Ainsi en va-t-il également de l’obélisque (la « pyramide en triangle ») dans lequel repose un soldat endormi sur ses armes (fig. 9). Le dispositif architectural crée un effet de surprise que l’on ne peut pleinement appréhender qu’à la lumière de son inspiration iconographique. Il évoque en effet l’emblème 51 de Georgette de Montenay (fig. 10) [26], « Vigilate » [Veillez], qui comporte également des personnages assoupis dans d’étroits espaces. Il rappelle aussi l’emblème horatien « Virtus in actione consistit » [La vertu réside dans l’action] d’Otto van Veen (fig. 11 ) [27], qui suggérait à l’arrière-plan la présence d’un obélisque. Mais là où les deux emblématistes utilisaient la gravure comme une illustration antithétique de leur message moral, la figure de l’homme endormi est au contraire interprétée ici dans un sens positif : le sommeil du soldat est le signe et la conséquence d’une paix durable, acquise par Louis XIV. S’instaure de plus un jeu sur les attentes provoquées au premier regard par l’obélisque mortuaire tiré de l’iconographie funèbre, attentes qui se trouvent contrariées lorsque le spectateur découvre que le soldat n’est qu’assoupi. La signification se trouve ainsi amplifiée par contraste avec le repos éternel que donne la guerre. Dans ce cas-ci, le piédestal, soubassement de l’obélisque, participe activement à la connotation funèbre nécessaire au renversement de sens, et donc au plein effet de la machine : à nouveau, comme dans le cas du tombeau, le parergon correspond plutôt à sa définition derridienne.
La fête propose donc une première configuration de la représentation et de son cadre. Dans certains cas, le piédestal fait office de limite visuelle extrinsèque, tout en coïncidant souvent avec la limite sémantique posée par les inscriptions qui figurent sur lui ; dans d’autres cas, le cadre tend à devenir parergon au sens derridien, s’intégrant dans la représentation, dont il indique le sens de l’intérieur. Il est nécessaire d’interroger dans un second temps les images de la relation de fête, non plus en tant que témoins – forcément infidèles – de l’évènement, mais en tant qu’illustrations issues d’une collaboration entre un « ingénieur » [28] et un artiste [29], et dès lors porteuses d’enjeux idéologiques. La fête baroque étant par nature éphémère, la relation est essentielle pour en conserver le souvenir, en accroître la diffusion, mais aussi pour en prolonger et intensifier les effets : la mise en image offre en effet la possibilité de re-présenter, re-composer et re-cadrer la représentation d’origine [30].
La relation : enjeux et choix de cadrage
Il n’était pas possible d’étudier les machines du feu d’artifice sans recourir au témoignage des gravures de la relation. Il faut cependant remarquer que les fonctions du piédestal dégagées à propos de l’évènement ne sont pas les mêmes que celles de leur équivalent gravé. Dans l’édition imprimée, le socle perd son rôle d’instaurateur des figures, puisqu’il fait désormais partie de ce qui est donné à voir, de l’ergon,que délimite la page et la bordure – tout en gardant son statut de parergon dans l’économie de la représentation. Il ne porte plus non plus les inscriptions versifiées explicatives. Le livre sépare ainsi image et texte, de même que texte et piédestal, pour des raisons probablement éditoriales : depuis la seconde moitié du XVIe siècle, les gravures sont généralement insérées hors texte entre les pages du livre, au détriment de la pratique d’intégrer des bois gravés à même les formes contenant les caractères [31]. Comment faut-il alors interpréter ces images dont le cadrage fait malgré tout occuper au piédestal la moitié de l’espace visuel, au point qu’il semble parfois concurrencer la figure signifiante ?
En premier lieu, le rappel ou la suggestion de la présence imposante des piédestaux de la fête vise probablement à faire émerger, chez les lecteurs-spectateurs, des souvenirs (réels ou fantasmés) non seulement visuels, mais aussi émotionnels. La taille des machines a en effet potentiellement suscité, avec la splendeur du feu d’artifice, sidération, sensation d’immersion totale chez le spectateur à la fois émerveillé et fasciné par la grandeur royale rendue tangible [32]. En outre, les socles participent à l’homogénéisation, opérée par la relation, de représentations hétérogènes [33] : ils unifient visuellement les différentes machines en rappelant leur unité dans le dessein de la fête. Un usage similaire de l’architecture était fait par Pierre Coustau dans son Pegma (1555) (fig. 12) : beaucoup de gravures présentaient leur sujet antique dans des niches ou sur des piédestaux, qui redoublaient le cadre entourant l’emblema triplex et donnaient à la collection d’emblèmes une certaine unité [34]. Les piédestaux renvoient également à la fonction encomiastique des célébrations dédiées à la grandeur héroïque et morale du roi. En suggérant la richesse et la splendeur de l’évènement, ils font office de remerciement symbolique aux capitaines pennons dont la relation commémore les noms, avant de présenter les machines qu’ils ont financées [35].
