Le même procédé, ironique, articule texte et image dans « La Femme noyée » (fig. 19). Pour cette fable, La Fontaine s’est particulièrement inspiré de Verdizotti [29] (fig. 20) ; à première vue, Chauveau a repris les grandes lignes de la gravure qui accompagne le texte italien, cadrage moyen et posture de la femme noyée au premier plan compris, pour proposer une synthèse identique du récit. Cependant, il accentue très nettement le rejet de la femme noyée en hors cadre, sans pour autant la faire disparaître comme dans la gravure de Faerno [30] tandis que les personnages masculins aux geste oratoires – le mari qui la cherche, les interlocuteurs qui l’invitent à aller en aval où le courant l’aura portée, ou en amont car la femme est par nature contrariante – se trouvent isolés par la boucle du cours d’eau, au centre de la gravure, et mis très nettement en scène de manière à ignorer le lecteur. Car c’est bien à lui d’arbitrer l’arbitraire féminin ou non…
L’ironie est aussi servie par des effets de décentrement des masses visuelles parallèles aux mouvements du récit, moins apparents que la mise en hors-champ mais tout aussi efficaces. Dans « Le Lion et l’Ane chassant » (fig. 21), la série de cadres internes dans l’image, dessinés par les plantes, isole l’âne à droite, comme un soliste ou un commentateur de l’action, surplombant la scène de chasse au premier plan. Si l’ensemble adopte un point de vue à hauteur d’œil, qui renvoie à une vision objective du contenu de l’œillade, ce cadrage est ici déstructuré pour mettre en valeur l’âne cor de chasse, soulignant visuellement l’ironie de la fable, plutôt que d’en faire la synthèse de la narration. Cette fable, elle encore, ne comporte pas de moralité : s’y déploie tout un art du déplacement du regard, du décentrement par rapport à la narration, afin d’inviter le lecteur à s’appuyer sur la gravure pour cadrer l’interprétation morale de l’apologue, mais aussi pour déceler l’ironie de sa mise en place et en page. L’illustration conduit à voir ce qui s’exprime derrière les mots, en répondant par de tels effets de décadrage/recadrage à la question finale et à ce que cette dernière implique en termes caractérologiques : « Car qui pourrait souffrir un âne fanfaron ? »
Le dialogue iconotextuel des cadrages visuels et narratifs met particulièrement en valeur le travail poétique du fabuliste. Dialogue, c’est-à-dire conversation de l’image et d’un texte (lui-même présenté à travers une fiction de conversation du fabuliste à l’intention du lecteur), pour le construire en récit iconotextuel dépassant le récit verbal illustré : ce double cadrage mobilise ainsi tout particulièrement les cadrages cognitifs du lecteur de récit, à savoir l’ajustement contextuel, l’expérience de lecture, les niveaux surajoutés de l’explication et du commentaire, dans sa capacité à déceler et à configurer la narrativité de ce récit [31]. C’est à ce dernier niveau, celui de l’interprétation, que nous explorerons enfin la poéticité du cadre des gravures insérées dans les six premiers livres des Fables choisies mises en vers.
Des « yeux fertiles »
Les variations en matière de cadrage engagent une participation active du lecteur à travailler les effets de dialogue, d’échange, de motivation réciproque du texte et de l’image, sans qui ces effets évidemment ne fonctionnent pas, entièrement dépendants qu’ils sont de l’intentio lectoris. Outre les inflexions narratives que nous venons de voir, quelles dynamiques d’interprétation peut-on déceler à travers la mise en dialogue du cadrage narratif lafontainien et du cadrage visuel de Chauveau ? La question n’est pas neutre, en contexte ésopique, dans la mesure où l’illustration possède un rôle mnémonique fort, de manière à inscrire le récit dans l’esprit pour en réactiver ensuite le sens moral. Cette vertu mémnonique, on le sait, épouse la valeur parénétique du système de la fable, celle qui a valu au genre de servir de matériau emblématique, au même titre que la mythologie : l’apologue ésopique, auquel Platon donne la meilleure place dans la République, constitue un des socles de la Prisca Theologia.
