Le portrait de Nays dans le Francion
de Charles Sorel. Instrument de relance
narrative et support d’un jeu métafictionnel

- Mathilde Aubague
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      Il faut observer que Nays est la seule qui échappe à la consommation sexuelle, c’est explicitement un des éléments qui motive le mariage, comme le rappelle Raymond :

 

Voyez vous, mon frere, luy dit Raymond : il est temps de conclure, et de ne plus tant faire le passionné pour Nays. Vous dites que vous l’aimez sur toutes choses : considerez si vous pourrez bien vous resoudre a passer votre vie avec elle. Elle est belle, elle est riche, et qui plus est, elle vous affectionne. Ne la trompez point d’avantage, si vous ne la voulez point espouser laissez la, vous l’empeschez de trouver un autre party. Vous n’aurez rien d’elle que par mariage, elle est trop sage pour se laisser aller. Si vous l’aymez tant, prenez la pour femme [70].

 

Francion ment encore une fois à Nays pour lui cacher ses exploits amoureux à son retour, et il est alors question du mariage, en des termes stéréotypés et allusifs :

 

Cependant Francion entretint sa Maistresse des plaisantes extravagances de ce nouveau roi, et […] ils en rirent alors tout leur saoul. Mais comme ce n’estoit pas là ce qui les touchoit le plus, ils changerent bien tost de propos. Francion vint a parler de sa violence de sa passion [71].

 

      L’attitude des personnages lorsque le mariage est menacé est contradictoire avec la rhétorique galante développée auparavant. Il ne s’agit plus pour Francion de perdre l’être aimé, celle dont la seule vue menaçait le cours de son existence :

 

[La perspective de perdre Nays] rendit Francion tout chagrin, car il sçavoit bien que c’estoit un bon party pour lui que Nays. Il estoit fasché de le perdre et de le perdre encore avec honte [72].

 

Le champ sémantique est celui de l’économie, toute dimension idéale a disparu. Et Nays est à égalité avec Francion dans le pragmatisme :

 

D’un autre costé elle songeoit que si elle rompoit avec luy apres avoir esté si avant, elle se feroit la risée du monde, et que mesme Francion ayant beaucoup d’amis et de puissance, le desespoir et la colere luy pourroient faire entreprendre de fascheuses choses. Elle permit donc qu’il l’entretinst en particulier, et qu’il luy renouvelast les asseurances de sa servitude : de sorte qu’il se fit là comme un nouvel accord [73].

 

La thématisation de la valeur pécuniaire du mariage est forte, il est question d’intérêt, de marché, de bien à échanger et de réputation sociale. D’ailleurs, la célébration du mariage par le narrateur paraît bien rapide :

 

La principale joye estoit pour les nouveaux mariez ; il suffisoit qu’ils fussent contens et qu’ils jouyssent des plaisirs qui leur estoient legitimement accordez. Afin donc que personne ne semble participer a leur contentement, nous ne nous efforcerons point de l’exprimer. C’est assez de dire qu’il estoit extreme, et qu’il n’a point diminué depuis [74].

 

      L’image de Nays est auréolée d’un prestige ambivalent, elle est le lieu d’un jeu avec l’artificialité : objet d’une curiosité, elle est incapable d’épuiser tout le désir de Francion. La force attractive de Nays n’est pas suffisante pour fonder l’unité de la quête : Francion vit d’autres aventures, le mariage est en grande partie motivé par l’intérêt et aboutit à une dénaturation du héros. Si la dynamique de désir qui fonde la progression du récit ne justifie pas à elle seule l’unité narrative, quel sens donner à ce désir provoqué par l’image ?

 

La question du désir, du côté du lecteur

 