Inclure le dessin du piédestal ne relevait donc probablement pas d’une simple nécessité documentaire. Témoignage des intentions homogènes qui motivaient la fête, il déterminait aussi parfois individuellement le sens de chaque machine, comme nous l’avons vu précédemment. Cette participation est parfois encore amplifiée par la mise en image. Ainsi, le fait que certains des piédestaux soient représentés de façon à saturer verticalement ou horizontalement l’espace produit une intensification visuelle de certaines idées transmises par les machines. L’imposant amas de pierre sur lequel se déroule l’une des épreuves d’Hercule en appuie la difficulté presque insurmontable (fig. 8 ), tandis que le rocher sur lequel se tient la guerre enchaînée renforce l’idée d’un terme ou d’une frontière (fig. 13). La machine détourne en effet ironiquement la célèbre devise de Charles Quint, « Plus ultra » [Plus loin], en montrant Bellone attachée aux colonnes d’Hercule. A ses pieds, se trouve son bouclier orné de l’inscription « Non ultra » [Pas au-delà]. La modération du roi de France est ainsi mise en valeur par l’échec des idéaux héroïques promus par l’ancien souverain espagnol [36] : le terme mis aux ambitions guerrières de l’Espagne est exprimé grâce au remplacement du listel de la devise originale par des chaînes, mais aussi par l’obstruction de l’horizon de l’image à l’aide du socle de la machine, qui n’est pas sans évoquer une montagne, peut-être les Pyrénées. On ignore à quel point la gravure est fidèle à la machine réellement réalisée, puisque la description faite par Ménestrier ne mentionne pas sa base. Force est néanmoins de remarquer qu’elle en soutient efficacement la signification au sein du livre, en tirant parti d’un cadrage qui la représente envahissant la moitié de l’espace délimité par la bordure.
[26] G. de Montenay, Emblemes, ou devises chrestiennes, Lyon, Jean Marcorelle, 1571, p. 53.
[27] O. van Veen, Quinti Horatii Flacci emblemata, Anvers, Philippus Lisaert, 1612, p. 16.
[28] Cl.-Fr. Ménestrier, Les Rejoüissances de la Paix, Op. cit., p. 6. Le terme renvoie à l’ingéniosité que doivent montrer les machines.
[29] L’illustration de la machine financée par la ville, une arche triomphale érigée sur le pont de la Saône, est signée par Thomas Blanchet (peintre officiel de la ville), mais les autres illustrations de machines privées, non signées, ont probablement été l’œuvre de dessinateurs moins renommés – et donc moins coûteux. Nicolas Auroux avait procédé aux gravures.
[30] Voir C. Heering, « Pratiques de montage et ornementalité dans les festivités éphémères au premier âge moderne », dans Textimage – Le Conférencier, n° 6, 2016 (en ligne. Consulté le 3 juillet 2023).
[31] B. Bolduc, La Fête imprimée…, Op. cit., p. 34. Judi Loach remarquait qu’il s’agissait probablement ici d’une stratégie de l’imprimeur Benoist Coral. L’absence d’élément textuel dans les gravures permettait d’imprimer un ouvrage même si les planches ne pouvaient finalement pas être financées. Elle facilitait également la réutilisation des gravures avec un texte d’accompagnement différent (J. Loach, « Emblem Books as Author-Publisher Collaborations… », art. cit., pp. 256-257).
[32] Voir l’article de Caroline Heering déjà cité (« Pratiques de montage et ornementalité dans les festivités éphémères au premier âge moderne »).
[33] Ibid. L’un des signes de ce procédé est la présence de synecdoques unifiantes, qui apparaissent ponctuellement chez Ménestrier, par exemple « aussi-tost que la nuict fut venüe on vit toute cette grande ville en feu par la multitude des lanternes » (Cl.-Fr. Ménestrier, Les Rejoüissances de la Paix, Op. cit., pp. 33-34).
[34] D. Russell, « Emblems, Frames, and Other Marginalia », art. cit., p. 20.
[35] Avant de donner la description des machines, Ménestrier fournissait la liste de tous les officiers des trente-huit pennonages de Lyon (sortes de milices de quartier), suivant l’ancienneté des capitaines (Op. cit., pp. 37-46). Les allusions aux financeurs sont nombreuses. Par exemple, la corne d’abondance d’où sortaient des pièces d’or, sur la machine du quartier de la fontaine saint Marcel (fig. 6), était une référence aux armes de la famille Groliers, qui comportaient trois besants d’or (Ibid., p. 58). Le cerisier de la machine du quartier de la Lanterne (fig. 4) honorait le capitaine homonyme de ce quartier (Ibid., p. 60).
[36] La popularité de la devise de Charles Quint (1500-1558), très fréquente dans les traités de symbolique, devait garantir l’identification rapide de l’Espagne et explique le choix anachronique de Ménestrier pour représenter cette nation, alors gouvernée par Philippe IV (1605-1665).