Fénelon dispose le dessin de son élève entre des dialogues des morts qui, tous deux, évoquent le scandale ou les égarements
de la puissance. Pompée, César, Auguste, les hommes de pouvoir de la grande Rome, y incarnent le théâtre de la politique dans ce qu’elle a de moins recommandable et
de moins imitable. Fénelon donne à ces hautes figures historiques des corps d’ombres, apparus tels des fantômes ; ils reviennent à la parole dans le royaume de
Pluton pour rendre compte de leurs actes et en répondre, comme au jour du Jugement Dernier. Il n’y a rien à admirer : avec eux, s’éteint la splendeur de
l’Histoire et se tait l’écho favorable des renommées. À la place, Fénelon veut faire entendre, venue des bouches de fumée des défunts, la mort
qui inspire tout pouvoir. L’encre par laquelle il transcrit ses dialogues d’outre-tombe écoule la noirceur d’un monde repeint en un dramatique nocturne (dans l’
Enéide, Virgile parle des Enfers comme du « séjour (...) de la nuit endormeuse » [16] ; sa liquidité
- couleur de Styx -, son pigment semblent faits de la poussière des ombres ; ils aident Fénelon à désenchanter la majesté de l’Histoire.
Cette Histoire précisément, le dessin du jeune duc voulait en illustrer l’événement guerrier. Fénelon y a-t-il perçu
le premier jet du grand tableau historique que l’enfant avait déjà l’ambition d’écrire et que ses impulsions enfantines rêvaient d’accomplir ?
On croirait en effet une esquisse, une petite vue, un caprice épique tout en linéaments vigoureux, sans formes anatomiques, sans chair ni couleur, sans traits du visage, sans
dramaturgie passionnelle sinon dans les tensions des traits. Peut-être Fénelon, qui toujours redoute l’Histoire et son cours incertain parce qu’il y entend la
résonance des passions, s’est-il inquiété de cette envie, que le dessin fait entrevoir, d’entrer tumultueusement dans la geste historique. L’enfant est dans
les limbes de l’Histoire, il adresse par ses messages dessinés encore imparfaits un désir encore inachevé. Mais c’est une brûlure, à en croire la passion
du dessin. Il faut au précepteur tenir cette marge, cette bordure qui vacille, la fixer comme une borne et non comme l’horizon d’un départ, d’une intrusion brutale sur
le champ de bataille de l’Histoire.
Le premier dialogue, avant le dessin, confronte Pompée et César et il a pour objet la manière de tenir le peuple. Il concerne donc, dans les
termes de César, les « moyens pour gouverner la république ». Pompée, qui ne parvient pas à « plaire aux Romains »,
s’épuise en dépenses pour y parvenir : il achète « les particuliers pour enlever tous les suffrages », il nourrit, ou plutôt abrutit le
peuple de jeux et de pain. César ne s’étonne pas de l’échec de Pompée et au terme d’un échange où il fait lanterner son interlocuteur, il
finit par lui avouer son secret de gouvernement : « corrompre toutes les femmes pour entrer dans le secret le plus intime de toutes les familles » et « emprunter
et dépenser toujours sans mesure, ne jamais rien payer ». « Plus je suis ruiné plus je suis puissant » finit même par lâcher le
« maître de Rome » et sa tirade s’achève ainsi : « Il n’y a qu’à dépenser, les richesses vous viennent comme un
torrent ».
Quant au dialogue suivant, il donne lieu, par l’intermédiaire de Cicéron encore plein de ressentiment, à une charge contre Auguste et
contre Antoine, une condamnation du triumvirat avec Lépide dont le dessein était de « mettre Rome dans les fers ». Surtout l’orateur insiste sur
l’ingratitude d’Auguste dont il fut le conseiller avant d’être disgracié. Il évoque alors le temps où le futur empereur n’était encore,
après la mort de César (par quoi les dialogues trouvent à s’enchaîner thématiquement et chronologiquement), qu’un jeune homme « sans
autorité ». Cicéron parle d’un « enfant », d’un enfant qui a mal tourné, devenu un « tyran cruel » dont il
n’a pas su prendre lui-même la mesure. Le message est clair pour l’illusion identificatoire : que le duc imagine un peu être Auguste jeune mais qu’il sache devenir
l’adulte qu’il n’a pas été.
