Résumé
François Chauveau illustrateur des Fables choisies mises en vers de La Fontaine en 1668 s’inscrit à première vue dans une tradition bien identifiable, tant du point de vue des éléments iconiques que du cadrage, aussi bien typographique (la vignette sur la page) que visuel (la disposition des éléments visuels dans la vignette). Pourtant, la lecture attentive des choix iconographiques a permis de montrer depuis plusieurs décennies toute l’invention du graveur par rapport à ses modèles antérieurs. Il vaut la peine de se livrer au même travail du point de vue du cadre, à tous les sens de ce terme, de l’invention d’une poétique visuelle aux dynamiques de lecture et d’interprétation que les cadrages/décadrages/recadrages à la croisée de l’image et du texte peuvent faire apparaître.
Mots-clés :
Abstract
François Chauveau, when engraving La Fontaine's Fables choisies mises en vers in 1668, is at first glance part of a clearly identifiable tradition concerning the iconic elements as welle as the framing, both typographical (the picture on the page) and visual (the arrangement of the visual elements in the picture). However, a careful reading of the iconographic choices has made possible to show for several decades the invention of the engraver in relation to his previous models. It is worth doing the same work from the point of view of the frame, in every sense of the word, from the invention of a visual poetics to the dynamics of reading and interpretation that the framing and its modifications let appear at the crossroads of image and text.
Keywords:
Parler des choix de cadrage illustratif à propos des vignettes composées par François Chauveau pour les Fables choisies mises en vers de La Fontaine impose de se resituer dans une longue tradition, celle de l’illustration du corpus ésopique [1]. La structure en est tôt normalisée au sein des manuscrits enluminés que l’on a conservés. Une scène récapitulative des relations entre les protagonistes du récit, de petit format, s’inscrit dans un espace de la même largeur que la colonne de texte qu’il accompagne, carré ou légèrement oblong ; cet espace est délimité soit par la réserve où la scène se déploie, soit par un trait qui l’encadre ; il se situe essentiellement en tête d’apologue. La formule présente une valeur mnémotechnique évidente, outre celle d’une illustration plaisante, en donnant à voir en quelques traits la synthèse du récit qui s’y déploie. Si les manuscrits se distinguent par la variété des couleurs ou l’élégance du trait et des détails qui donnent plus ou moins d’animation à la scène représentée, les signes iconiques et leur disposition dans la vignette reviennent quasi à l’identique pour une même fable, ce qui semble accréditer l’efficacité d’une combinaison qui n’appelle plus guère de modifications. De fait, le passage à l’imprimé conserve ce système d’organisation bimédial avec un cadre et un cadrage de l’image dont les contraintes s’imposent largement à l’inventivité du graveur, y compris hors du genre de la fable à strictement parler : le corpus ésopique constitue, on le sait, un terreau privilégié de l’invention emblématique dès l’Emblematum liber d’André Alciat. La parenté visuelle entre les deux dispositions sur la page, servie par les échanges iconiques entre les illustrations des fables et les corps emblématiques [2], ne joue pas peu dans la fixation de cet « encadrement » sur la page.
La délimitation d’un espace déterminé pour l’illustration favorise largement aussi un certain cadrage de l’image, pour en assurer la saisie oculaire la plus commode. Un rapide parcours du corpus que nous retenons désormais [3] fait apparaître la globale stabilité de l’encadrement et du cadrage : le cadre le plus couramment utilisé (une simple bordure noire qui délimite le champ) s’inscrit en vignette dans la page, accompagne un plan d’ensemble en vue frontale et précède immédiatement le texte de l’apologue. Cette composition prévaut largement sur l’usage de la luxueuse gravure en pleine page, accompagnée de pièces épigrammatiques à l’imitation d’une page emblématique, voire richement encadrée dans le cas de la traduction donnée par Gilles Corrozet en 1542 [4] : une disposition qui accompagne la volonté de rénovation poétique affichée par l’humaniste, comme un peu plus tard chez Del Dene (dont les gravures par Marcus Gheeraerts l’Ancien eurent une large postérité [5], et une influence majeure sur l’évolution iconographique de l’illustration ésopique) ou encore chez Giovanni Mario Verdizotti.
