La liberté dans les fers ? Cadrer, décadrer,
recadrer la fable et l’image dans les Fables
choisies mises en vers
de La Fontaine
(livres I-VI, 1668)

- Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 1. Fr. Chauveau, « L’Asne
portant des Reliques », 1668

Fig. 2. Anonyme, « Non tibi, sed
Religioni
 », 1561

Fig. 3. Fr. Chauveau, « La Cigale et
la Fourmi », 1668

Je voudrais donc, en m’appuyant sur un corpus visuel large, faire jouer cette notion de cadre et de cadrage dans tous les sens possibles des termes : aussi bien le cadrage visuel, au sens propre, qui vient rejouer les images, que le cadrage rhétorique et argumentatif, dans le rapport avec le texte lafontainien, jusqu’aux dynamiques de lecture et d’interprétation que les cadrages/décadrages/recadrages à la croisée de l’image et du texte peuvent faire apparaître. Par là, il ne s’agira pas de prêter à Chauveau telle ou telle intention de lecture, mais d’assumer dans sa subjectivité une lecture qui essaie de tirer parti de l’attention à de tels phénomènes au long d’un recueil qui s’inscrit, nous l’avons évoqué, dans une longue tradition d’illustrations propre à convoquer des réflexes de lecture, des comparaisons, une attention en tout cas non seulement au contenu du texte, à la narration ou à ses personnages, mais aussi à leur mise en scène particulière. Cet illustrateur très averti qu’est Chauveau, autant que ce lecteur très averti qu’est La Fontaine, avaient en tête ce jeu avec les précédents imprimés et avec la culture, visuelle et fabuleuse, du lecteur ; pour autant, il convient de maintenir la distance, impérieuse, entre intentio auctoris (pictoris en l’occurrence) et intentio lectoris. Nous ignorons l’existence d’une collaboration entre les deux concepteurs : si Chauveau a lu le texte pour l’illustrer, on ne sait pas s’il a entretenu des échanges avec La Fontaine au moment de l’invention des gravures [7]. D’autre part, le regard que l’on peut porter au XXIe siècle est d’autant plus ambigu qu’il vient 350 ans après la fabrique de l’objet-livre illustré qui va nous intéresser.

 

Jouer avec le cadrage de la vignette

 

De même que François Chauveau connaît ses prédécesseurs, de même le public visé par Barbin et Thierry, amateur de livres à gravures, peut connaître la tradition illustrative attachée au corpus ésopique. Quels jeux avec la tradition, globalement identifiables par les lecteurs galants du fabuliste, permettent de déceler une invention toute personnelle, non seulement en matière de traitement iconographique, mais aussi dans la mise en page et la composition retenues ? Favorisent-ils une programmation visuelle renouvelée de la source « ésopique », à la manière dont La Fontaine la renouvelle verbalement pour l’inscrire dans la sphère culturelle galante ?

Le choix de vignettes de petite taille et d’un cadre de dimensions modestes peut apparaître de prime abord didactique et archaïsant, « maladroit et naïf » [8] ; il rappelle non seulement la mise en page d’une fable « emblématique », mais surtout celui du genre de l’emblème très directement, imprimé dans un format (in-12 puis in 4° [9]) lui-même utilisé pour imprimer de tels recueils. Faut-il voir dans ce cadrage « à la manière de » la tradition visuelle en petit format la volonté d’exhiber une fonction prioritairement mnémonique de la narration aussi bien que remémoratrice des illustrations précédentes ? On pourrait alors lire, dans cette recherche de l’itération visuelle, le désir de marquer une neutralisation, je n’oserais dire une objectivation du travail poétique – se rappeler Esope et ses leçons que l’abondance des recueils publiés depuis les années 1550 ont vulgarisé – plutôt qu’une recherche d’originalité illustrative ou de mise en avant de l’image.

On peut considérer autrement le choix de ce petit cadrage : si les grandes masses iconographiques, dans la majorité des vignettes, ne rompent pas avec les choix que le lecteur peut connaître (une « cigale » [10] et une fourmi, un loup et un agneau, un chien devant son reflet...) ; si ce choix compose in ictu oculi un continuum visuel quelquefois souligné par le contretype (figs. 1 et 2), la mise en page de ces grandes masses vient quant à elle décadrer l’effet de répétition. Les vignettes de Chauveau se signalent par toutes sortes de recadrages par rapport aux modèles antérieurs, de jeux compositionnels avec les plans et les points de vue qui transforment le propos, majoritairement illustratif, des vignettes que le lecteur peut connaître et, partant, l’apparente simplicité de l’image, voire son apparente objectivité (un résumé du récit), en autant de supports pour raffiner la lecture. Nous retiendrons ici trois modalités majeures : cadrages dans le cadre, jeux de perspective, recadrages complexes par rapport aux images-source.

