Le rapprochement de la scène avec le dernier mot du texte « torrent » résume pour l’imaginaire de Fénelon tout le complexe des tensions qui luttent ici et cherchent l’harmonie. D’une part, le mot, renforcé par les ondes du dessin, rend sensible le déversement diluvien de la violence, selon un régime imageant très présent chez Fénelon, celui de l’eau-catastrophe, à l’abondance sans borne, suffocante et stérile :
Ces grands conquérants, qu’on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu’ils devraient seulement arroser [28].
Mais le même mot « torrent » diffuse l’écoulement implicite, dont l’écriture est la liquidité affleurée, de la vérité et de la sagesse que plus d’un texte fénelonien traite sous forme d’eau pleine, déversante, inondante, et finalement baptismale. Pour la description du séjour des rois bienheureux dans le Télémaque, les images d’eau irriguent le sublime, eaux mystiques enveloppant, dissolvant et épanouissant l’être :
Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs cœurs, comme un torrent de la divinité même qui s’unit à eux [29].
Quant à la sagesse, elle est, poétiquement transfigurée par Mentor,
comme un grand océan de lumière : nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s’y perdre [30].
Dans la page manuscrite des Dialogues, le torrent désigne donc à la fois le dessin (d’autant plus qu’en le retournant, Fénelon accentue son flux de
cataracte) et le texte (qui emporte l’image ou la change en son bras d’encre). Le découpage par la ligne de la séquence « vous viennent comme un
torrent » entraîne enfin une syllepse énonciative qui élargit l’espace de la réception. César s’adresse à Pompée, et
au-delà de lui, en précepteur cynique, il énonce une loi « universelle ». Et, finalement, dans la situation de lecture, le « vous »
prend directement à parti l’interlocuteur de Fénelon, à qui est destinée la vraie leçon : le duc de Bourgogne.
Ainsi pour lui, « viennent comme un torrent ». Mais que lui vient-il ? Sujet(s) absent(s) pour un sujet à venir, en train de
se construire. Sujet(s) artificiellement absenté(s) grâce au changement de ligne mais virtuellement celé(s) et même recréé(s) dans le blanc de la marge
latérale. Alors quoi au pluriel vient au duc comme un torrent ? Sa violence intérieure sans doute qui sans barrage se déverse dans les ondes agitées d’un
dessin (l’image du torrent est visuelle, un tourbillon visuel). Mais le torrent déploie aussi l’écriture en mouvement ; cette écriture draine la leçon
et la leçon soulève les sédiments du dessin, les lave, les charrie dans le sens de son courant.
L’écartement du texte, à l’endroit où il attrape et retient l’image pour qu’elle ne déborde pas, fait
songer à une bouche : le dessin y prend la place de la langue, et de la parole de loi qu’elle transmet. Ainsi s’entend la voix du maître ; elle est
composée par l’image de l’élève changée en leçon qui dit le contraire de ce qu’elle voulait en premier lieu figurer.
La page, cette autre table de la loi, est destinée à la mémoire : mémoire d’enfance du roi où se mettent en place
les repères de son ministère ; souvenir du dialogue du maître et de son élève qui mêle l’affection respectueuse et le devoir
d’obéissance et qui est aujourd’hui, pour nous, un autre dialogue des morts. Entre l’adulte et l’enfant, s’est joué ou rejoué (qui peut dire si
le duc a jamais vu cette page et si Fénelon n’a pas seulement agencé pour lui-même la scène pédagogique ?) une maïeutique pleine de tendresse (car
le dépôt du dessin dans le recueil du manuscrit est aussi un touchant hommage de l’affection) et une maïeutique pleine de violence (car l’empreinte, presque la
pression de l’écriture y montre toute sa puissance d’imposition idéologique).
La marge a recueilli ou rendu possible cet oxymore d’une douce violence : elle a été le théâtre d’un combat, le
jeu d’un accompagnement, et finalement l’expérience étonnante, émouvante, terrible aussi de la plasticité des signes.