« I’ll be your Mirror » I :
Marguerite de Navarre

- Olivier Leplatre
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      L’image déclarée dans le miroir correspond au visage de la Reine et cette dernière ne parvient pas à voir qu’il s’agit du nom de celle qu’aime Elisor. Elle l’a bien entendu parfaitement vu : elle sait à coup sûr qu’elle est le reflet et cependant, d’une autre manière, elle ne se reconnaît pas. Pas seulement parce qu’elle veut feindre de ne pas s’identifier et ainsi relancer le romanesque, prendre au piège à son tour Elisor en reprenant la main sur la fiction pour ne jamais la finir. Mais l’image offerte, tendue par les bras d’Elisor en direction de la Reine (cela dit, les bras tendent-ils l’image, ne circonscrivent-ils pas la zone d’attraction d’un piège ? Elisor n’avance pas les bras par tendresse, il attrape la Reine, il l’installe pour la projection ou l’absorption), l’image délivre un message troublant. Faisant face au miroir, la Reine se heurte certainement à la violence de sa transformation en une image qui, d’une façon ou d’une autre, l’absente et nie son identité. L’absente parce qu’elle devient l’objet d’Elisor, enfermée dans sa surface. Elisor croit écarter son cœur, le déchirer afin que l’image en jaillisse, afin plutôt que le miroir enfin vive par la présence réelle de l’autre ayant accordé son reflet. Le miroir n’est rien sans la Reine, il la guette. Elisor serait incomplet sans cette image.
      Mais en même temps, pour achever de se dire (la scène devait équivaloir à une déclaration du nom), Elisor saisit l’image de l’autre, il la force à venir et il la dérobe, il se l’approprie et ne la rend, en reflet, qu’après l’avoir gagnée par ruse. Il arrange un rapt : les armes (hallecret, épée, poignard) ont parlé. Elles ont ravi et épelé (écorché ?) l’amante par son image et elles greffent cette vision sur le corps paré de l’amant. Elles la fixent au miroir, sur le beau plan vernis, sans que l’image puisse prétendre durer au-delà de la présence de ce qu’elle reflète. La présence, elle, est retenue de toutes ses forces (étreinte, si on en juge par l’appel des bras). Elle est alors agressivement retournée, renvoyée. Le miroir est une variante de la glace qui a servi, au tout début de la nouvelle, de métaphore à la pudeur murée d’Elisor : il est glaçant pour qui a affaire à lui. Comment soutenir ce traumatisme de se voir changer de visage en pan minéral, fantomatique et finalement avalé ? Qui peut l’accepter ? Le miroir d’Elisor ne parle toujours pas : il est le tombeau de l’aimée. Dans la bouche d’ombre creusée au sinus du manteau, il engloutit le nom par l’image.
      La Reine ne choisit pas d’accorder son reflet, elle n’exerce aucun contrôle sur la scène ; elle est séduite, cela lui échappe. Elisor lui arrache son image, en soulevant son manteau, et il s’en couvre à la façon d’une seconde peau ou d’un tatouage. La Reine est méconnaissable, effondrée, imaginons-le, par la violence de cette perte transférée sur le corps d’Elisor (alors qu’elle est un gain extraordinaire pour l’autre). Et lui, qu’a-t-il donné ? Si elle accepte, il pourra selon son envie la faire venir à l’image ; si elle est d’accord pour s’unir à lui, disponible à la présence, il l’aura toujours à portée de miroir. La demande est celle d’un enfant à rassurer, formidablement préoccupé d’aménager le drame des pertes. L’intermittence de l’image, attachée au miroir, renouvelle le bienfaisant Fort-Da. Elle tranquillise l’absence par la réitération de la présence, comme un fantôme apprivoisé. Elisor se garde tous les pouvoirs, il bricole avec sa savante machinerie optique le meilleur moyen de ne plus voir disparaître l’image désirée. Il crée un revenant (à l’inverse de ses traditions folkloriques qui exigent de couvrir d’un voile les miroirs dans la maison d’un mort) : un revenant qui ne le tourmentera plus mais qui l’aidera à défier l’éphémère, à regagner contre la pure faillite des êtres le mouvement éternel de la représentation et du désir réalisé. Elisor met devant lui ce qui a eu lieu avant au moyen d’un « configuratif immobilisé » grâce auquel un sujet

suspend son regard, de tout temps et à jamais.

