Le portrait de Nays dans le Francion
de Charles Sorel. Instrument de relance
narrative et support d’un jeu métafictionnel

- Mathilde Aubague
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      L’objet est ensuite décrit. Il peut se fermer et sur le couvercle est inscrit le mot « Nays » :

 

Francion alors regarda sur la couverture du tableau, car il se fermoit comme une boite, et y vit en escrit, Nays. Que veut signifier cela, dit il [12].

 

Lorsque l’image est visible, le mystère demeure. La question de Francion porte sur la signification du mot, dont il n’imagine pas un instant qu’il puisse délivrer l’identité de la personne représentée : ce manque d’à-propos du personnage, rare dans le cours du récit, confirme l’ambiance de mystère qui se développe autour de l’image.
      Raymond lève une part du voile :

 

c’est le nom de la belle, luy respondit le Seigneur : elle est Italienne comme vous pouvez voir par sa coiffure [13].

 

Francion alors demande si « cette nompareille Dame est […] encore vivante » [14], et il reproche à Raymond de ne pas s’en être inquiété au moment où Dorini lui a prêté l’objet. Le héros regarde encore le portrait avant de l’attacher d’une épingle au dossier de son lit. Il le conserve près de lui. L’action a des connotations érotiques (le lit) et Jean Serroy la glose comme allusion désir du séducteur d’« épingler » Nays à son tableau de chasse [15].
      Le portrait est donc un objet précieux, qui provoque immédiatement le désir de Francion et sa curiosité. La réaction de Francion est violente, hyperbolique. Le dévoilement progressif du mystère autour du portrait nourrit un embryon narratif, mais rien n’avertit encore que Francion va se lancer à la recherche de Nays.

 

Une image productrice de désir

 

      Le portrait s’inscrit dans la trame narrative sous les auspices d’Eros. La manière dont Raymond justifie sa présence dans la pièce montre l’importance du désir que fait naître l’objet :

 

Un Gentilhomme Italien nommé Dorini, qui vint icy dernierement, me presta ce portraict pour huict jours, afin que j’eusse le loisir de le considerer a mon ayse. Je l’avois, mis en ceste chambre icy, qui est la plus secrette de tout mon Chasteau, et où je fais mon cabinet de delices [16].

 

Raymond a choisi de placer le portrait dans la pièce la plus secrète pour en profiter « à son aise ». La dissimulation de l’objet « à l’endroict le plus reculé de la chambre », la situation retirée de la pièce, et sa nature de « cabinet des délices » contribuent à auréoler ce portrait d’un climat de mystère érotique [17].
      L’apparition suivante du portrait a lieu au moment où le récit rétrospectif est épuisé, et permet de passer à un récit prospectif. Après la consommation sexuelle de Laurette, Francion se trouve libre de poursuivre une expérience amoureuse nouvelle, et Nays réapparaît :

 

Francion ayant regardé en un instant qu’il s’estoit separé de Laurette, le pourtrait de Nays qu’il avoit tousjours eu dans sa pochette, se souvint de s’enquerir de Dorini, où il avoit fait une si belle acquisition, et si ce visage parfait estoit une fantaisie de Peintre, ou une imitation de quelque ouvrage de nature [18].

 

Lorsque Francion apprend que la femme représentée sur ce portrait est vivante, il décide aussitôt de partir à sa recherche. La poursuite amoureuse semble cette fois unitaire, et conduira Francion au mariage :

 

Ha je vous asseure, dit alors Francion, que je veux l’aller trouver en lieu qu’elle puisse estre, une si rare beauté merite bien que je fasse un voyage pour la veoir, j’ay tousjours aymé les femmes aymables que j’ay apperceuës, et celles dont j’ay ouy seulement parler [19].

 

      Le fait qu’une image puisse être productrice de désir ne touche pas seulement Francion. Nays elle aussi s’éprend d’un jeune homme dont elle ne connaît que le portrait :

 

Son inclination la porte a cherir les François, si bien qu’ayant veu le pourtraict d’un jeune Seigneur de ce pays cy, nommé Floriandre, qui avoit les traits du visage fort beaux, elle eut pour luy toute la passion qu’elle eut sceu avoir, si elle eut veu sa vraye personne, parce que mesme l’on luy avoit fait un ample recit de sa vertu, de sa belle humeur, et de toutes les gentillesses de son âme [20].

 

      Nays conçoit son propre portrait comme un philtre de séduction : éprise de Floriandre, elle se fait peindre pour le charmer par l’intermédiaire de l’objet. Floriandre mort, et Francion entrant en possession de l’image, c’est finalement sur lui qu’agit sa force attractive :

suivant mon conseil elle se fit peindre au tableau que vous avez, afin de le faire porter a son amant, pour le convier a la rechercher en mariage [21].

