Le portrait de Nays dans le Francion
de Charles Sorel. Instrument de relance
narrative et support d’un jeu métafictionnel

- Mathilde Aubague
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      Mais Floriandre tombe malade et doit partir en cure dans un village thermal, hasard que Dorini exploite en proposant à Nays de s’y rendre pour « l’attirer dans ses filets » [27] et réaliser directement la séduction au lieu de lui offrir un marché à distance. Arrivé à ce point du récit, Dorini passe au présent pour donner à Francion une information capitale :

 

Je ne sçay si elle se sera mise en devoir de s’y trouver, mais si elle le fait, elle y perdra ses peines, parce que Floriandre est mort depuis quelque temps ; je luy en ay escrit des nouvelles, c’est a sçavoir si elle les recevra, et si elles ne sera point desja partie lors quelles seront a sa demeure ordinaire [28].

 

      Le portrait de Nays nourrit le récit au niveau macro et microstructurel, Dorini propose un récit inséré où la relation amoureuse est représentée comme motivée par le désir et légitimée par l’intérêt social et financier. La séduction est préméditée et doit se conclure par des arguments économiques : pour réaliser le désir de Nays, Dorini met en place les termes d’un mariage bourgeois. Sur le plan structural, ce récit fait naître un opposant à Francion pour le nier immédiatement : Floriandre est mort alors que Nays l’ignore et se trouve déjà disponible pour Francion.

 

Le portrait de Nays, instrument de cohérence esthétique et éthique

 

Cohérence esthétique : outil d’une technique de l’anticipation et de la transition

 

      Le portrait de Nays confère au texte une unité narrative, par-delà la disparate et l’instabilité d’un texte protéiforme, réécrit et modifié par deux fois. L’image participe d’une volonté d’unité qui se manifeste par l’anticipation de la découverte du portrait quatre livres avant son utilisation. La seconde partie du récit est donc motivée dès le livre III. L’histoire est complétée et forme un ensemble fini.
      La clôture du livre par le mariage de Francion et Nays est une possibilité discrètement évoquée par le texte dès la rencontre de cette dernière. Ce phénomène nouveau, qui n’a eu lieu avec aucune de ses anciennes conquêtes, confère à l’issue du récit une nécessité logique et contribue à la cohérence esthétique de l’ensemble du texte :

 

Bien souvent elle permettoit qu’il entrast dans son carosse, et s’amusoit a discourir avec luy de differentes choses où Francion cognoissoit toute la vivacité de son esprit qui par la lecture des bons livres, s’estoit garanti des tenebres de l’ignorance. Il avoit un contentement nompareil quand il consideroit qu’il ne se pouvoit repentir d’avoir perdu sa franchise, veu la beauté de sa prison [29].

 

Jean Serroy rappelle que « Sorel voit dans l’évolution d’une intrigue vers son dénouement le critère de l’œuvre romanesque » [30] et cite un passage de la Bibliothèque françoise à propos de la structure de l’intrigue de Polyandre :

 

La belle forme du roman ne s’y rencontre pas, pour ce qu’il n’est point achevé, et qu’il semble n’être qu’un fragment, les principaux personnages n’y ayant point fait savoir leurs fortunes [31].

 

Jean Serroy justifie par ce désir d’achèvement les réécritures successives du Francion, et plus seulement par les contraintes extérieures politiques et sociales : Sorel voulait « mener le roman à son terme » [32]. La question de la complétude, d’ordre esthétique, désigne le mariage.

 

Cohérence éthique ?

 

      Or, cette complétude repose sur une symétrie entre les deux principaux personnages féminins qui orientent chacun une partie du roman, Laurette et Nays. A travers la représentation de ces deux personnages, l’organisation structurelle du récit répond à un projet à la fois esthétique et éthique, que Jean Serroy analyse comme construisant une polarité symbolique :

 

Le roman en effet s’organise autour de deux pôles successifs, représentés par deux personnages féminins : Laurette – c’est le pôle négatif – et Nays – c’est le pôle positif. Le roman se voit ainsi divisé en deux parties, Francion se lançant à la conquête de Laurette dans la première, et de Nays dans la deuxième [33].

 

      La structure thématique et narrative est appelée à produire une cohérence éthique, Nays représentant au-delà de la beauté physique, l’aspiration à un idéal. Toutefois Jean Serroy tend à exagérer l’idéalisation de Nays, que le texte ne rend pas de façon si évidente [34]. 
      L’art de Sorel est en effet de suggérer cette solution de l’union idéale, tout en la minant de tous côtés. Si le portrait provoque chez Francion un désir qui le guide vers « un véritable itinéraire (…) qui va de Laurette à Nays » [35], le tableau que dresse Dorini de la jeune veuve n’est pas si idéal : que dire de cette jeune femme qui risque sa réputation, marchande avec un inconnu par l’intermédiaire de Dorini pour satisfaire ses désirs ? Il ne s’agit pas véritablement de pureté, l’image de Nays est aussi temporelle et charnelle. Au fond, ce que Nays a de plus que Laurette est sa situation sociale. Elle est riche et libre. Bénéficiant de l’indépendance et de l’autonomie que lui offre son statut de veuve, elle peut exiger le mariage parce qu’elle constitue un bien d’une valeur suffisante, tandis que Laurette, enfant trouvée et abandonnée à une prostituée, se contente de reprendre le flambeau de la vocation maternelle.
      Si Nays ne constitue pas un pôle idéal, le mariage est pour Francion l’occasion d’un retour à la norme sociale et d’un apaisement, corollaire d’un écœurement qui infirme la revendication antérieure de la multiplicité de ses désirs :

 

Ainsi Francion fist paroistre que rien ne pouvoit empescher qu’il n’estimast sa fortune et le lendemain ayant espousé Nays, il le crut encore plus fermement pour ce qu’il consideroit qu’il estoit arrivé au port et qu’il ne vogueroit plus sur cette mer d’affections diverses qui luy troubloient le repos et le menaçoient d’un naufrage [36].

