« I’ll be your Mirror » I :
Marguerite de Navarre

- Olivier Leplatre
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email
« I’ll be your Mirror » Je serai votre « miroir » ne signifie pas « Je serai votre reflet » mais « Je serai votre leurre »

      L’un des devisants de L’Heptameron de Marguerite de Navarre profite, lors de la troisième journée, de son tour de parole pour illustrer d’un récit – l’assemblée l’estimera finalement « melencolicque » (202) – les avantages et les inconvénients qu’il y a, en amour, à se cacher et à se découvrir. Dans cette communauté conteuse et discrètement érotique, Dagoucin, à qui « Madame Oisille » vient de transmettre la voix, a lui-même la pudeur de ne pas extérioriser ses sentiments : sous couvert d’une histoire castillane, il laisse apercevoir un peu de son désir à qui veut l’entendre, et il parle du discours amoureux que prononcent quelquefois les images.
      L’histoire de cette vingt-quatrième nouvelle [texte] plante son décor à la cour de la maison du Roi et de la Reine de Castille. Un gentilhomme aimante la rumeur amoureuse, « lequel avoit nom Elisor ». Objet de toutes les admirations, cependant distant, froid et secret, il maintient autour de lui une aura d’intouchable. Elisor est imprenable. A le regarder pourtant (ou justement à le regarder), nulle ne demeure insensible. La Reine, comme les autres, tombe sous le charme étrangement gracieux que dégage ce beau ténébreux. Mais elle lui reproche son insensibilité dont tous s’étonnent : il lui rétorque que « si elle voyoit son cueur comme sa contenance, elle ne luy feroit poinct cette question ». Ainsi ne faut-il pas se fier à ce que l’on voit : on croit à son allure glaçante qu’Elisor n’aime personne. Pourtant la vérité de son désir est toute intérieure, confiée et préservée au fond de son cœur. Les yeux ne sauraient l’appréhender qu’avec l’effort d’outrepasser les apparences et de pénétrer la surface trompeuse, quoique aussi protectrice, des simulacres. En réponse à cette retenue, la Reine de son côté se garde bien de donner signe de l’émerveillement que le dédaigneux lui a inspiré.
      A force de le harceler de ses questions (est-il ce qu’il paraît être ?), le menaçant de ne plus jamais lui parler, pire de ne plus le voir, la Reine finit par obtenir d’Elisor l’aveu qu’il aime « la plus belle et parfaicte dame du monde ». Mais il n’a pas l’audace de confesser l’identité de cette dame. Il se sentirait mourir à révéler qui il aime. Aussi préfère-t-il, en homme habitué à faire tourner les regards autant que les têtes, le détour d’une image ; elle nommera l’élue sans la nommer : « Ma dame, je n’ay la force, puissance ne hardiesse de le vous dire, mais la premiere fois que vous irez à la chasse, je vous le feray veoir ; et suis seur que vous jugerez que c’est la plus belle et parfaicte dame du monde ». Alors qu’Elisor se sent incapable de prononcer le nom, il dote l’image du pouvoir qui lui fait défaut, pouvoir absolu (viendra s’affirmer, en elle, « la plus belle et la plus parfaite »). L’image aura la hardiesse de la confidence : elle sera le porte-parole d’un sentiment qui admet seulement son impuissance à se dire. Elisor entretient l’ambiguïté sur les moyens de la monstration de son amour : que signifie « faire voir » ? La Reine peut croire qu’Elisor lui désignera la femme élue parmi les dames présentes à la chasse ; lui, anticipe déjà le stratagème d’une effigie.
      Insatisfaite, la Reine prétend arracher les mots : elle feint la colère, elle ment pour obtenir la vérité. Elisor prend peur de n’être plus dans les « bonnes vues » de celle qu’il adore et qu’il souhaiterait voir sans fin. Pour conserver son regard sur elle, dont il ne saurait se priver, Elisor invente une manière de faire parler les images, à sa place, en lieu et place du nom interdit. Il transfère au temps de l’image, temps retardé et recréé, l’immédiateté de la déclaration qu’il refuse.
