On rapprochera de ce procédé le cadrage perspectif. « Le Renard et les Raisins » en présente une occurrence frappante (fig. 4). La mise en page des éléments iconiques – un renard appuyé à la poutre d’une treille au premier plan – est largement semblable aux illustrations antérieures dans le recueil ésopique de Heinrich Steinhöwel, chez Faerno et chez Verdizotti, en contretype l’une de l’autre, voire chez Heyns [14]. En revanche Chauveau a supprimé le berceau du treillage, bien visible chez Steinhöwel ou les Italiens (Faerno en particulier) de manière à dessiner un peu de profondeur dans l’image, et a multiplié les perches de soutènement (à l’image des origines possibles du renard, « gascon, d’autres disent normand », v. 1 ?) pour y bâtir fermement une vue en perspective géométrique, absente des autres images. L’œil du spectateur étant situé exactement au point de fuite, l’image se creuse vers le fond (à l’image du double fonds de la fable ?) et apparaît très nettement compartimentée, tandis que la composition bipartite du premier plan est déstructurée en trois (voire quatre) parties à l’arrière-plan, fermé par les murs d’une habitation et non pas ouvert sur un paysage comme dans les gravures antérieures : la sollicitation du regard est d’autant plus forte que la scansion des cadres est mathématiquement soulignée.
Le système est plus raffiné encore dans « Le Lion abattu par l’Homme » (fig. 5). Les mises en page antérieures s’inscrivent fidèlement dans la filiation du modèle popularisé par Steinhöwel [15] (fig. 6 ) : dans une composition bipartite développée selon un cadrage frontal en plan moyen, un tableau (ou une statue chez Corrozet) représente un lion tuant un homme, tandis qu’à côté ou juste devant, un homme tue un lion alors qu’un paysage, plus ou moins stylisé, se découvre à l’arrière-plan. Cette organisation épouse le mouvement global de la fable et actualise le résultat de l’hypothèse émise par le lion ésopique. De même que La Fontaine est plus hypothétique dans son adaptation de la fable-source (encore une des fables sans moralité exprimée), de même Chauveau multiplie les découpes de cadrage et se sert des lignes perspectives, accentuées par le rehaussement du tableau lui-même serti en hors d’œuvre sur la galerie qui s’engage derrière lui. Un tel recadrage nous paraît, à la lecture, servir le dialogue et la réflexion du lion que propose la réécriture lafontainienne. Le cadrage en légère contre-plongée, accentuée par la fuite perspective de la galerie, donne au cadre du tableau redoublé par la galerie et l’ombre qui la souligne un rôle maître dans le dispositif de l’image, tandis que le lion, en contrebas, le regarde explicitement, la tête et la patte dessinant le centre de l’image. Son geste invite le lecteur à en faire autant : voici ce dernier en position d’arbitre, en même temps qu’il est invité à aller au fond de la perspective, voire de l’idée, tandis que les silhouettes humaines sont rejetées vers la bordure, sur le cadre droit de la gravure. Grâce à l’exhibition du cadre, le miroitement des représentations – la peinture insérée et la gravure qui la sertit – dessine le lieu du dialogue entre le texte et l’image, entre la fable et son illustration ainsi particulièrement « parlante ». De même, dans le texte, le lemme « peinture », avec le substantif « peinture » au premier vers et le verbe « peindre » au dernier, encadre la composition poétique et désigne au sens le plus propre de ce verbe l’art de la feinte et l’autorité de celui qui feint. S’esquisse tout un art iconopoétique, d’autant plus efficace que le conteur, ici, est bien l’animal, qui repeint/réécrit l’apologue au potentiel, dans les deux derniers vers.
Des recadrages plus complexes encore par rapport aux images-sources, moins immédiatement perceptibles, soulignent discrètement, nous semble-t-il, l’art selon lequel l’invention graphique de Chauveau, avec subtilité, accompagne l’invention fabulante du poète qu’il illustre. « Le Lion devenu vieux » en offre un bon exemple. A première vue, on pense voir un contretype de la gravure de Gheeraerts (p. 120), qui apparaît elle-même comme un contretype de celle qui illustre la deuxième édition du recueil de Corrozet (figs. 7, 8 et 9 ). Pour autant, on peut constater un léger décalage de cadrage : dans la gravure de Chauveau, le cadrage place la tête du lion au centre de la gravure [16], et au centre du triangle que dessinent les lignes qui partent de la tête de l’Ane à la croupe du Bœuf, de la croupe du Bœuf à la queue du Loup, de la queue du Loup, aux corps et aux pattes du Lion et aux sabots de l’Ane. Ce triangle au premier plan est relayé au second par celui que dessine le massif herbeux qui bouche le paysage, en ne laissant plus discerner qu’un dernier animal qui vient à l’attaque. La dramatisation est nette et suscite une atmosphère sensible particulièrement propice au sentiment de déloyauté face à la révolte des « sujets/devenus forts par [l]a faiblesse » du lion (v. 4).
