La liberté dans les fers ? Cadrer, décadrer,
recadrer la fable et l’image dans les Fables
choisies mises en vers
de La Fontaine
(livres I-VI, 1668)

- Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 23. Fr. Chauveau, « L’Astrologue
qui se laisse tomber dans un puits », 1668

Fig. 24. Fr. Chauveau, « Le Bûcheron
et Mercure », 1668

Le processus interprétatif qu’un tel recadrage iconotextuel suggère, d’un littéral à un figuré de l’image et du texte, est-il cependant systématique et identique ? Reprenons du point de vue des interactions herméneutiques entre cadrage narratif et cadrage visuel « L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13), fable dont le P. Ménestrier considérait les quatre premiers vers comme un excellent emblème et où, « pour la première fois ici, la fable proprement dite s’amenuise afin de laisser la place à l’ample méditation qui la suit » [36]. Pourtant, si l’on y prête garde, le poème commence quand l’emblème est fini. La composition même de la page le suggère, en détachant les quatre premiers vers par rapport à ceux qui suivent (fig. 23). L’amplification des sources consentie alors par La Fontaine [37], comme le lecteur le découvre ensuite, vient décadrer le choix illustratif (un homme, une sphère armillaire et un compas à la main, en train de tomber dans un puits sous le regard de deux spectateurs en conversation). L’invention poétique s’affranchit de la tradition ésopique et de sa parénèse pour se développer en toute liberté, par accumulations et interrogations qui relancent autant de bribes de récits et de morceaux du monde juxtaposés, du microcosme (attitudes humaines) au macrocosme (physique et météores), et opposent les mouvements erratiques du sort à la stabilité du monde (« En quoi répond au sort toujours divers/Ce train dont toujours égal marche l’univers ? »). En soulignant la double vanité, et du sujet de la narration (l’astrologue qui tombe dans le puits) et d’une morale unique ou réduite à une seule lecture (se méfier du sort), La Fontaine délie sa construction poétique d’un modèle antérieur. De même l’image exhibe d’autant plus le personnage, sitôt congédié au bout de quatre vers jusqu’au vers 44 (sur 49), qu’il s’agit de l’évincer : la gravure pose sur la page une fausse perspective. En rompant le mécanisme d’aller-retour interprétatif entre le texte et l’image de manière à susciter dans l’esprit une leçon morale obvie, le cadrage de leurs relations déjoue le système emblématique traditionnel dans lequel le genre de l’apologue se coule si bien, et ouvre la fable à d’autres interprétations. Appuyées sur les micro-tableaux suggérés par les lieux et les personnages convoqués au sein d’un poème dont le verbe n’a pas de limites, contrairement au corps gravé, elles témoignent d’une fluidité figurée libre et variée.

« Le Coq et la Perle » (I, 20), qui ouvre nombre de recueils ésopiques antérieurs où il joue le rôle d’art poétique liminaire [38], repose sur le même procédé. A première vue, elle se présente comme un parfait emblème : la représentation gravée d’un coq sur un arrière-plan paysager résonne visuellement en accord avec le titre et avec la scène rapportée par le récit ésopique, puis un commentaire figuré donne l’âme, composée d’un premier sixain inspiré de l’œuvre-source, une fable de Phèdre (le coq préfère le grain de mil à la perle), puis d’un second inventé par La Fontaine, qui ajoute un niveau supplémentaire de lecture figurée : un ignorant vend un manuscrit à un libraire pour de l’argent, et le lecteur n’a plus qu’à le mettre en parallèle avec le coq, qui a préféré de la nourriture à la perle. L’impression est d’autant plus nette que le sujet gravé (voire le cadrage adopté pour un tel sujet), apparaît dans divers recueils emblématiques [39]. Or cette figuration de la première figuration vient justement perturber le processus d’allégorèse : le second sixain se trouve décadré par rapport à l’image, associable plutôt au premier sixain, en même temps, et à l’inverse, qu’il donne un cadre de trop à celle-là. L’empilement narratif, en réalité, provoque une solution de continuité dans la lecture emblématique du texte et de l’image.

