Le dessin a trouvé son lieu dans cet espace transitionnel, vibrant et incertain, où se rencontrent le texte et son blanc et qui n’appartient
privément ni à l’un ni à l’autre mais à leur entrelacs. Peut-être cette limite intensément lumineuse, intensément active, au bord de la
virtualité et riche de son accueil trouverait dans l’aura sa métaphore à rêver : l’aura qui, comme une lueur nuageuse, comme un souffle presque tangible
et une brise de leur odeur sacrée auréole, selon les poètes anciens, les dieux venus sur terre [7].
Le dessin du duc de Bourgogne a donné pleine présence à cette zone de l’aura, frontière-Janus ouverte et indiscernable devenue, au milieu de l’écriture
et de son ourlet blanc, le tiers inclus-exclu de la page. La position de l’image redistribue ainsi la carte plastique des marges, chaque partie de la page pouvant se prévaloir
d’être la frontière de l’autre ; avec pour le dessin ce privilège d’occuper tous les sites possibles, marge-domino où s’additionnent la somme
des marges et leur supplément.
Une seule feuille, pliée en deux, a suffi pour recopier le dialogue que le dessin vient clore de sa ponctuation d’encre. La main du jeune duc de
Bourgogne s’y reconnaît qui a laissé, comparables à celui-ci, des croquis de scènes de combat et de chasse [8] conservés
à la Bibliothèque nationale [9]. Dans le manuscrit autographe de Saint-Sulpice (fig. 3),
la plume de l’enfant a griffonné, d’un geste rapide, comme s’il s’agissait de cueillir une image fugitive, deux cavaliers sans visages qui se précipitent vers un
soldat à pied en attitude de défense, le corps basculé vers l’arrière. L’un des cavaliers pointe sa lance pour percer le fantassin, les pattes de son cheval
l’effleurent. La tête de la monture a été soulignée avec un soin particulier, comme s’il s’agissait d’une petite étude nourrie de la passion
du duc pour l’équitation. La silhouette et la posture adoptée ressemblent à celle de quelque saint Georges attaquant le dragon. L’autre cavalier, lui, derrière
un large bouclier, brandit au-dessus de sa tête une hache, un peu spectaculaire, prête à s’abattre (peut-être porte-t-il même une épée au
côté). L’homme terrassé tente de se protéger du cavalier de gauche qui le menace plus directement en levant son bouclier et une sorte de lance (ou une
épée tenue comme une lance ?).
Pour restituer un peu de perspective et donner de l’animation, voire de la vitesse à sa vignette [10],
le duc a joué de trois plans distincts :
Les trois plans d’espace orchestrent donc une péripétie en trois séquences de temps : temporalité passée (récente) du début de
l’attaque qui a déjà affaibli le soldat à pied ; temporalité présente de l’assaut par le cavalier (qui cherche certainement à donner le coup
de grâce) ; et enfin temporalité à venir où le second cavalier rejoindra le premier et l’aidera à avoir définitivement raison de son adversaire [11].
La scène est empreinte d’une fougue dont le dessin a enregistré l’émotion et qu’il contribue à mettre en valeur. Le
style incisif de l’ensemble doit sans doute beaucoup aux leçons du graveur Sébastien Le Clerc. Les hachures confèrent aux chevaux leur relief, elles évoquent aussi
les meurtrissures de l’action où les corps s’entredéchirent et où la vie humaine menace de toute sa discontinuité ; elles témoignent encore de la
véhémence du dessinateur à vivifier sa scène et peut-être de l’humeur belliqueuse de sa personnalité, qui selon les contemporains et Saint-Simon en
particulier, n’était pas de tout repos :
Ce prince, héritier nécessaire, puis présomptif, de la couronne, naquit terrible, et sa première jeunesse fit trembler. Dur et colère jusqu’aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimées ; impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer en des fougues à faire que tout ne se rompît dans son corps [12].
À examiner d’un peu près les couches d’encre, on se rend vite compte que le duc de Bourgogne n’a pas apposé son croquis
sur le manuscrit de son maître, pour y introduire par ses figures son territoire d’enfant insolent et rétif. C’est Fénelon qui s’est servi de la feuille où
était déjà le dessin : il s’étendait alors horizontalement dans la moitié basse. Le précepteur se saisit de la feuille, il la fait par exemple
pivoter de 90° sur la gauche, la plie vers lui, la rabat puis il recopie son texte. De la sorte, le dessin vient se placer sur la quatrième et dernière page du feuillet, non dans
le sens panoramique qui était le sien à l’origine, mais perpendiculaire au bloc textuel qui achève sans alinéas le dialogue, donc dans la direction du premier
cavalier de gauche et presque dans le sens de sa lance-flèche.
Visuellement, Fénelon accorde une place ambivalente au dessin du duc. À la fois, il le présente au milieu de la page, en maintenant ainsi
la position initiale qu’il avait sans le texte (du moins dans la moitié de la page d’origine). Les mots viennent en partie buter sur les traits et en partie les déborder,
sans toutefois les reprendre et les intégrer totalement : les trois personnages, comme une sorte de proue ou de pointe, prolongent l’occupation du lieu récupéré
par l’écriture et pour elle, et ils s’offrent encore avec netteté. Le regard, changeant de régime de signes, termine ainsi sa lecture par une image ; une image
qui oblige, si on veut bien la voir, à faire pivoter le cahier. Logé dans les vides laissés au pourtour du dessin, le texte de Fénelon paraît alors en ses marges.