François Chauveau, en retenant lui aussi les cadrages de la page comme de la vignette gravée les plus fréquemment rencontrés, se situe dans la postérité ésopique la plus affichable, la plus conforme à la tradition dans le temps long. Il s’ingénie à rappeler les recueils antérieurs en termes de contenu, d’ailleurs. Nombre de choix en matière d’éléments iconiques et de leurs grandes masses sont inspirés, on le sait, du Nouvel Esbatement des animaux de Peeter Heyns, qui complète de 18 nouvelles gravures par Marcus Gheeraerts celles que le graveur brugeois a fourni pour les Warachtighe fabulen der dieren, elles-mêmes inspirées de Virgil Solis et de Bernard Salomon pour la seconde édition des Fables de Corrozet, destinées quant à elles à donner de l’ampleur à celles de la première édition de 1542, elle-même proche de la mise en page des gravures qui accompagnent celles de la traduction de Steinhöwel, et que l’on peut faire remonter aux ateliers d’enlumineurs à travers l’Europe médiévale... Le cadrage de l’image dans le premier recueil des Fables de La Fontaine n’innove en rien en apparence et rassure les lecteurs face à un objet bien connu : une traduction d’Esope, à la mode galante, dont l’ancien commensal de Fouquet est un des grands représentants littéraires ; une plaisante réalisation « à la manière de », dont le sel tient dans les effets de clin d’œil que le lecteur amateur d’images – et il y en a un certain nombre parmi les galants amis de La Fontaine comme à la cour – saura identifier. Toutefois, il vaut la peine de regarder ce que le cadrage, précisément, apporté par Chauveau à son illustration des Fables choisies mises en vers peut nous apprendre sur la lecture d’un texte antique assimilé au patrimoine littéraire le plus commun : « à la manière de », c’est aussi décaler, faire des clins d’œil graphiques, comme La Fontaine en fait dans son recueil par rapport à l’adaptation de Corrozet dont il est souvent très proche, pour renouveler le genre et la lecture de l’apologue ésopique. Cette notion de cadrage dans le livre est d’autant plus pertinente qu’elle vaut non seulement pour la mise en page de la gravure à valeur d’illustration, mais aussi pour les fables elles-mêmes, que La Fontaine appelle des « images » [6].
[1] La bibliographie est considérable. Nous renverrons simplement à la copieuse moisson de titres rassemblée par A. Biscéré, « La fable et l’image avant La Fontaine. Orientation bibliographique », Le Fablier, n° 24, 2013, pp. 99-105.
[2] Voir M. Hueck, Textstruktur und Gattungssystem: Studien zum Verhältnis von Emblem und Fabel im 16. und 17. Jahrhundert, Kronberg, Scriptor Verlag, 1975 ; D. Russell, Emblematic Structures in Renaissance French Culture, Toronto, Toronto U.P., 1995. On a pu dire que Gilles Corrozet était, avec sa traduction des fables, l’inventeur de la « fable emblématique » (ainsi B. Tiemann, Fabel und Emblem : Gilles Corrozet und die französische Renaissance-Fabel, Munich, W. Finck, 1974) ; sur l’usage de cette epxression, voir P. J. Smith, « Les fables emblématiques d’Etienne Perret (1578) », Emblematica, n° 8 (1994), pp. 221-242 ; id., « Arnold Freitag’s Mythologia Ethica (1579) and the Tradition of the Emblematic Fable », dans Mundus Emblematicus: Studies in Neo-Latin Emblem Books, sous la direction de K. A .E. Enenkel et A. Q. Visser, Turnhout, Brepols, 2003, pp. 173-200.
