« I’ll be your Mirror » I :
Marguerite de Navarre

- Olivier Leplatre
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      Après la scène, la Reine refuse de faire paraître ses sentiments. Elle quitte la chasse sans mot dire. Puis, de retour en son château, elle convoque Elisor, lui reproche d’avoir menti, fait la sourde oreille à son explication. Elle feint de n’entendre que la littéralité des signes : « […] qui vous ay-je monstré, en vous descendant de cheval ? – Rien, dist la Reine, sinon ung mirouer devant votre estomach ». Obligé de déclarer ses sentiments et d’expliquer l’énigme, Elisor commente la performance de la forêt : il affirme qu’il n’aime personne d’autre que la Reine et que c’est bien son image, et elle uniquement, qu’il porte dans son cœur. De ce secret découvert, il espère ne pas avoir à mourir. Mourir, ce serait pour lui ne plus faire venir l’image de son cœur comme reflet de la Reine. Aussi digne d’un amant parfait soit-il, le discours d’Elisor confirme le fondement narcissique de sa passion et l’idolâtrie qu’il cultive à la fois inséparable de la présence réelle de la femme aimée et éloignée de son identité incomparable. Entretenir la flamme du désir consiste pour Elisor à pouvoir entretenir, à l’envi, le foyer de l’image, fût-ce au prix d’un amour non partagé : « au moins ne m’ostez la vie, qui consiste au bien que j’ay de vous veoir comme j’ay accoutumé ».
      Une épreuve en réponse attend Elisor. Sous prétexte de vérifier la constance de son amant, puisque, dit-elle, tous les hommes sont volages, la Reine relance le rapport de forces du désir : elle impose un terrible défi à celui qui a besoin de la présence de l’autre pour construire ses objets d’enfance. Elle l’oblige à partir pendant autant de temps qu’il a retenu le secret de son amour : 7 ans. Elle lui confie la moitié d’un anneau afin de pouvoir le reconnaître au bout du délai d’épreuve, au cas où son visage aurait changé. De toutes les explications qui justifient ce supplément de tourment infligé par la Reine, l’on peut en retenir une que le conteur mentionne : « pour expérimenter à la longue l’amour qu’il luy portoit ». L’absence permet d’évaluer le deuil possible de l’image : alors qu’Elisor ne peut se passer du visage de la Reine qui lui est indispensable pour compléter son montage optique, la Reine propose un autre dispositif, de nature symbolique : les deux parties de l’anneau qui, une fois, réunies, identifieront les amants et, en leur absence, maintiendront dans l’attente patiente les retrouvailles. L’autre y prend la forme abstraite d’un morceau de bague, sans ressemblance de forme ni comparaison de trait.

Le plus insupportable dans la perte, serait-ce la perte de vue ? Annoncerait-elle, chez l’autre, l’absolu retrait de l’amour et, en nous, l’inquiétude d’une infirmité foncière : ne pas être capable d’aimer l’invisible ?

