Le portrait de Nays dans le Francion
de Charles Sorel. Instrument de relance
narrative et support d’un jeu métafictionnel

- Mathilde Aubague
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      Le portrait est le support d’une mise en scène du romanesque qui fait appel à des figures et à un style stéréotypés : lorsque Francion découvre le portrait, ses exclamations désignent la réaction de l’amoureux, suivant la topique pétrarquiste, l’innamoramento passe par le regard, et met en danger l’amant qui reçoit comme une blessure la vision de la dame. L’interruption du cours du dialogue, la représentation de Francion affamé de curiosité et le tour excessivement galant des propos du personnage sont hétérogènes par rapport au ton de la conversation entre les deux hommes. Cette hétérogénéité fait sens vers le cliché romanesque : la découverte qui est célébrée dans l’hyperbole et l’excès ne fait pas souffrir Francion davantage que métaphoriquement, et l’attachement du récit à mettre en scène la découverte du portrait semble par contrecoup parodique. Le livre IV s’ouvre sur un commentaire paisible, qui n’exprime ni impatience ni déploration, mais la neutralité d’une décision apaisée :

 

Demain je verray ce portraict tout a loisir a la clarté du jour, dit Francion, mais pour maintenant il faut que je m’acquitte de ce que je vous doy, et qu’au lieu de vous conter mes advantures courtisanes, je vous conte mes advantures scholastiques [49].

 

      Le premier moment où Francion évoque le portrait de Nays dans la version de 1626 donne lieu à une création langagière du héros explicitement qualifiée de romanesque par le narrateur :

 

Il estoit environ midy lorsque passant par un beau boccage, il eut envie de se reposer a l’ombre pres d’une fontaine qui estoit au milieu. Il envoya tous ses gens en un village prochain pour y faire aprester a disné, et ne retint que son suivant qui s’esloigna un peu de luy, cependant qu’il se coucha sur l’herbe, et qu’il aveignit le portrait de Nays : On dit que se laissant aller alors aux imaginations Poëtiques, il fit ceste plainte qui a de l’air de celles que l’on trouve dans les Romans. Ah ! cher portrait, que vous contenez de miracles en peu d’espace ! Comment se peut il faire qu’un assemblage de si peu de couleurs ait tant d’enchantemens ? Helas, vous n’estes rien que fiction, et pourtant vous faictes naistre en moy une passion veritable. L’on a beau vous toucher et vous baiser, l’on ne sent rien que du bois, et vostre veuë cause pourtant des transports non pareils. Que seroit ce de moy, si j’avois un jour entre mes bras celle dont vous representez les beautez, l’excez d’amour seroit alors si grand, que je perdrais au moins la vie, puis que devant vous j’ay bien perdu la liberté [50].

 

Plusieurs éléments peuvent être compris comme une parodie du romanesque, dont la situation géographique. Francion s’installe dans un locus amoenus qui comporte le cadre naturel du boccage et la fontaine, la source, propice au rêve. La notation réaliste et prosaïque par laquelle le narrateur souligne que Francion renvoie ses gens pour qu’ils lui trouvent une auberge où dîner forme une dissonance par rapport au schéma topique établi par la description du lieu. Cependant, cette notation prosaïque fournit un élément qui confirme à l’inverse la polarité romanesque et galante du cadre : la solitude.
      Le narrateur signale la dimension réflexive des termes : Francion se laisse aller à des « imaginations Poëtiques ». Le terme « Poëtique » est technique et fait référence au genre, il souligne l’univers auquel appartiennent les attitudes et les propos de Francion. Sorel se montre on ne peut plus explicite dans la proposition suivante : « il fit ceste plainte qui a de l’air de celles que l’on trouve dans les Romans ». L’écrivain affiche son héros imitant le romanesque galant, la dimension parodique se déduit de l’excès des tours affectifs et paradoxaux et de leur répétition dans les propos de Francion, à l’échelle de l’extrait. L’interprétation ironique semble primer ici.
      Un autre élément de mise à distance du romanesque passe par le cliché : lorsque ceux qui ont vu le portrait découvrent pour la première fois Nays en personne, tous célèbrent la supériorité de la beauté du modèle sur le portrait. La systématicité fait problème, elle donne à lire cette réaction comme une construction topique :

 

[Francion] vit ceste beauté, qui luy sembla aussi merveilleuse que celle de son portraict, où il lui estoit advis mesme que le peintre avoit oublié beaucoup d’attraits [51].
[Raymond] qui ne l’avoit point encore veuë l’admira et la trouva plus belle qu’elle n’estoit en son portrait que l’on lui avoit monstré [52].

