« I’ll be your Mirror » I :
Marguerite de Navarre
- Olivier Leplatre
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L’analyse critique peut se lancer le défi de remonter, à partir de cet éclat, le cours de la remémoration, selon une initiation dont l’image au hallecret serait le seuil. Le récit, lui, érige l’événement, il le dote du plus de relief possible. Il emplit de sa valeur l’espace et le temps ôtés aux aléas des circonstances, et il plonge ainsi le lecteur dans l’aveuglement de son irrésistible séduction. Le récit ne nous permet pas d’y voir plus clair ; il se charge tout au contraire d’opacité et l’impose à notre perception. La lecture est arraisonnée par la netteté même de cette opacité, par cette obscure limpidité des choses qui ne pouvaient pas être différentes. Car il ne saurait en être autrement. L’intention dont Elisor dote la scène reflète l’attachement de l’écrivain au moindre de ses mots et à la réussite de l’évidence qu’il imagine. C’est par la qualité de netteté et de pertinence du montage que nous adhérons à la stratégie imageante d’Elisor ; elle provoque la certitude en nous d’une nécessité, radicale et incontestable.
L’image s’insère dans un temps disjoint des habitudes (la vie de Cour, le rite des chasses) qui, quant à elles, définissent une temporalité banale et sémantiquement faible. Elisor active un autre moment, miraculeux, approfondi dans le premier, en son abîme : un temps d’une très forte intensité pulsionnelle, qui dérange par sa puissance créatrice le quotidien et le mue en scène hallucinatoire, offerte aux affects, et vraisemblablement, à l’éprouvé inconscient. Dans cette image, le refoulé (c’est la tension psychique qui définit Elisor d’emblée et c’est par là toute la dynamique de ce récit où il apparaît) circule en image, c’est-à-dire certainement incomplètement mais avec de somptueux détours, auquel aucun conteur (Dagoucin), aucun écrivain (Marguerite de Navarre) ne reste insensible.
Quant au coup de foudre, son intensité critique est recherchée par Elisor car cette énergie arrache l’anamnèse, forcément passionnelle, du fantasme. La non réciprocité érotique n’a guère d’importance dans la réussite de ce moment : que la Reine ne réagisse pas, en tout cas pas comme Elisor l’espérait, n’altère en rien l’excitation qui a présidé au montage d’une opération cherchant avant tout l’élaboration à partir de soi d’un espace corporel et la mise en place d’une temporalité subjective. C’est d’abord le formidable investissement pulsionnel de toute cette machination qui intéresse Elisor : il l’aide au surgissement de sa scène. Le miroir rabat spéculairement le sujet sur son désir, mais en y introduisant la donnée supplémentaire de la Reine, ce tiers-image regardé comme parfaitement juste pour la scène rêvée : l’irruption de sa présence dans le champ de forces dégagé à partir du miroir conducteur déclenche la violence d’une décharge. Ainsi parvient à se découvrir le fantasme.
Le diagramme : un tourbillon ou un labyrinthe de signes-forces (chapeau à enseigne, manteau traité en rideau, cabrioles, frisures, épée, poignard, pierreries, arabesques noires et or, le beau parcours de lignes, de traits périphériques, courbés, plissés ; les reflets aussi, miroitements et scintillements). Ce tourbillon tourne, il bouge les formes, complique, déréalise et fragmente. Il révèle des interactions nouvelles il produit des circulations et affole les sens. Il impose son mouvement contre l’image fixe, reçue ou bloquée par le réel. Le réel alors se fracture en pans et en turbulences. Une provocation, sans anarchie. Bien au contraire : le diagramme ne brouille pas le visible, il n’agit pas de manière arbitraire. Il relance les dés et remotive toutes choses entre elles d’une autre façon, inattendue, charmante quoique parfaitement calculée, sans quoi, il n’y aurait pas cette intensité d’expression.
Elisor réunit les pièces de son système : les éléments choisis sont ajointés comme dans un tableau. Son œuvre s’appuie sur des rythmes, elle multiplie des contrastes de lumière, croise des qualités sensorielles, tactiles, visuelles, auditives sans doute ; elle accorde aux modes de la matérialité une libre circulation et elle provoque leurs rapports : mou, dur, lustré, léger, aigu, couvert, lourd... Elisor se rend sensible aux rimes, aux allitérations des tissus et des couleurs : il introduit des zones d’éclats, plus ou moins larges (points ou grappes de pierreries, à-plats de métal poli).
Alors comment la Reine, pour sa part, s’y retrouverait-elle vraiment ? Et est-ce même encore un portrait qui se pose sur ce miroir digne des artistes de Venise ? Une peinture, une figure, un foisonnement ou un embrasement de signes plutôt, un état d’âme ou un état du désir dont le reflet est l’occasion. La ressemblance n’a plus aucune importance au final : elle entre dans le processus fantasmatique pour l’animer, pour appeler la scène originaire. Grâce à la ressemblance, s’opère la mémoration ; elle fait contact. Elle est essentielle, centrale (c’est sa place dans le décor monté), parce qu’elle agit comme un déclic. Elisor fait tout pour que ce soit exactement ça qu’il veut : cette scène-là et il a besoin par-dessus tout du portrait. Pourtant, indispensable sur le moment même, la Reine n’est que le pré-texte imaginaire, la chance du fantasme qui s’associe à elle pour se faire jour. La ressemblance n’a plus d’importance : elle se défait dans l’ensemble du dispositif pour ne plus compter qu’en son sein. Elisor emploie la ressemblance afin de faire jaillir la présence, qui, elle, n’a plus rien à voir avec la ressemblance.
Une image de cette nature, si amoureusement soignée, est, à n’en pas douter pour Elisor, d’une très grande vérité sur lui-même, d’une très grande profondeur à sa surface. Mais, du point de vue de la Reine qui ne veut pas voir cette vérité ou qui la voit justement trop hors d’elle, ce vertigineux pouvoir d’abstraction et d’énigme n’est pas acceptable. Le palimpseste imaginaire lui est inaccessible, par trop d’invisible ; ou il la dépossède dangereusement. Aussi, pense-t-elle : « cette image ne doit pas me concerner ». Il faut qu’elle ne la regarde pas, malgré le reflet. Elle quitte la chasse ; elle repousse l’image et se défend d’elle. Elle renie son effet spéculaire, qui n’est effectivement pas elle et dans lequel elle ne s’appartient plus.
Elisor et la Reine ne s’aimeront donc pas, puisqu’ils ont glissé entre eux afin, croyaient-ils, de mieux se séduire, le désir entêtant du romanesque. Il n’existe plus rien de l’un à l’autre que ce désir-là qu’Elisor a voulu confondre avec son désir d’image. En a-t-il été autrement dès le commencement ? L’histoire n’est-t-elle pas venue d’un défi lancé au visible (l’enténèbrement excitant d’Elisor) plus que de la volonté de simplement s’aimer ?