      Il semble que Sorel se refuse à fournir un texte stable. Le contexte historique de répression culturelle et morale peut expliquer sa prudence, comme son refus de paternité constant, mais il est aussi probable que ce refus corresponde à une poétique, à la volonté de ne pas produire un texte univoque, de conserver un flou à opposer au désir de clarté du lecteur.
      Des indices font sens vers une ironie de construction, et une mise en abyme du désir chez le lecteur. Aussi, il est possible de lire un travail sur la fiction à travers les ambiguïtés que nous avons observées autour de la représentation du portrait et de sa fonction narrative. L’image permet de fonder un jeu sur la thématisation de la production narrative (le désir), et sur sa mise en question : le narrateur est inconstant, parfois presque incohérent, et l’auteur produit un texte, qui, comme l’image de Nays provoque curiosité et désir. L’ouverture extrêmement plaisante du texte, sur une scène comique, avec un style qui parodie agréablement le style romanesque flatte le lecteur, puis ce style varie, la lecture se complique. Il y a dans la poétique du texte un jeu sur la fiction et le désir de fiction.
      Le texte thématise la réception et met en abyme le désir du lecteur, désir complexe que le récit ne s’arrête pas mais que l’amour triomphe quand même. C’est peut-être dans l’artificialité de l’apparition du portrait de Nays et du désir qu’il draine qu’est lisible le travail sur la fiction : cette artificialité met en avant le caractère fictionnel de l’objet, du portrait, de l’émoi qu’il provoque. C’est ce que désigne le commentaire réflexif de Francion sur l’image et la nécessité de retarder le récit des aventures courtisanes : le plaisir du récit est aussi un plaisir de l’attente. Le désir de l’image est mis en parallèle avec le désir de récit galant. Le lecteur, encore plongé dans le récit des enfances de Francion au livre III, se rend compte que le récit « courtisan » promis sera tout autant nourri d’aventures amoureuses que son récit scolastique l’est d’aventures grotesques [75].
      Il est possible de faire jouer l’adjectif « courtisanes » en deux sens : celui des aventures de cour, au sens étymologique et non marqué de « courtisan », et le sens galant lié depuis le milieu du XVIe siècle au substantif courtisane. Ici le personnage promet de raconter ses histoires galantes, jouant de façon explicite sur l’attente et le désir que la scène de découverte du portrait a produits sur le lecteur.
      Le caractère parodique du romanesque joue aussi sur un plaisir de lecture, celui de la reconnaissance, de la connivence avec l’auteur. Le caractère immotivé, spontané et artificiel de la redécouverte du portrait, les variations invraisemblables de l’engagement affectif du personnage sont des éléments de surprise qui contribuent à provoquer une lecture jouissive du texte.

      Le portrait en lui-même, en tant qu’objet, s’impose comme mise en abyme de la représentation, objet fascinant, il provoque une curiosité que le lecteur, comme Francion, voudra satisfaire : le modèle existe-t-il ? Est-il à la hauteur du portrait ? L’objet éveille un désir de fiction chez le lecteur, et nourrit un très long récit, avant d’arriver à la clôture amoureuse dans le mariage. Mais ironiquement, Sorel refuse au lecteur la clôture idéale, et le mariage rêvé devient un mariage bourgeois, une sorte de pis-aller qui ruine l’être du héros.
      Sorel travaille la représentation de la fiction, elle est tantôt valorisée et tantôt mise à mal, la vraisemblance y est constamment soumise à des tensions centrifuges et négatrices. Mais le désir du lecteur que l’histoire continue permet de dépasser ces tensions, tout comme les tendances de Francion à la dissipation menacent sans parvenir à la ruiner sa quête de Nays. La dynamique de désir fonde la progression du récit, chaque fois que Francion arrive à un épuisement, une nouvelle possibilité narrative s’offre à lui, et cycliquement, c’est le désir de Nays qui le fait retourner vers elle.
      Le fonctionnement de l’image est un indice du fonctionnement de la lecture : ce désir qui veut toujours savoir plus, toujours embrasser plus est un élément majeur de la structuration de l’œuvre, qui permet de dépasser sa disparate, ses invraisemblances, ses coups de force. Mais cette lecture peut aussi être réflexive, s’attacher aux éléments dissonants, c’est une des richesses qu’apporte l’artificialité du texte. Les invraisemblances, la parodie permettent de revenir sur ce qui fait un principe de fonctionnement du plaisir de la lecture, et en particulier de celle des romans, rendant aussi possible la fonction critique et « satyrique » revendiquée par Sorel dans ses péritextes.

 

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[70] Ibid., livre XI, p. 435.
[71] Ibid., livre XI, pp. 452-453.
[72] Ibid., livre XII, p. 485.
[73] Ibid., livre XII, p. 525.
[74] Ibid., livre XII, p. 527.
[75] « Demain je verray ce portraict tout a loisir a la clarté du jour, dit Francion, mais pour maintenant il faut que je m’acquitte de ce que je vous doy, et qu’au lieu de vous contre les advantures courtisanes, je vous conte mes advantures scholastiques » (Ibid., livre IV, p. 183).