 

      Enfin, le discours de Francion peut être lu comme l’utilisation marquée d’un discours caricatural. Même si Francion le fait avec art, il utilise un style galant et artificiel, le même que celui qu’il adresse à ses autres conquêtes :

 

Que vous avez produit de miracles, Belle Deesse : il n’y a que ceux qui voient le Soleil mesme, qui soient echauffés de ses rayons : Ceux qui ne voyent que sa figure ne le sont point : mais j’ay esté enflammé jusqu’a l’excez en ne voyant que vostre portraict. Quel destin empesche qu’en vous considerant maintenant vous mesme, je ne sois tout reduit en cendre. Le Ciel ne me fait il point ceste grace de me conserver en mon premier estre, afin que je souffre eternellement ? Que cela soit ou non, mais vous pouvez malgré les ordonnances du sort me rendre la santé, et esteindre les plus vives ardeurs que j’aye [53].

 

      Le portrait de Nays est le lieu d’un jeu ironique et parodique sur le romanesque : l’émoi qu’il provoque chez Francion participe d’une essence littéraire. Le désir que provoque le portrait est créateur de littérature, mais sa représentation a une valeur aléatoire : tantôt le jeu de Francion semble univoque et sérieux, tantôt il est en excès, et explicitement parodique, invraisemblable par rapport au personnage que Francion affirme être.

 

Ambiguïtés

 

      Une première ambiguïté apparaît au moment de la découverte du portrait : Raymond manifeste une réaction dissonante avec l’enthousiasme de Francion, réaction de l’ordre de la déception. Or, tout repose sur la lecture qui est faite de l’image. Celle de Francion est valorisée par le texte, il semble qu’elle soit la bonne, mais la lecture indifférente de Raymond n’en existe pas moins :

 

Ha ! vous m’avez tué en me monstrant ce portraict : tout le monde n’est pas si sensible que vous, dit le Seigneur, et si je l’estois je serois desja mort, puis que j’ay beaucoup de fois contemplé les attraicts de ce visage [54].

 

L’insistance du texte sur le portrait, la manière dont il est inséré dans le récit signalent l’importance du désir de Francion et le lieu d’un désir possible pour le lecteur. En même temps, des germes de dérision apparaissent dans l’expression conventionnelle de la beauté féminine et dans la réaction décevante de Raymond.
      Une autre ambiguïté touchant le rôle narratif et esthétique du portrait est évidemment sa disparition totale pendant quatre livres. Lorsque l’image réapparaît, après la consommation du désir amoureux pour Laurette, le portrait revient de façon spontanée, certes justifiée sur le plan psychologique, mais sans aucune motivation supplémentaire. Francion qui a « plus de desirs qu’il n’y a de grains de sable en la mer » [55] se tourne soudain de façon arbitraire vers un nouveau projet :

 

Le lendemain et six jours suivans, ils se donnerent tout le bon temps que l’on se peut imaginer. Francion ayant regardé en un instant qu’il s’estoit separé de Laurette, le pourtrait de Nays qu’il avoit tousjours eu dans sa pochette, se souvint de s’enquerir de Dorini, où il avoit fait une si belle acquisition, et si ce visage parfait estoit une fantaisie de Peintre, ou une imitation de quelque ouvrage de nature [56].

 

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[49] Ibid., livre IV, p. 183.
[50] Ibid., livre IX, p. 352.
[51] Ibid., livre IX, p. 353.
[52] Ibid., livre X, p. 408.
[53] Ibid., livre IX, p. 355. Francion utilise le tour galant dès le premier livre pour s’adresser à Laurette : « Croyez vous bien, Madame, que la Charité m’a fait prendre la hardiesse, de vous venir addresser une priere de la part d’une personne que vous tourmentez cruellement, et qui n’attend du secours que de vostre main. Je veux parler de Francion que vos perfections ont vaincu. Je ne vous supplie pour luy que d’ordonner comment il vivra desormais. » (livre I, pp. 97-98).
[54] Ibid., livre III, p. 181.
[55] Ibid., livre VII, p. 315.
[56] Ibid., livre VII, p. 323.