      Elisor accepte cette retraite forcée. Il part comme s’il mourrait déjà. Le récit ne dit rien de ces années d’exil passées dans l’ennui. De nouveau, la vie d’Elisor s’enfonce dans le secret. Mais de nouveau encore, elle se révèle. Devenu ermite, le visage couvert de barbe, Elisor revient incognito vers la Reine. Il renoue avec elle le langage des dispositifs : il lui remet une requête contenant sa part de l’anneau. Il remplace le manteau qui masquait le miroir par une lettre enveloppant l’anneau. Pour la première fois, qui rompt la répétition des scènes, Elisor écrit, dans l’autre langue des vers.
      Sa longue lettre narre quel fut en lui le travail du temps et la certitude qu’il en a retirée. Elle décrit un deuil : deuil de la fausse image accouchée de son amour, de son cœur dupé dont il fait voir la mue. Elisor témoigne de la conversion de son regard ; il dit avoir lâché la chimère de la beauté réelle, aveuglante de la Reine, pour un amour de plus haute estime : « Le temps m’a faict veoir l’amour veritable ».
      Les années passant, la beauté de la Reine s’est effacée faute pour Elisor de pouvoir en nourrir ses yeux. N’est plus apparue alors que la cruauté couverte autrefois par la beauté. Dévoilée tout à fait, la « rigueur cruelle » a éloigné l’amant, enfin dessillé, conscient désormais que ses sentiments n’ont guère été plus denses que le « vent ».
      Il est bien difficile de savoir si l’épreuve de la dame, parce qu’elle a vérifié la solidité de l’amour de loin, a été salutaire. Sans doute a-t-elle trop parié sur l’absence mais, comme elle l’a vu, Elisor n’aimait d’elle qu’une image, il n’adorait que sa faculté à lui dispenser son simulacre à la place d’attente de son cœur, comme une nourriture substantielle.
      Elisor met sur le compte de la rudesse de la Reine son désamour : la cruauté renomme la frustration de l’idole intime que s’était fabriquée l’amant, pris par la toute-puissance des choses que l’on refuse à tout prix de quitter, derrière soi. Asservi en premier lieu à cette fascination, traduite par Elisor en termes de service (« Mort me donnez pour vous avoir servye »), il s’en détache au nom de « l’autre amour parfaicte et pardurable » que remplit Dieu. Il revient alors vers la Reine pour la quitter. Sa lettre est d’adieu, elle met définitivement fin aux battements des images : « Sans nul espoir ou que je soys ou soyez/Que je vous voye ne plus me voyez ».
      La Reine a prouvé le risque du dispositif imageant qu’Elisor avait conçu, puisqu’il exigeait d’elle la plus grande docilité et le don assuré de sa présence éternelle. Repoussant cette présence dans l’absence de sept ans, réveillant l’angoisse qu’Elisor converti par réaction en haine, elle a disparu définitivement à ses yeux ; elle est, il faut en convenir, remplacée par une idole plus sûre.
      Le Diable était dans le miroir : la Reine ne voulait pas rester dans l’image, elle coupait les bagues. Avec elle, tout était séparé ou, pire, séparable. Dieu habite désormais le cœur d’Elisor, revenant permanent, image invisible et cependant infiniment fidèle.
      Intéressé sans doute à accuser par l’intermédiaire de sa fiction les rigueurs féminines, Dagoucin adhère au sermon d’Elisor qui voit en son ancienne amante un résumé de toutes les perversions (cruauté, peine, torment, desdaing, haine). Parmi celles qu’il avait mentionnées, il valide finalement l’hypothèse de la cruauté, puis il montre la Reine en pénitente, punie de ses passions, il souligne l’impression pathétique de cette histoire qui fait de l’inhumaine « la plus pauvre et miserable dame du monde » et de l’ermite une créature protégée en son paradis par Dieu.
      Dame Oisille voit plus juste : « il retourna entièrement son cueur à Dieu ». Il s’agit en effet de ce geste, monté en réseau : Elisor tourne son halecret vers sa dame pour contourner sa déclaration ; retournée, la dame s’en « retourne » à son château. Elisor après sept ans fait retour mais pour signifier que son cœur désormais est le miroir de Dieu, speculum dei. Elisor interprète cette révolution intérieure comme la conquête d’un vrai regard, aussi dépouillé que le lieu solitaire où il vit (en contraste avec l’endroit fantasmagorique de la forêt, hérissée de passions). Enfin, il voit vraiment, exactement et complètement : la réflexion méditative a remplacé la folie du voir. Mais n’est-ce pas changer l’arrangement imparfait d’une image finalement angoissante en une autre composition, définitive ; n’est-ce pas retourner le miroir, sans changer d’intention, en remplaçant un objet incertain par un substitut admirable ? Du portrait de sa dame (miroir ardent où brûle l’image abusivement aimée) à la véronique tirée sur le cœur, du visible inconstant à l’invisible éternellement proche, de la catoptrique profane à la catoptrique spirituelle, Elisor ne s’est pas seulement élevé à la hauteur d’une vérité supérieure en se dévêtant des illusions miroitantes du monde. Il ne renonce pas à ce qui retient son désir, cela même qui a fait vouloir la rencontre avec la Reine. Avec l’image de Dieu en lui, Elisor gagne de ne plus jamais rien perdre de vue.

 

*Jean Baudrillard, De la séduction. L’horizon sacré des apparences
*Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux
*Jean-Claude Rolland, Les Yeux de l’âme
*Gilles Deleuze, cours de Nanterre 1981
*J.-B. Pontalis, Perdre de vue

 

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