Et si, dans les Aventures de Télémaque, Fénelon n’hésite pas à pousser le fils d’Ulysse à
combattre parfois sauvagement mais toujours bravement ses ennemis, dans des corps à corps lyriquement exhaussés [21], cette décharge
de violence n’est jamais une fin en soi et n’assure aucun héroïsme. Tout donne à penser au contraire qu’elle est traitée par la fiction comme un
psychodrame où le moi, prétendant à la gloire, dépasse la fougue guerrière en l’éprouvant et en la vidant de sa séduction. Cette
catharsis, qui ne vise que la paix, trempe dans le baptême du sang pour Télémaque et dans le baptême de la fiction du sang pour le duc et elle entre, ainsi que
Fénelon l’a appris de la tragédie depuis son origine, dans une stratégie de socialisation des mours par la prévention de ses soulèvements et par la
décantation de sa tumultueuse latence.
Cette stratégie, qui ordonne tout le projet pédagogique de Fénelon, n’est pas de nature différente ici. En offrant pour seul
lisible et clairement visible son texte et, pour y parvenir, en changeant l’orientation de visibilité du dessin, Fénelon renvoie ce dernier à son informe, au petit chaos
(graphique) d’où il procède. Voilà l’état où tombe - car le retournement de l’image la conduit aussi à cette chute - la pulsion.
L’écriture assigne à l’image sa marge comme topique de la déperdition et approche du néant. Le tombé du blanc fait ensuite silence sur tout, avant
le recommencement de l’écriture au dialogue suivant.
Et pourtant Fénelon n’a visiblement pas voulu forcer avec une totale brutalité, fût-elle symbolique, le naturel de son
élève. Le rapport subtilement équilibré du texte et de l’image montre un dosage des affects, qui sous-tend en fait l’efficacité de l’apprentissage
et le compagnonnage amical de l’entreprise disciplinaire. Car Fénelon sait bien que la contrainte n’est pas tout [22]
et ne saurait se passer pour l’avoir tarie de la ressource du plaisir. En homme de la fiction qui croit en sa vertu et en ses pouvoirs, il défend l’idée que le
détour de l’imagination et que la fantaisie de la littérature, qu’elle soit fable, conte, roman ou dialogue, aideront toujours à domestiquer une âme et un
corps. Garder le dessin du duc, c’est aussi laisser encore un peu de place au plaisir, quoique un plaisir désormais encadré, réaffecté, signifiant vraiment
puisqu’il participe à une leçon. Fénelon a converti la jouissance et avec elle ce dont le dessin est le langage génésique : le babil, le
désordre, la virilité sans loi qui réclame avec fracas sa reconnaissance.
Le précepteur joue la jouissance contre elle-même : de son euphorie, il retient la demande, ce que l’on pourrait nommer avec Roland
Barthes « son état de surenchérissement », « le flux pressé de tous les plaisirs » [23].
Il l’amplifie en y adjoignant son discours et en mobilisant dans l’espace de la page les virtualités d’un encore. Mais la parole qui mime le surcroît de
l’excitation leurre sur ses intentions car elle substitue à la Toute-jouissance du roi enfant qui veut être enfant roi, une autre scène : celle, plus satisfaisante
parce qu’ordonnée, du Père, caché jusque-là dans le silence de la marge, deus absconditus spectaculairement révélé par l’encre
de l’écriture et sur la véronique de la feuille. Mais encore une fois, les mots ne tuent pas tout à fait le plaisir de dessiner, ils le retranchent, se le réservent
pour le profit des lois qu’ils édictent et gravent sur la mémoire du papier, contre la volonté de jouissance enfantine. En classique, Fénelon ne nie pas
l’agréable comme adjuvant de l’utile, de façon à enlever aux maximes un peu de leur amertume et de leur sécheresse, et ne pas heurter voire braquer le
caractère spontanément insoumis du duc, ce que l’abbé Fleury, son sous-précepteur, appelait pudiquement une « extrême vivacité »
[24] :
La nécessité de le laisser dessiner en étudiant, à quoi il avait beaucoup de goût et d’adresse, et sans quoi son étude était infructueuse, a peut-être beaucoup nui à sa taille [25].
Par toutes ces opérations de signification et de domestication dont la page restitue, en une synthèse du temps, le point de départ,
le déroulement et le résultat, Fénelon crée un nouveau dispositif visuel et scriptural. Il associe deux textes à une image. En fait, il lie les textes par le
trait d’union d’une image ou il réfère l’image aux repères des textes pour que, entre ces trois pôles de sens, circule un message. L’ensemble
s’apparente aux stratégies de l’emblème. On y retrouve le code d’une image et d’un texte en soutien l’un de l’autre et le dialogue
herméneutique qui permet au lecteur-spectateur de l’emblème d’entendre le message de la totalité et d’apprécier l’échange de sens des
parties entre elles. Mais ici l’architecture emblématique subit le procès de retournement que Fénelon conduit dans sa page : la subscriptio remonte
au-dessus de l’image. Cette position de supériorité écrasante et coercitive lui assigne son nouveau sens qui, à partir de là, devra en être
impérativement retirée.
La leçon est portée par le contenu des textes qui, indépendamment de l’image, donnent déjà à méditer les
dangers du pouvoir. Mais, avec le dessin, une nouvelle lecture se fait jour, complémentaire du message des dialogues et tournée vers ce qui trouble Fénelon à travers les
traits et leur énergie. Elle consiste à inverser radicalement le sens de l’image puisque s’y manifeste le risque de la violence, qui toujours engendre la
déchéance du politique, les ambitions des conquérants et les illusions de gloire des despotes autoritaires. C’est donc par ironie que Fénelon s’empare du
dessin : il lui fait signifier l’inverse de ce qu’il exprime, il retourne sa signification, comme l’indique la nouvelle direction spatiale de l’image. Tout reprend
alors sens autrement : à la lecture des textes, les hachures étoffant les corps des combattants leur donnent un nouveau vêtement qui paraît d’ombre, les visages
absents sont comme des disparitions. La mort est bien là, mais elle n’est plus l’issue du combat, elle accueille pour les creuser de néant la guerre et la violence ;
car ce sont elles qui font de la vie l’égale d’un monde ensommeillé et cauchemardesque.
Le texte des ombres contamine le dessin, il l’informe autrement, l’endeuille et le fait travailler à s’exténuer. Les
fantômes qui s’y affrontent désormais découlent directement des signes de l’écriture. Cette métamorphose est analogique à celle qui se
réalise dans les dialogues eux-mêmes puisque Fénelon absente les grands hommes de l’Histoire pour les réduire à leur voix diaphane et à leurs chairs
cendrées. De même que, dans les Dialogues des morts, les vivants ne reviennent plus qu’à travers le linceul de leur voix, décantation tragique de ce
qu’ils furent, l’image de l’enfant s’amuït en simples traits fugaces, en ondes mobiles et éphémères. Ses lignes marquent encore le papier, mais
elles appartiennent à l’écriture beaucoup plus qu’au dessin : Fénelon a récrit le dessin de son élève, ou plutôt il l’a sorti
de son statut d’image, qui comportait sa violence, pour le ramener à l’écriture où il s’est pacifié, et comme absenté à lui-même.
Cette ombre d’image, Fénelon en fait la suite de son texte.