De l’éducation des marges
Étude d’un dessin marginal du duc de
Bourgogne dans un manuscrit de Fénelon

- Olivier Leplatre
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Fig. 3. Dessin du duc de Bourgogne, détail

       Le dessin a trouvé son lieu dans cet espace transitionnel, vibrant et incertain, où se rencontrent le texte et son blanc et qui n’appartient privément ni à l’un ni à l’autre mais à leur entrelacs. Peut-être cette limite intensément lumineuse, intensément active, au bord de la virtualité et riche de son accueil trouverait dans l’aura sa métaphore à rêver : l’aura qui, comme une lueur nuageuse, comme un souffle presque tangible et une brise de leur odeur sacrée auréole, selon les poètes anciens, les dieux venus sur terre [7]. Le dessin du duc de Bourgogne a donné pleine présence à cette zone de l’aura, frontière-Janus ouverte et indiscernable devenue, au milieu de l’écriture et de son ourlet blanc, le tiers inclus-exclu de la page. La position de l’image redistribue ainsi la carte plastique des marges, chaque partie de la page pouvant se prévaloir d’être la frontière de l’autre ; avec pour le dessin ce privilège d’occuper tous les sites possibles, marge-domino où s’additionnent la somme des marges et leur supplément.
       Une seule feuille, pliée en deux, a suffi pour recopier le dialogue que le dessin vient clore de sa ponctuation d’encre. La main du jeune duc de Bourgogne s’y reconnaît qui a laissé, comparables à celui-ci, des croquis de scènes de combat et de chasse [8] conservés à la Bibliothèque nationale [9]. Dans le manuscrit autographe de Saint-Sulpice (fig. 3), la plume de l’enfant a griffonné, d’un geste rapide, comme s’il s’agissait de cueillir une image fugitive, deux cavaliers sans visages qui se précipitent vers un soldat à pied en attitude de défense, le corps basculé vers l’arrière. L’un des cavaliers pointe sa lance pour percer le fantassin, les pattes de son cheval l’effleurent. La tête de la monture a été soulignée avec un soin particulier, comme s’il s’agissait d’une petite étude nourrie de la passion du duc pour l’équitation. La silhouette et la posture adoptée ressemblent à celle de quelque saint Georges attaquant le dragon. L’autre cavalier, lui, derrière un large bouclier, brandit au-dessus de sa tête une hache, un peu spectaculaire, prête à s’abattre (peut-être porte-t-il même une épée au côté). L’homme terrassé tente de se protéger du cavalier de gauche qui le menace plus directement en levant son bouclier et une sorte de lance (ou une épée tenue comme une lance ?).
       Pour restituer un peu de perspective et donner de l’animation, voire de la vitesse à sa vignette [10], le duc a joué de trois plans distincts :

  1. plan du cavalier de gauche qui touche presque le soldat de sa lance ; cette dernière est dessinée comme une flèche, traçant ainsi une légère oblique qui donne le sens de l’attaque.
  2. plan du fantassin à la fois situé dans l’oblique du cavalier pour lui faire face et s’en défendre et dans l’axe du sol où il semble presque englouti.
  3. enfin plan du dernier cavalier, celui de droite, dont la silhouette parallèle au sol peut suggérer qu’il vient de plus loin et qu’il est en train de se diriger vers le combat.

Les trois plans d’espace orchestrent donc une péripétie en trois séquences de temps : temporalité passée (récente) du début de l’attaque qui a déjà affaibli le soldat à pied ; temporalité présente de l’assaut par le cavalier (qui cherche certainement à donner le coup de grâce) ; et enfin temporalité à venir où le second cavalier rejoindra le premier et l’aidera à avoir définitivement raison de son adversaire [11].
       La scène est empreinte d’une fougue dont le dessin a enregistré l’émotion et qu’il contribue à mettre en valeur. Le style incisif de l’ensemble doit sans doute beaucoup aux leçons du graveur Sébastien Le Clerc. Les hachures confèrent aux chevaux leur relief, elles évoquent aussi les meurtrissures de l’action où les corps s’entredéchirent et où la vie humaine menace de toute sa discontinuité ; elles témoignent encore de la véhémence du dessinateur à vivifier sa scène et peut-être de l’humeur belliqueuse de sa personnalité, qui selon les contemporains et Saint-Simon en particulier, n’était pas de tout repos :

 

Ce prince, héritier nécessaire, puis présomptif, de la couronne, naquit terrible, et sa première jeunesse fit trembler. Dur et colère jusqu’aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimées ; impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer en des fougues à faire que tout ne se rompît dans son corps [12].