Marginaliser le dessin du duc et, d’un autre point de vue, le garder au centre, c’est donc désigner l’enjeu même de
l’écriture : Fénelon veut affaiblir la position pulsionnelle de l’enfant, réprimer sa violence qui jaillit dans les secousses du dessin, et en même temps
indiquer que cette violence, avec ce qu’elle signale de périls, est la cible essentielle, centrale, de l’éducation. L’opération est répressive :
elle cherche à surveiller la liberté de l’image et ce qu’elle recèle. Le discours tombe, il arrive par le dessus, par la marge d’en haut, marge de
l’autorité et des cieux de la sagesse ; il pèse de toute la gravité d’un Surmoi textuel. La main est au travail pour arraisonner et fixer la raison du roi,
comme la main du sage Minos fait loi dans le grand livre parfumé que les Crétois conservent précieusement pour garantir leur paix [17].
Quand il s’est mis à copier son dialogue, Fénelon pouvait voir d’un même regard panoptique son texte et le dessin tourné
vers lui : il avait à proprement parler sous les yeux l’image qui ne devait plus lui échapper, comme une manière symbolique de retenir l’élève si
difficile à faire se concentrer [18] et demeurer en place. La page, petite pièce d’apprentissage, petite table où se dit la messe
du savoir, empêche la sortie au-dehors ; elle garde à l’intérieur pour la leçon quand l’élève a le regard tourné vers le jardin de
Versailles, vers la Forêt de Noisy, où il courrait les lièvres et les cerfs, et vers tous les champs de batailles buissonniers. Fénelon veut reprendre, dans tous les sens
de ce terme : corriger, récupérer comme une place forte perdue ou menacée, recoudre dans le lacis civilisateur de l’écriture. Cette reprise n’est
cependant pas totale : l’écriture laisse un peu de champ au dessin, elle ne le fait pas disparaître. Car l’image et son signifié doivent laisser la trace de
leur vérité ; il leur faut s’inscrire tels des stigmates mémoriels dans l’esprit du duc, au plus profond que le permettent l’incision de la plume et
l’impression de l’encre :
Les premières images gravées pendant que le cerveau est encore mol, et que rien n’y est écrit, sont les plus profondes [19].
Ainsi le jeune prince, le « petit prince » comme l’appelait Fénelon, n’oubliera pas ce que son dessin, memento proche d’une vanité, signifie vraiment. Non plus un divertissement pour son plaisir mais justement ce que ce divertissement et ce plaisir doivent à la pulsion de mort et à la mythologie des profondeurs intérieures. Et il faut bien décidément que le dessin reste visible pour témoigner du renoncement, dans la langue de Fénelon : du « désintéressement » que le texte et, derrière lui, la main du maître imposent à ce plaisir. Lequel est refoulé dans sa marge, de la même façon que la violence des hommes doit être, pour le moraliste et l’homme de foi qu’est Fénelon, en marge de soi, anéantie, opprimée par la conscience et par la volonté jusqu’à l’oblation. Qu’elle demeure ainsi en marge de la chose publique, comme sa hantise et sa tentation répulsive, comme son altérité ombreuse. Car, dans le système théologico-politique de Fénelon, la paix des âmes et des cœurs est le seul salut des cités aux antipodes du temps de la guerre qui précipite toujours la perte de l’humanité et l’enracine dans son insoumission à la loi de Dieu :
SOCRATE : La guerre quand on la regarde de près avec des yeux sains, est un spectacle monstrueux. C’est le déshonneur du genre humain [20].