Cette dramatisation fonctionne d’ailleurs littéralement selon des effets proprement théâtraux. Rideaux, tréteaux scéniques – annoncés par la gravure au titre du volume in-4°, où un rideau de théâtre se lève sur les armes du dauphin ? – se déploient dans le cadre de l’image, accompagnant la peinture du theatrum mundi, « l’ample comédie aux cent actes divers,/Et dont la scène est l’univers » [17]. Si la théâtralisation est particulièrement servie par le système de la « double image », ou en d’autres termes les fables doubles, elle apparaît aussi dans les fables simples, créant un hors-cadre, comme la cavea de la scène s’ouvre dans le mur de la salle et invite le spectateur à la distance.
Deux fables, dont on ne trouve d’ailleurs pas de précédents illustrés, en jouent avec bonheur. « Contre ceux qui ont le goût difficile » (fig. 10), au lever de rideau du deuxième livre, montre une draperie sur la gauche ; le cadrage en plan moyen resserre le champ sur les personnages, mais signale aussi, en pendant symétrique à droite, une porte qui invite au hors-champ. Surtout, accompagnant un texte programmatique qui évoque les « mensonges d’Esope », mais sans en illustrer aucun, l’image se fait ambiguë, d’autant que la fable repose sur une amplification du texte de Phèdre à la source de la composition lafontainienne [18]. Elle invite d’abord à imaginer : la mise à distance scénique, les fausses ouvertures traduisent pour l’œil le mystère visuel à côté de l’énigme textuelle. Avec « L’Homme et son image » [19] (fig. 11), le cadrage en plan d’ensemble vient dessiner le promontoire rocheux du deuxième plan comme un compartiment qui prolongerait en hors-champ la montagne et renvoie à l’arrière-plan le paysage comme une toile décorée de fond de scène. Le personnage est isolé dans une pose tragique qui coïncide avec le geste décrit (« il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau ») et qui lui donne une interprétation [20], tout en le mettant à distance du spectateur grâce à la mare qui allonge le premier plan en scène de théâtre. Cet allongement et cette distance sont pris en charge par l’inversion du reflet dans l’eau, qui accentue la profondeur du plan. Pour autant, en interrompant la représentation du reflet dans le bas du cadre, le choix de cadrage crée une absence qui devient alors l’objet de l’interrogation. Le dispositif scénique assume ainsi la formulation de l’énigme posée par toutes les représentations emblématiques de Narcisse (qu’est-ce que son propre reflet ?), dont La Fontaine réécrit la fable, doublé d’une autre formulation iconotextuelle bien connue de ses lecteurs galants : l’empilement rocheux qui sépare les plans ressemble fort à celui qu’a représenté Antoine Caron à l’arrière-plan de son Narcisse pour la traduction des Images de Philostrate par Blaise de Vigenère [21]. Comme dans la narration du mythographe, il s’agit d’éloigner le lecteur de la lettre fabuleuse dans laquelle le héros mythologique disparaît, avalé par le reflet dans l’eau, pour l’inviter à la ré-flexion, à tous les sens du substantif, à la distance avec la lettre de l’image, ou en d’autres termes, pour redresser le phénomène – l’interpréter figurativement – que la gravure-miroir tend au lecteur.
[14] H. Steinhöwel (trad.), IV, fable i, n. p. ; Faerno, Fabulae centum, f. 18v ; Verdizotti, Cento favole morali, p. 182. La fable est absente du recueil de Del Dene et il s’agit d’une des 18 nouvelles gravures ajoutées par Gheeraerts lui-même à L’Esbatement moral des animaux en 1578 (J. Harthan, The History of the illustrated book : the Western tradition, Londres, Thames and Hudson, 1981, p. 75). Le renard est représenté au premier plan debout contre un arbre autour duquel s’enroule une vigne, tandis qu’un paysage se déploie à l’arrière-plan, sans effet perspectif (L’Esbatement moral des animaux, f° 63r).
[15] Steinhöwel, IV, fable xv ; Macho, même numérotation ; Corrozet, 1542, fable 92, repris en 1547 ; Gheeraerts, p. 42, repris à l’identique par les recueils qui s’en inspirent.
[16] Dans les gravures qui illustrent le recueil de Corrozet, c’est tout le corps du lion, sans mise en valeur de la partie « noble », qui reçoit spécifiquement les marques d’offense ; chez Gheeraerts, la tête est décentrée à gauche.
[17] « Le Bûcheron et Mercure », V, 1, v. 27-28.
[18] J.-P. Collinet (éd.), pp. 1078-1079.
[19] Sur cette illustration et son cadre, voir Olivier Leplatre, « Pages, images, paysages (François Chauveau, Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine) », art. cit., pp. 704-705.
[20] Dans les traités d’action oratoire, antiques ou contemporains, la main tendue, dos au visage, signale l’action de repousser ; la main gauche, surtout quand elle est tournée vers le bas, désigne un élément négatif.
[21] On consultera facilement la gravure sur Gallica (Les Images ou Tableaux de platte peinture des deux Philostrates sophistes grecs et les Statues de Callistrate [1578], Paris, Vve L’Angelier et Vve Guillemot 1625, p. 191 [en ligne]).