La liberté dans les fers ? Cadrer, décadrer,
recadrer la fable et l’image dans les Fables
choisies mises en vers de La Fontaine
(livres I-VI, 1668)
- Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 25. Fr. Chauveau, « Le Meunier,
son Fils et leur Ane », 1668
Fig. 26. Fr. Chauveau, « Le Pâtre et
le Lion / Le Lion et le Chasseur », 1668
Fig. 27. Fr. Chauveau, « Jupiter et
le Métayer », 1668
Fig. 28. P. Ligorio, « Rusticus,
et Juppiter », 1564
Fig. 29. Anonyme, « Del contadino,
e Giove », 1570
Le système d’encadrement typographique sur la page peut lui-même dessiner un ensemble tripartite. Dans « Le Meunier, son Fils et l’Ane », III, 1 (fig. 25), le corps fabuleux du récit est serti entre un prologue et la moralité, bien détaché par un saut de ligne. Ce qui constituerait, en soi, une structure emblématique complète – et c’est bien ce que Ménestrier discernait dans l’apologue ésopique en général – se dérègle une fois la vignette gravée ajoutée, quand bien même celle-ci vient « faire emblème » visuellement, et déjoue le processus de figurabilité que le lecteur attendrait. L’ajout d’un encadrement dialogique précédant l’apologue-source [40], puis à la fin d’une moralité en adresse au lecteur, transforme et détourne visuellement l’apparente structure emblématique. De la même manière, le fil de l’ensemble textuel (prologue, apologue, moralité) fait sortir la gravure de son cadre, en quelque sorte. D’une part, l’attaque du prologue (v. 1-6), sous la forme d’une vérité générale, présente tous les traits d’une glose emblématique, mais il est bien difficile de construire mentalement un lien symbolique, même lointain, entre le propos tenu (« la Feinte est un pays plein de terres désertes », v. 5) et la représentation d’un âne porté par deux hommes qui en croisent un autre. D’autre part, le prologue lui-même enchâsse un dialogue (entre Racan et Malherbe) en guise de premier apologue (il est impossible de contenter tout le monde), qui n’a pas plus de rapport avec la gravure. Il faut attendre d’ailleurs la prise de parole de Malherbe tout à la fin du dialogue pour engager l’amplification lafontainienne de l’apologue-source sous la forme d’un récit à son tour enchâssé (et marqué comme tel par les sauts de ligne) : la vignette qui l’illustre est ainsi déplacée mentalement par le lecteur après le cadre oratoire, sans plus précéder l’ensemble de la composition textuelle. On peut encore aller plus loin, si l’on considère le cadrage général de la page : celui-ci impose un seuil au premier constat, programmatique en termes de fable d’ailleurs : « La Feinte est un pays plein de terres désertes :/Tous les jours nos auteurs y font des découvertes ». Voilà qui donne alors un cadre cognitivement surprenant – un dialogue et un récit – à cette cartographie immédiatement éludée.
Cet usage souple des relations d’encadrement entre la fable et l’image que l’on a l’habitude de lui associer, est particulièrement sensible dans le cas des fameuses fables doubles, celles qui n’offrent qu’une seule vignette gravée pour deux apologues successifs. Pour la première série du recueil, « La Mort et le Malheureux » suivie de « La Mort et le Bûcheron » (I, 15 et 16), la gravure en facteur commun propose une composition qui convient bien aux deux, en montrant une allégorie de la Mort-squelette et un vieil homme [41]. Cependant, elle accompagne, non pas le texte directement inspiré d’Esope, celui dont on attend justement l’image, car il constitue la fable XVI ; elle sert de prologue à l’invention lafontainienne sur ce motif, la fable XV. Qui est alors l’image de l’autre ? L’image et le premier texte donné à lire ne se dédoubleraient-ils pas pour illustrer le second ? ou lui confèrent-ils un double encadrement susceptible de le mettre à distance et de renforcer l’ironie du récit ?
Cet effet d’indécision féconde quant aux limites ou à la singularité des cadres et de ce qu’ils encadrent, joue pleinement dans la fable double « Le Pâtre et le Lion/Le Lion et le Chasseur » (fig. 26), au début du livre sur lequel se clôt le recueil de 1668. Le prologue initial attire d’abord l’attention sur le caractère central du lien entre feinte et instruction, dont le plaisir tient aussi bien dans la petitesse des êtres ou des faits évoqués, que dans l’usage du style laconique : cela, évidemment, à travers de nombreux ornements rhétoriques, et sans que l’on voie immédiatement de relation entre la gravure, en plan d’ensemble coupé par une diagonale médiane de manière à présenter à gauche et au second plan un lion devant sa grotte ; à droite, au premier plan, bien séparé par un rideau d’arbustes, un homme embusqué, accroupi dos au lecteur. En valorisant explicitement « un conte en quatre vers » (v. 15), la pièce en vers développe au contraire une fable double, dont chaque occurrence est distinguée par des sauts de ligne, dont chaque élément est lui-même amplifié, où l’art du contage et de ses ornements, justement, vont primer sur l’instruction avant la moralité elle aussi détachée. Le lecteur prend connaissance de deux récits dont les péripéties sont identiques : perte, volonté de retrouver le voleur, peur de celui qui est allé chercher le voleur et qui se ravise en implorant les dieux. Comme la moralité, l’image initiale est destinée à servir aux deux. La redondance de la première, la neutralité de la seconde, la multiplication potentielle des deux récits sertis dans ces ornements rhétoriques et graphiques, relèvent pleinement du plaisir poétique que Corrozet, Haudent ou Verdizotti ont largement soutenu : une filiation intellectuelle dans laquelle La Fontaine s’inscrit clairement. Le lecteur est bien convié à croiser texte et image de manière non pas passive, mais active ; le voilà invité à une représentation de l’art de regarder, autant qu’à la représentation des actions illustrées.