 

Un instrument de relance narrative aux niveaux macro- et microtextuels

 

      Au niveau macrotextuel, le portrait est décrit dans un moment d’interruption narrative. Sa réapparition au livre VII produit un effet de surprise : au livre III, il ne fonctionne pas comme annonce narrative, mais comme amorce au sens que lui donne Gérard Genette [22]. Le portrait agit a posteriori comme pierre d’attente, c’est cet élément de surprise qui permet à l’image de relancer le récit, de façon rétrospective, inattendue et d’autant plus plaisante qu’elle constitue un jeu avec la temporalité de la lecture et la mise en abyme de la motivation narrative.
Au niveau microtextuel, le portrait de Nays est le support du récit de Dorini, qui présente le personnage de Nays. C’est un récit long et circonstancié qui fournit à Francion des armes pour séduire la jeune veuve.

 

Dorini luy apprit que c’estoit le portrait d’une des plus belles Dames de l’Italie qui estoit encore vivante, et poursuivit ainsi son propos. Il y a sur les confins de la Romanie, une jeune merveille appelée Nays, veufve depuis un an d’un brave Duc, qui n’a esté que six mois en mariage avec elle ; vous pouvez bien croire que ses perfections et ses richesses, ne la laissent pas manquer de serviteurs… [23]

 

Ce récit délivre l’identité sociale de Nays, riche veuve d’un duc, qui ne s’intéresse pas à ses galants italiens, mais que « son inclination porte à aimer les François » [24], heureux hasard pour le héros qui incarne justement les qualités idéales du Français et en porte le nom, comme Hortensius le souligne dans un éloge qu’il fait de Francion après leurs retrouvailles à Rome [25].
      Nays, séduite par le portrait de Floriandre et « un ample récit de sa vertu, de sa belle humeur, et de toutes les gentillesses de son ame » [26], a demandé à Dorini de l’aider à le rencontrer. Ce dernier lui conseille donc de faire faire un portrait d’elle-même pour séduire le jeune homme. Chargé du portrait, Dorini part ensuite à la recherche de Floriandre. La rencontre est aisée, le but de l’ambassade est rempli sans difficulté, Floriandre est « d’une humeur fort benigne, et fort subjecte a l’amour », et Dorini est persuadé de pouvoir obtenir sa « bonne volonté », pour Nays qui est représentée ici agissant en homme, obtenant à distance la main de la personne qu’elle a choisie. Dorini souligne ce qui rend Nays si désirable : ses richesses, sa naissance, sa beauté, et le fait qu’elle lui soit déjà conquise malgré la distance. Nays est présentée comme un excellent parti, ce qui ne dépend pas seulement de sa beauté, mais aussi de l’intérêt économique et social que peut trouver un homme à l’épouser.

 

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[12] Ibid., livre III, p. 181.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] J. Serroy, Roman et réalité : les histoires comiques au XVIIème siècle, Paris, Minard, « La Thésothèque », 1981, pp. 131-132.
[16] Histoire comique de Francion, Op. cit., livre III, p. 182.
[17] Le « cabinet des délices » peut aussi évoquer les titres de recueils de poèmes pornographiques : Le Cabinet satyrique paru en 1618, Les Délices satyriques, ou Suitte du cabinet des vers Satyriques de ce Temps, en 1620.
[18] Histoire comique de Francion, Op. cit., livre VII, p. 323.
[19] Ibid., livre VII, p. 324.
[20] Ibid., livre VII, p. 323.
[21] Ibid.
[22] G. Genette, « On ne confondra pas ces annonces, par définition explicites, avec ce que l’on doit plutôt appeler des amorces, simples pierres d’attente sans anticipation, même allusive, qui ne trouveront leur signification que plus tard et qui relèvent de l’art tout classique de la "préparation" » (Figure III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 112).
[23] Histoire comique de Francion, Op. cit., livre VII, p. 323.
[24] Ibid.
[25] « Il luy dit qu’il s’appelloit Francion parce qu’il estoit rempli de franchise, et qu’il estoit le plus brave de tous les François. Que si l’on descrivoit son histoire, l’on l’appellerait la Franciade, et qu’elle vaudroit bien celle de Ronsard, et que si Francion, fils d’Hector, estoit le pere commun des François, le Francion de ce siecle estoit leur protecteur, et se monstroit capable de leur donner d’excellents conseils » (Ibid., livre XI, p. 436).
[26] Ibid., livre VII, p. 323.