Dans le recueil des Fables choisies, mises en vers par Monsieur de La Fontaine, l’image gravée, telle que disposée sur la page, telle que formatée et cadrée, a bien valeur d’image agissante ou mnémonique, mais pas nécessairement valeur symbolique. Dans la construction emblématique, le rapport symbolique est à sens unique, l’image étant le prélude de ce qu’il faut penser, le texte l’explication et la construction mentale qui configure le symbole à méditer ou, en d’autres termes, l’emblème à proprement parler. Dans le cas présent, si le cadrage typographique associé à un cadre illustratif de petite taille conduit indubitablement le lecteur à voir en filigrane la mise en page d’un recueil d’emblèmes, le déchiffrement induit de la composition d’ensemble convoque un usage plus souple, plus plastique encore de la structure tripartite associée à la littérature emblématique. Si la forme en est calquée, il n’en va pas autant de la signification. La lecture, appuyée sur le jeu très libre des cadrages, recadrages et décadrages textuels et visuels, s’évade d’un modèle global d’appréhension. A ce titre le rythme visuel instauré par l’usage des gravures de petite taille, surtout après l’adoption du format in-4°, vient constituer un ensemble aéré et scander avec élégance leur défilement sous les yeux du lecteur ; il offre une belle respiration de l’espace de la page et contredit ce que l’on pourrait induire du seul format des vignettes. Les effets d’emboîtement et de déboîtement des cadrages et des encadrements, y compris en termes de masse typographique du texte sur la page, déjouent les réflexes de lecture figurée programmés par la matière ésopique, le genre de l’apologue et la culture visuelle où ils se sont épanouis pendant plusieurs siècles. Ils relèvent, comme la liberté prosodique et l’ironie stylistique du poète, d’un indice d’ingéniosité désormais associé au traitement de ce très ancien genre poétique. Ils participent du jeu galant, à l’échelle de l’invention lafontainienne, de voilement/dévoilement du code et de la reconnaissance plaisante de ce jeu au niveau de la sémioticité iconotextuelle.

Ainsi l’organisation globale du « Bûcheron et Mercure » (fig. 24) rend-elle visibles les différents cadrages textuels dans leur matérialité sur la page, pour mieux masquer l’image. Le prologue en vers hétérométriques à rimes croisées sert de cadre liminaire, sans lien de contenu avec la représentation gravée qui le précède ; il explique pourtant à l’avance (les fables ont une valeur parénétique) la retractatio ésopique à valeur d’exemplum qui suit deux pages plus loin (les échanges entre Mercure et le bûcheron et le choix de la meilleure cognée, non de la plus riche). En décasyllabes réguliers à rimes plates, le petit récit exemplaire réitère quant à lui de multiples fois la rencontre des deux personnages principaux signalé par la gravure, d’autant plus visible que les deux arbres, plantés à l’intérieur gauche et droite des bords verticaux de la vignette, resserrent le cadre et transforment le plan d’ensemble, paysager, en plan moyen. Cette scansion redoublée de l’encadrement visuel ne désigne plus que lui-même : la variation des cadres narratifs vide très vite l’image d’un contenu sémantique spécifique, que le premier cadre narratif n’ait aucun rapport avec l’image, ou que le second en ait trop (de quelle rencontre avec Mercure la saynète gravée rend-elle compte ?). Cette variation met pour autant en évidence – une fois encore en début de livre – la valeur métapoétique de la fable, de manière déceptive puisqu’à la charnière des deux blocs typographiques, séparés par un saut de ligne, ce n’est pas Jupiter que le texte liminaire introduit après l’avoir évoqué, mais son « messager qui porte de sa part aux Belles la parole » ; puisque ce n’est pas d’amour qu’il est question, mais de morale, pourtant aussi galante que la parole amoureuse dans le cas présent, en mêlant les textes et les registres, Esope et les fameuses cognées du prologue du Quart livre.

 

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[36] « Monsieur de La Fontaine a fait en quatre Vers la peinture et le mot de cet Emblême » (C. F. Ménestrier, De l’art des emblèmes, Op. cit., p. 29) ; J.-P. Collinet (éd.), p. 1086.
[37] Un quatrain du Pseudo Gabrias développé par Faerno, mais aussi, de manière indirecte, « Le Devin » d’Esope, le Théétète de Platon, voire Cicéron et Gassendi ; il est difficile de savoir le rôle joué par les Emblemata d’Alciat, qui déclinent le sujet et la leçon morale dans plusieurs emblèmes différents (J.-P. Collinet (éd.), pp. 1086-1087).
[38] Hymne Mos et Paul J. Smith (« Trajectoires d’une fable illustrée : La Cigale et la Fourmi, de Corrozet à La Fontaine, et au-delà », art. cit., p. 104, renvoyant à K. Speckenbach, « Die Fabel von der Fabel. Zur Überlieferungsgeschichte der Fabel von Hahn und Perle », Frühmittelalterliche Studien, n° 12, 1978, pp. 178-229.
[39] A. Henkel et A. Schöne, Emblemata : Handbuch zur Sinnbildkunst des XVI. Und XVII. Jahrhunderts [1967], Stuttgart et Weimar, J. B. Metzler, 1996, col. 846-854.