Nous voudrions à ce titre interroger à nouveau, après de nombreux autres, l’emblématicité [32] ou non des Fables de La Fontaine, en nous servant du cadrage illustratif pour examiner les modalités interprétatives qui permettent, de l’image au texte, le passage du littéral énigmatique au figuré ingénieux. Les apologues ésopiques « sont aussi d’eux-mêmes des Emblêmes, parce que ces Apologues ou les Autheurs font parler les plantes, les animaux, et les autres choses naturelles ou artificielles ont toujours leur instruction morale jointe aux discours et aux actions de ces animaux », souligne l’un des grands spécialistes en la matière au XVIIe siècle, le P. Ménestrier [33], avant d’évoquer les fables de La Fontaine et de proposer des corps emblématiques – mais sans jamais intégrer à la réflexion les gravures de Chauveau [34]. La disposition sur la page du texte et de l’image comme le corps et l’âme d’une structure emblématique qui induit dans nombre de cas une moralisation, et le cadrage réciproque de l’un par l’autre conduisent-ils à voir, ou non, l’invitation à une lecture semblable à celle d’un emblème tripartite ? La gravure de Chauveau fonctionne-t-elle, ainsi (en)cadrée par la poésie et toutes deux articulées entre elles, comme une tesselle de la figure symbolique, de l’emblème mental à naître du libre jeu de la contemplation du texte et de l’image ?
La fable du « Cerf et la Vigne » (fig. 22) nous inviterait à le penser, en confectionnant ingénieusement au cœur du rapport iconotextuel une énigme et sa résolution vers la leçon de l’apologue, dont la dernière proposition, v. 13-14, actualise la configuration mise en place : « vraie image de ceux qui profanent l’asile/Qui les a conservés ». A la différence des cadrages retenus par les graveurs des recueils de Faerno et Verdizotti, les deux antécédents visuels qui ont pu servir de source à Chauveau [35], le cadre dans le cadre dessiné par la masse de l’arbre à gauche fait d’abord apparaître les chiens et le chasseur à droite, en train de se diriger vers la gauche de l’image, et laisse deviner ensuite seulement le cerf caché dans la vigne à gauche, dont la mention correspond pourtant à l’incipit de la fable (« Un cerf, à la faveur d’une vigne fort haute ») tandis que « la Meute » et sa « curée » sont évoquées au vers 11. Le choix de cadrage, et la lecture qu’il propose, configurent une énigme qui invite à rechercher dans l’image ce qui est obvie dans la fable, tandis que l’apologue, « vraie image », duplique moins une situation qu’il n’invite à en interroger les acteurs : le cadrage de Chauveau met en valeur la complémentarité du texte et de l’image, ainsi que le rôle agissant de cette dernière.
[29] J.-P. Collinet (éd.), p. 1105.
[30] On ne voit plus que ses deux plantes de pied au milieu du cours d’eau, à hauteur des pieds des devisants : l’effet est étonnant, sinon dérangeant.
[31] Voir M. Fludernik, « De la narratologie naturelle : une synthèse rétrospective », dans Introduction à la narratologie post-classique, Op. cit., pp. 69-94.
[32] Outre les ouvrages et articles cités supra note 2 et après l’étude pionnière de Georges Couton (La Poétique de La Fontaine : deux études, Paris, PUF, 1957), on pourra aussi consulter, à propos de La Fontaine, P. J. Smith, « La Fontaine et la fable emblématique », dans La Pensée de l’image : signification et figuration dans le texte et la peinture, sous la direction de G. Mathieu-Castellani, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1994, pp. 83-98 ; L. Grove, « La Fontaine et les emblèmes », Le Fablier, n° 16, 2005, pp. 27-38 (et la mise au point bibliographique en fin d’article) ; P. Dandrey, « La fable de La Fontaine et les deux usages de l’image », Le Fablier, n° 24, 2013, pp. 109-116 ; O. Leplatre, « Pages, images, paysages (François Chauveau, Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine) », art. cit., p. 702.
[33] De L’Art des emblèmes [1662], Paris, R.-J.-B. de la Caille (2e édition augmentée), 1684, p. 27.
[34] De fait, dès l’édition de 1662 – où il ne pouvait évidemment être question des Fables choisies mises en vers –, Ménestrier considère que l’apologue ésopique est proche de l’emblème du fait de sa lecture morale, mais n’évoque pas le fait qu’il peut être assorti d’un corps gravé (Lyon, B. Coral, p. 51).
[35] Chez Faerno (p. 70), le cerf est caché dans les feuillages mais pas invisible, sur la droite de l’image, cadrée par Pirro Ligorio en fonction d’une partition verticale assez statique. Verdizotti (f. 269v) a quant à lui adopté un cadrage plus rapproché, qui permet de bien discerner le cerf à gauche en train de manger les raisins, tandis que le chasseur et son chien sont rejetés quasi en hors-champ en bas de la composition : l’ingratitude de l’animal – et la leçon morale – ne font aucun doute.