      Pourquoi ne pas avouer ? Par bienséance (la Reine n’est-elle pas « femme de grande vertu ») ? Par obsession de tout retenir ou phobie de s’ouvrir à l’extériorité, par peur d’être éconduit – ce qui à coup sûr le détruirait –, par trouble des femmes puisque, en aucune circonstance, on ne lui a connu d’amante et qu’il y a dans la conduite d’Elisor, voire dans son nom déjà, plus d’un trait féminin ?
      La réserve inquiète de ce personnage scelle ce que nous aimerions apprendre sur lui : Elisor ne se déclare pas au sens, il fuit à la prise, brouillant son image dans les zones plus ombreuses du désir et de l’être. Son étrangeté toutefois a cet avantage de servir le romanesque, en le produisant dans la temporalité des images. Ce temps naît du silence des mots, de la réticence en tout cas à livrer le nom. L’image, à la source de laquelle puise le romanesque, occupe cette réserve. Le délai, le manque ou l’attente lui sont favorables comme sa substance et son épaisseur mêmes. Dans l’espacement de la durée, au creux des mots, se prépare donc une révélation offerte au visible.
      Elle prend la forme d’un pli déplié.
      Pour ce moment confié à l’efficace imageante, il est nécessaire de se rendre à la chasse. Tel est le plan d’Elisor. La Reine y consent qui va jusqu’à devancer le moment prévu, curieuse de découvrir ce que ses yeux royaux auront le privilège de voir. Les mots immobilisés dans le mutisme ont eu ce premier effet de déplacer la Reine selon le désir : impatiente, déjà captivée par la promesse, elle part en quête du nom dont elle est elle-même, sans le voir encore, le secret apparent.
      Ce nom, Elisor n’a donc pas la force de le prononcer : il lui faudrait la puissance et la hardiesse, or le pouvoir est entre les mains de la Reine. Elle seule peut parler. Lui, se contente de montrer, espérant en réalité que l’acte de voir l’emportera en sidération amoureuse sur l’acte de dire.
      La Reine part en chasse du nom. Elle attrapera une image, ou du moins c’est un miroir qui aura le privilège de la prise ; et la prise est la Reine elle-même, « pourchassée » par le regard d’Elisor, comme il l’avouera lui-même bien des années plus tard.
      Le récit néanmoins suspend la chasse pour préférer insérer la description minutieuse de la fabrication de l’image. L’image n’existe pas encore : le travail d’Elisor consiste à arranger les conditions de sa venue, en son absence mais dans son attente. Elisor prépare un support, il aménage un dispositif, quelque chose comme l’instrument d’une photographie qui saisira l’image de la dame et, en un éclair, révèlera l’absolu du sentiment. Une plaque extrêmement sensible (un « grand mirouer d’acier ») occupe le centre de la machine qu’Elisor arbore à même son corps, contre sa poitrine, sur son cœur et à son endroit. De quoi méduser le réel.
      Le miroir est recouvert d’un tissu richement paré : un « grand manteau de frise noire qui estoit tout bordé de canetille et d’or frisé bien richement ». Elisor accumule les parures, il drape l’objet qui dévoile, pans sur pans. Il enveloppe le présent de l’image pour qu’il soit digne d’être offert. Rien n’est trop beau pour le miroir : bordée comme un cadre par la frise d’or et de broderie, l’étoffe habille déjà le portrait. Elisor veut un fond d’ombre ourlé de soleil pour accueillir le reflet, comme un éclat au milieu de la nuit. Le manteau en théâtralisera parfaitement le surgissement. Le corps se donne pour théâtre vivant, réduisant et basculant la scène sur sa surface frontale. Quant au corps du texte, il peaufine lui aussi ses luxueux apprêts : il complique en échos et en vibrations les signifiants. Il ajuste notamment la basse profonde des voyelles nasalisées (« grand manteau », « richement ») aux volutes plus aériennes des syllabes primesautières (« frise », « canetille », « frisé ») et au staccato des dentales partout prospères.

 

>suite