L’insertion d’un cadre à l’intérieur du cadre est fréquemment utilisée par Chauveau, et ce dès l’inaugurale « Cigale et la Fourmi », dont la richesse herméneutique a été tant de fois déjà commentée [11] (fig. 3). Un plan d’ensemble met en évidence, à l’avant-droite, l’arbre desséché et sa longue racine, certes empruntés à Gheeraerts, mais dont l’allongement (la racine se poursuit par une souche dont l’ombre porte jusqu’au bord gauche du cadre gravé) et l’intense couleur noire déséquilibre les masses et vient dessiner un cadre dans le cadre, horizontalement et verticalement, en dégageant un parcours interprétatif dont Jean-Pierre Collinet a mis en évidence la richesse. Le procédé isole les deux animaux éponymes, à peine visibles, en même temps que le plan d’ensemble coupe le tronc et la ramure de l’arbre : l’œil est invité à compléter la moitié laissée en hors-champ, ce qui ajoute un surcroît de densité à ce redécoupage de l’image [12].

Ce cadrage double, très habile, met en valeur à la fois une neutralité apparente de l’image due au cadrage d’ensemble en plan général, celui de la vignette, et les acteurs du récit alors même qu’ils semblent évincés de la représentation. Le cadrage d’ensemble interdit à l’œil de les privilégier par rapport au paysage, contrairement à ce qui se passe avec le choix d’un plan rapproché dans les incunables, les deux éditions de Corrozet, par exemple, ou avec le choix d’un plan moyen chez Gheeraerts. Au contraire, même : l’arbre, la colline et la maison en arrière-plan sont les éléments les plus importants en volume. Le second cadrage, inséré dans le premier, met quant à lui en valeur la lecture allégorique d’une fable dont le texte même n’en suggère pas explicitement (c’est une des fables sans moralité). L’arbre mort autour duquel s’organise le cadre dans le cadre fonctionne en véritable « embrayeur de similitudes » [13], en faisant apparaître un premier plan animalier qui renvoie, en diagonale inverse de celle que dessine la racine, aux personnages silhouettés qui résonnent en écho interprétatif aux deux animaux. La cigale ressemble aux miséreux, en blanc, qui cherchent à se chauffer, la fourmi minuscule, à l’homme appuyé sur son bâton, visiblement en train de s’adresser aux deux silhouettes penchées à gauche comme pour accumuler de la chaleur.

 

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[7] Voir J.-P. Collinet, « La Fontaine et ses illustrateurs », dans La Fontaine, Œuvres complètes, I, éd. J.-P. Collinet, Paris, Nrf-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. LXIV (cette édition sera désormais abrégée comme suit : « J.-P. Collinet (éd.) ») ; J.-M. Chatelain, « La tradition iconographique comme imagination poétique : François Chauveau illustrateur des Fables de La Fontaine », Le Fablier, n° 25, 2014, pp. 11-22.
[8] Voir J.-P. Collinet, « La Fontaine et ses illustrateurs », art. cit.
[9] Sur ces changements de format à la première édition, voir le dernier état de la question dans P. Cornuaille et A. Riffaud, « Enquête sur les premières éditions des Fables de La Fontaine », Le Fablier, n° 30, 2019, pp. 171-193.
[10] L’animal qui dialogue avec la fourmi est d’espèce variable selon les différentes traditions qu’a prise la fortune antique puis médiévale de la fable ésopique : hanneton, criquet ou grillon (L. Harf-Lancner, « Des fourmis et des cigales : Isopets et bestiaires », Les Fables avant La Fontaine, éd. J. Boivin, J. Cerquigligni et L. Harf-Lancner, Genève, Droz 2011, p. 193-211) ; cette incertitude fonde la tradition gravée de sa représentation, plutôt grillon ou sauterelle que cigale, que l’on ne s’étonnera pas de voir Chauveau perpétuer, qui la connaît bien (H. Mos et P. J. Smith, « Trajectoires d’une fable illustrée : La Cigale et la Fourmi, de Corrozet à La Fontaine, et au-delà », Relief, n° 11-1, 2017, pp. 96-113, part. pp. 98-102).
[11] Voir J.-P. Collinet, « La Fontaine et ses illustrateurs », art. cit., pp. LXIV- LXV et H. Mos et P. J. Smith (« Trajectoires d’une fable illustrée : La Cigale et la Fourmi, de Corrozet à La Fontaine, et au-delà », art. cit., p. 107), qui y lisent, à juste titre, un manifeste poétique galant allié à l’imitation des Anciens. Nous renvoyons directement le lecteur à l’abondante illustration que présente cet article.
[12] On peut aussi, en ce sens, se rappeler que la droite d’une image, selon sa lecture occidentale, renvoie au futur de ce qu’elle narre et vient ainsi cadrer l’accent du récit sur les deux derniers vers (« Vous chantiez ? j’en suis fort aise :/Eh bien ! Dansez maintenant »), tout en comblant le suspens de ce récit, de manière très différente des illustrations du XIXe siècle étudiées par H. Mos et P. J. Smith dans leur article cité, organisées quant à elles selon le fil narratif.
[13] L’expression est d’Olivier Leplatre, dans « Pages, images, paysages (François Chauveau, Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine) », XVIIe Siècle, n° 289, 2020/4, p. 702.