Medieval and Renaissance Europe, Chicago, University of Chicago Press, 1999).
[49] Sahm, Dürers kleinere Texte, Op. cit., p. 39. Cet aspect est particulièrement frappant si l’on compare ce texte avec la description que fait Ludwig von Diesbach de la mort de sa femme (voir note 46 ci-dessus).
[50] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 37; Dürer, Writings, Op. cit., p. 78.
[51] Cette description est en maints endroits parallèle à celle qui, dans la chronique familiale, concerne le père de Dürer : « Jtem dieser obgemelt Albrecht Dürer der elter hat sein leben mit großer mühe und schwerer harter arbeit zugebracht und von nichten anders nahrung gehabt, dann was er vor sich, sein weib und kind mit seiner handt gewunnen hat. Darumb hat er gar wenig gehabt. Er hat auch mancherlej betrübung, anfechtung und widerwertigkeit gehabt. Er hat auch von menniglich, die jhn gekannt haben, ein gut lob gehabt. Dan er hielt ein erbar christlich leben, war ein gedultig mann und sanfftmütig, gegen jederman friedsam, und er waß fast danckhbar gegen gott ». Dürer, « Familienchronik », p. 30.