      Mais Elisor se rend de la sorte indésirable à la Reine : il la jette dans la stupeur (indicible par le récit) d’un très grand dénuement, un dénuement qui peut ne plus cesser d’avoir lieu (à chaque fois qu’Elisor rouvrira les bras et son manteau). La Reine a tout à redouter de cette châsse.
      Car où se situer ? La Reine existe-t-elle dans le désir d’Elisor autrement que sous l’aspect, la face d’un fantasme, un rêve auquel elle a prêté son concours, en cédant son reflet, en mettant involontairement la dernière main au portrait ? Le miroir élabore bien autre chose qu’une rencontre avec l’autre : il scelle la rencontre de soi avec sa propre image. Doublement : rencontre de la Reine avec son reflet (alors, Elisor serait-il son double ? l’image de son image ? illusion narcissique et portrait funèbre d’elle-même ?) ; rencontre d’Elisor avec l’image de l’autre qu’il a méticuleusement fabriquée, parée, et dont il demande à la Reine d’admirer l’artifice en devenant spectatrice de la jouissance. Le portrait en effet ne circule pas, il ne s’échange pas puisqu’il est figé sur le corps d’Elisor. Différent du portrait portatif ou de la photographie qui se passent de main et confirment l’affection réciproque, l’image façonnée par l’amant est inamovible. Elle lui appartient, Elisor se la réserve, contredisant ce pour quoi elle a été antérieurement énoncée : la promesse d’un partage symbolique. Or ici, elle semble davantage envisager la séparation et le déni de la réciprocité.
      Le portrait, on l’imagine, s’enfonce dans la mémoire d’Elisor et découvre mystérieusement son motif essentiel. Cette image, conclue par la Reine, trouve certainement son explication au plus loin des « yeux de l’âme ». Nous en contemplons une représentation possible, incarnant à sa façon une scène antérieure, vue ailleurs, on ne sait où, et perdue ou refluée. Que les mots n’y aient pas accès indique un lieu d’avant le langage, seul empli de traces sensorielles. Ce lieu est réfléchi dans le miroir, comme l’étymologie reflectere en suggère la littéralité : un lieu « renvoyé en arrière ». Le récit, où reparaît la parole, reconstruit le moment, lointain, de cette mise en scène ; il précise simplement, puisqu’il ne le commente ni ne l’explique, que cette image est d’abord une reconstruction.
      Son motif se recompose non seulement dans le reflet et son image mais dans tout ce qui l’agence et lui permet de briller (et de s’éclipser) : les travestissements et les ornements, les bijoux, les contrastes de l’or et de la nuit, le chapeau à enseigne, l’épée et le poignard, les cabrioles du cheval... Aussi le portrait qu’Elisor porte en lui, et même sur lui, faisant corps avec lui, n’est-il pas réductible à l’image-reflet, qui est sa dernière touche ; il englobe, dans son vaste soleil noir, tous les éléments, restes perceptifs d’un souvenir archaïque reliés désormais entre eux, reliques œdipiennes mais surtout lointaine composition que la réfection soigneuse d’Elisor mène à l’apparition. Elaborés et très bien articulés, ils règlent dans le récit le moment de semblance et ils intègrent le portrait de la Reine, à perte du vue. L’image obtenue procède alors à égalité d’un travestissement et d’une révélation : elle ne recopie pas exactement la première image enfoncée au loin dans la psyché, elle ne lui est pas semblable point par point mais son organisation si appliquée est la condition pour se rapprocher du modèle et faire voir toute l’émotion du sujet qui en est passionné.

 

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