Si François Chauveau a composé l’illustration des Fables selon un « à la manière de » iconographique bien ancré dans une tradition visuelle antérieure, quel qu’en soit le bricolage au sein de chaque vignette, l’examen des cadrages, tant de l’image que du texte qu’elle illustre, fait apparaître une source d’invention visuelle bien propre à accompagner le travail de réécriture galante de l’apologue ésopique privilégié par La Fontaine. Etre sensible aux effets de cadrages et à leurs déplacements, à leurs feintes ou à leur surenchère impose de renouveler constamment les procédures de lecture et d’interprétation morale d’un genre pourtant bien balisé par la tradition. Un tel mouvement, exigeant, favorise particulièrement, on le voit, le repérage d’une réflexion, constante chez La Fontaine, sur le geste d’invention poétique. L’adjonction des images à la réécriture lafontainienne et leurs cadrages, convergents ou divergents par rapport aux cadres narratifs ou aux cadrages typographiques, viennent en augmenter la portée. Autant que l’iconographie variée, faite de pièce et de morceaux empruntés et redistribués, le cadrage contribue à concentrer le regard sur l’exercice de lecture de la fable ésopique, et à l’entendre autant qu’à la voir. Laissons encore aux fables le mot de la fin, avec « Jupiter et le Métayer », inspirée de Faerno et de Verdizotti (99, figs. 27, 28 et 29).
Les deux sources retiennent le même cadrage narratif. Chez Faerno, un paysan qui avance de droite à gauche dans un champ est en train d’implorer Jupiter au-dessus à gauche dans une nuée, tandis que Verdizotti l’a arrêté dans un décor campagnard : à gauche, sur un sol dénudé qui met l’action en valeur, un paysan un genou en terre implore Jupiter dans une nuée au-dessus de lui. Chauveau a retenu un tout autre épisode, isolant le début de la fable sans laisser présager le reste : Mercure fait l’encan. La gravure se développe selon un plan moyen, resserré grâce à la double verticalité de l’arbre à droite et de Mercure, debout de profil, soulignant le cadre et refermant le cadrage ; le groupement en frise des auditeurs dessine une assemblée dense et animée, têtes et gestes des bras soulignant l’interlocution. Si les deux gravures italiennes mettent en avant l’imploration, celle de Chauveau privilégie les discussions qui sont dans la fable au style indirect libre : plus que les autres illustrateurs, à l’exception, inaugurale, de l’Edelstein, il déploie les tréteaux d’une scénographie de la parole conteuse. Par là, il épouse pleinement le choix de La Fontaine qui consistait à renouveler la fable et à la rendre à sa fonction première – celle que soulignait Lucas de Heere – : porter attention à la parole et à la construction de la sémiose autant qu’au contenu sémantique. Esope est le premier des poètes, aux yeux des anciens, pour cette raison. Suivre les jeux de cadrage autant verbaux que visuels nous aide à percevoir combien La Fontaine s’est inscrit dans son héritage.
[40] L’historiette, qui a été réellement racontée par Malherbe à Racan, circulait largement en Italie à la fin du XVIe siècle, rappelle J.-P. Collinet (éd)., p. 1095. Chauveau pour sa part a suivi la gravure qui illustre la fable liminaire « Aux lecteurs » proposée par l’imprimeur Zileti au début du recueil de Verdizotti (Op. cit., p. 11), elle-même contretypée sur celle de Ligori pour Faerno (Op. cit., fable 100, f. 99v). Il est tentant d’imaginer, outre les circonstances biographiques de composition que rappelle J.-P. Collinet (éd. cit., p. 1095), que La Fontaine a été sensible à la leçon de lecture des fables que suggérait de fait Zileti avec la sienne : le Français en fait tout autant dans sa propre version.
[41] A propos de cette gravure, qui relève d’un vaste collage des illustrations antérieures, voir J.-M. Chatelain, « La tradition iconographique comme imagination poétique : François Chauveau illustrateur des Fables de La Fontaine », art. cit.