[3] Nous avons retenu le corpus suivant pour évaluer le travail réalisé par François Chauveau, en fonction des critères suivants : les incunables pour l’origine d’une tradition imprimée illustrée ; la traduction de Corrozet pour la nouveauté qu’elle apporte en termes d’illustration, et sa postérité jusqu’à la Mythologia Aesopica d’Isaac Névelet, dont on sait que La Fontaine s’est servi ; enfin les recueils italiens de Faerne et Verdizotti, de même que la série gravée par Marcus Gheeraerts à Bruges, du fait de sa large postérité et de son influence visuelle majeure, eux aussi utilisés par La Fontaine et Chauveau. Ces ouvrages sont tous consultables en ligne : U. Boner, Der Edelstein, Bamberg, Albrecht Pfister, 1461 (exemplaires consultés : Wolfenbüttel, HAB, GW 4839 [en ligne], et manuscrit Saint-Gall, Stiftsbibliothek, Cod. Sang. 643, fin XVe siècle [en ligne]) : désormais « Boner » ; Aesopus, Vita et fabulae […], trad. allemande par H. Steinhöwel, Ulm, Johan Zainer, 1476-1477 (exemplaire utilisé : Bâle, 1487-89 voire 1492 ?, Universitätsbibl. Basel Bc III 7 [en ligne]) : désormais « Steinhöwel » ; la diffusion de ce livre, via diverses traductions, est européenne ; nous avons retenu la traduction française de J. Macho, 1480 (exemplaire consulté : Les subtilles fables de Esope, Lyon, P. Mareschal et B. Chaussard, 1499, BnF, RES-YB-430, [en ligne]) : désormais « Macho » ; G. Corrozet, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, Paris, D. Janot, 1542 – voir la note 4 ; G. Haudent, Trois cent soixante et six apologues d’Esope, Rouen, 1547 (exemplaire consulté : éd. Ch. Lormier, Rouen, Société des bibliophiles de Normandie, 1877 [en ligne]) : désormais « Haudent » ; G. Faerno, Fabulae centum, ex antiquis scriptoribus delectae, Rome, V. Luchini, 1564 (exemplaire consulté : BnF, YC-2211 [en ligne]) : désormais « Faerno » ; G. M. Verdizotti, Cento favole morale, Venise, G. Zileti, 1570 (exemplaire consulté : Paris, BnF, YD-1805 [en ligne]), : désormais « Verdizotti » ; E. De Dene, De Warachtighe fabulen der Dieren, Bruges, P. De Clerck, 1567, gravures de Marcus Gheeraerts l’Ancien (exemplaire utilisé : BnF, RES-YI-19 [en ligne]) : désormais « Gheeraerts » ; voir aussi la note 5.
[4] G. Corrozet, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, Paris, D. Janot, 1542 (exemplaire consulté : Paris, BnF, RES-YB-1003 [en ligne]) : désormais « Corrozet 1542 » ; nouvelle édition Lyon, J. de Tournes et G. Gazeau, 1547, avec gravures attribués à Bernard Salomon (édition consultée : Les Fables d’Esope phrygien, Lyon, J. de Tournes, 1549, Montpellier, BMM, C0366_1 [en ligne]) : désormais « Corrozet 1547 », reprise par Antoine du Moulin (Rouen, Henri Le Mareschal, 1578 [en ligne] ; les gravures de Salomon, reprises dans les éditions des Fables qui paraissent chez Marnef, sont copiées par Virgil Solis à Francfort et souvent reprises à leur tour, comme dans la Mythologia Aesopica d’Isaac Nevelet, une des principales sources de La Fontaine – exemplaire consulté de ce dernier ouvrage : Francfort, N. Hoffmann, 1610 [en ligne]).
[5] Parmi les recueils qui en sont inspirés, la traduction française de Peeter Heyns, Esbatement moral des animaux, Anvers, P. Galle, 1578 (exemplaire utilisé : BnF, RES-P-YE-550 [en ligne]) : désormais « Heyns » ; E. Perret, XXV fables des animaux [1578] (exemplaire utilisé : Delft, A. Gerards, 1618, Ars, FOL-BL-913 [en ligne]) ; G. Sadeler, Theatrum morum, artliche Gesprach der Thier mit wahren Historien den Menschen zu Lehr, Prague, P Sesse, 1608, BnF, YB-455 [en ligne], désormais « Sadeler » ; J. Baudoin, Les Fables d’Esope Phrygien, traduction nouvelle illustrée de discours moraux [1631], Rouen, J. et D. Berthelin, 1665, planches gravées par Isaac et Marie Briot (exemplaire utilisé : BM Lyon, 396285 [en ligne]). Sur cette abondante filiation, voir D. Geirnaert et P. J. Smith, « Tussen fabel en embleem : De warachtighe fabulen der dieren (1567) », Literatuur, n° 9, 1992, pp. 22-33 ; P. J. Smith, « Dispositio in Fable Books : the Gheeraerts Filiation (1567-1617) », dans Dispositio. Problematic Ordering in French Renaissance Literature, Leiden, Brill, 2007, pp. 143-168.
[6] « Le Bûcheron et Mercure », V, 1, v. 23.