 

       À examiner d’un peu près les couches d’encre, on se rend vite compte que le duc de Bourgogne n’a pas apposé son croquis sur le manuscrit de son maître, pour y introduire par ses figures son territoire d’enfant insolent et rétif. C’est Fénelon qui s’est servi de la feuille où était déjà le dessin : il s’étendait alors horizontalement dans la moitié basse. Le précepteur se saisit de la feuille, il la fait par exemple pivoter de 90° sur la gauche, la plie vers lui, la rabat puis il recopie son texte. De la sorte, le dessin vient se placer sur la quatrième et dernière page du feuillet, non dans le sens panoramique qui était le sien à l’origine, mais perpendiculaire au bloc textuel qui achève sans alinéas le dialogue, donc dans la direction du premier cavalier de gauche et presque dans le sens de sa lance-flèche.
       Visuellement, Fénelon accorde une place ambivalente au dessin du duc. À la fois, il le présente au milieu de la page, en maintenant ainsi la position initiale qu’il avait sans le texte (du moins dans la moitié de la page d’origine). Les mots viennent en partie buter sur les traits et en partie les déborder, sans toutefois les reprendre et les intégrer totalement : les trois personnages, comme une sorte de proue ou de pointe, prolongent l’occupation du lieu récupéré par l’écriture et pour elle, et ils s’offrent encore avec netteté. Le regard, changeant de régime de signes, termine ainsi sa lecture par une image ; une image qui oblige, si on veut bien la voir, à faire pivoter le cahier. Logé dans les vides laissés au pourtour du dessin, le texte de Fénelon paraît alors en ses marges.

 

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[7] L’aura ressemble aussi au nuage d’or qui enveloppe Mentor au moment où, redevenu Minerve la déesse de la sagesse, il regagne l’azur, certain d’avoir mené à son terme le voyage initiatique de Télémaque (Fénelon, Les Aventures de Télémaque, Dix-huitième Livre, éd. cit., p. 572).
[8] Le duc l’aimait « avec fureur » aux dires de Saint-Simon (Mémoires, édition établie par Y. Coirault, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade  », 1985, tome IV, p. 413). Dans son tableau intitulé La Famille du Dauphin, Louis de France, fils de Louis XIV, daté de 1687, Pierre Mignard avait peint le duc de Bourgogne alors âgé de 5 ans, en costume rouge de petit chasseur, une lance à la main et l’épée à la ceinture (voir le tableau).
[9] BnF, Est. Ad. 2 Réserve / petit in-f° (signalés par J. Le Brun dans son édition déjà citée des Œuvres de Fénelon, tome I, p. 1377. À cette page est reproduit le dessin du duc de Bourgogne). Sur les autres scènes dessinées par le duc de Bourgogne, voir H. Schumacher, Fénelon et l’éducation de Mgr le duc de Bourgogne, diplôme du Centre audiovisuel de Saint-Cloud, 1965, B. N. Est. Ka 870 / 4°. Le duc de Bourgogne avait appris le dessin grâce aux leçons de Sébastien Le Clerc, graveur ordinaire de Louis XIV, qui lui dédia en 1696 un recueil de figures (chevaux et paysages). Sur ces planches, on se reportera à M. Préaud, Bibliothèque Nationale Estampes. Inventaire du fonds ancien. Graveurs du XVIIe siècle, tome 8 (2 volumes), Sébastien Le Clerc, Paris, 1980, volume 1, p. 13, n°1137-1196. L’apprentissage du dessin, comme celui de la danse, avait lieu officiellement après déjeuner, entre une heure moins le quart et deux heures.
[10] Le traitement des pattes des chevaux est de ce point de vue assez remarquable : le duc les a élongées en minces traits ondulants pour les confondre visuellement avec l’illusion de la traînée du mouvement sur la rétine.
[11] On pourrait aussi penser que le cavalier de droite vient défendre le soldat à terre. Cette hypothèse relativise un peu la cruauté dont je parlerai par la suite, mais elle n’enlève rien au fond de violence de la scène : la présence de la hache rend particulièrement inquiétant ce cavalier, quoi qu’il en soit de son rôle.
[12] Saint-Simon, Mémoires, éd. cit., p. 413.