 

Pour autant, la part d’idéal est encore relativisée. Si le mariage est une solution d’ordre éthique qui permet à Francion de guérir des « affections diverses » dont il ne se plaint à aucun autre moment et de se convertir à une morale admise, le changement qui intervient en lui n’est pas valorisé par le texte. Au contraire, Francion marié est pour ainsi dire dénaturé, et sa conversion morale n’est pas totale, il ne se repent pas :

 

Francion se voyant obligé de ne plus vivre en garçon prit deslors une humeur si grave et si serieuse que l’on n’eust pas dit que c’eust esté luy-mesme. Toutesfois l’on tient qu’encore qu’il sceust qu’il n’est pas permis de faire du mal, afin qu’il en advienne du bien, il avoit de la peine a se repentir de beaucoup de petites meschancetez qu’il avoit faites en sa jeunesse pour chastier les vices des hommes [37].

 

Selon Jean Serroy, il s’agit d’un accommodement, Francion ne pouvant changer l’ordre du monde en serait réduit à changer ses désirs [38].

 

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[27] Ibid., livre VII, p. 324.
[28] Ibid.
[29] Ibid., livre IX, p. 359.
[30] J. Serroy, « La composition du Francion de Sorel », dans Charles Sorel, Histoire comique de Francion, sous la direction de P. Dandrey, Paris, Klincksieck, « Parcours critique », 2000, p. 99.
[31] Ch. Sorel, La Bibliothèque françoise, seconde édition revue et augmentée, Paris, 1667 ; Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 197, cité par J. Serroy, « La composition du Francion de Sorel », art. cit., p. 99.
[32] J. Serroy, « Si l’Histoire comique de Francion n’était que la confession d’un jeune libertin du siècle, à quoi on a souvent voulu la réduire, le roman devrait s’arrêter au livre VII, lors de cette apothéose libertine que constitue la fête chez Raymond. Mais de fait un certain nombre d’indications éparses dans le texte montrent que Sorel prépare, dès 1623, une suite à son roman, et qu’il n’entend pas faire du couronnement libertin le dénouement de son intrigue, ni le terme de l’itinéraire de son héros. On peut même affirmer que, dès cette date, le libertinage ne constitue pas la réponse définitive à la recherche de Francion, car il ne répond plus, du moins sous la forme dont il l’a pratiqué jusque-là, à ses aspirations » (dans « La composition du Francion de Sorel », art. cit., p. 99).
[33] Ibid., p. 99.
[34] « Mais à force de regarder ce portrait alors qu’il raconte le cours tumultueux de ses amours et l’insatisfaction qui s’y attache, il le charge de ses rêves et de ses espérances, y voyant comme la possibilité d’autre chose, d’un amour idéal qui ne le décevrait point. […] Et devant Laurette conquise, qui a ainsi perdu son dernier attrait, Nays, par le récit de Dorini, lui offre l’image de la pureté. Laurette ne peut plus offrir à Francion que son portrait vivant, temporel, charnel, avec la présence hideuse de la vieille Agathe, tandis que le portrait peint de Nays fixe une beauté éternelle. Et c’est plus d’un portrait, pour tout ce qu’il représente d’idéal et de perfection, que d’une femme, que Francion tombe amoureux. Le départ vers l’Italie, c’est ainsi le départ vers l’idéal et le refus d’une réalité décevante. La route de Francion ne s’arrête pas au livre VII, elle a simplement changé de sens » (J. Seroy, Ibid., p. 101).
[35] Ibid., p. 102.
[36] Histoire comique de Francion, livre XI, p. 461 ; var. « Quand Francion fut de retour en sa maison avec ses amis il leur dit que desormais il tascheroit d’estre plus sage que par le passé, et qu’il croyoit qu’ayant espousé Nays il seroit arrivé a bon port, et qu’il ne luy faudroit plus voguer sur cette mer d’affections diverses où il avoit autrefois troublé son repos, estant a toute heure menassé du naufrage » (Op. cit., livre XII, pp. 525-526).
[37] Ibid., livre XII, p. 527.
[38] « Francion épouse Nays non pour faire une fin, si ce n’est celle du roman, mais parce que s’étant rendu compte de l’impossibilité de changer l’ordre du monde, il a choisi de changer l’ordre de ses désirs. Et il a trouvé en Nays la femme idéale; à sa beauté et à sa pureté s’ajoute une qualité particulière, qui n’est pas moins essentielle pour Francion : elle est veuve. […] En épousant Nays, Francion peut donc rester fidèle à lui-même, et ne rien renier de sa vie passée ; et pour cause, puisque c’est encore pour son plaisir qu’il se marie : « (son contentement) était extrême, et il n’a point diminué depuis ». […] La multiplicité des amours passagères est bien pour Francion la voie vers la permanence d’un amour unique » (J. Seroy, « La composition du Francion de Sorel », art. cit., p. 103).