De la fête aux livres : usages du cadre
chez Claude-François Ménestrier

- Elise Gérardy
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Fig. 1. Anonyme, « Le quartier de ruë
Merciere », 1660

Fig. 3. P. Coustau et P. Eskrich, « La
Sapience humaine, est follie envers
Dieu », 1549

Fig. 5. O. van Veen, « Amour passe tout », 1618

Fig. 7. Anonyme, « Quartier du Port
du Temple », 1660

Le piédestal, cadre des machines du feu d’artifice

 

Il est nécessaire de s’interroger dans un premier temps sur la fonction de ces piédestaux tels qu’ils furent présentés au public en 1660. Cette tâche est cependant compliquée par l’impossibilité de se passer du filtre des traces documentaires pour reconstituer l’évènement. Que Ménestrier qualifie son œuvre de « description » ne doit pas nous tromper : il est très difficile d’évaluer avec précision ce qui relève de l’intention originelle (le programme), ce qui fut réellement montré et ce qui relève de la mise en scène imprimée. Les gravures sont donc probablement plus représentatives du programme prévu que de ce qui fut réellement montré le jour même, et dont le texte donne un aperçu plus fidèle [16]. Quelques remarques générales peuvent néanmoins être faites sur les machines de la fête avec l’aide des études, bien plus nombreuses, qui ont été réalisées sur l’équivalent bidimensionnel du piédestal : le cadre. Proportionnellement, le piédestal est en effet à la statue – ou au sujet de la machine – ce que le cadre est à la peinture.

Son premier rôle est donc celui de limite ou de clôture : le piédestal constitue l’espace de la représentation et indique ainsi au spectateur ce qu’il doit voir et, surtout, lire [17]. Par cette mise en valeur, le piédestal signale les honneurs dus au roi, mais soutient aussi littéralement l’effet produit par certaines figures héroïques comme Alexandre (fig. 1) ou Hercule (fig. 2 ). Souvent, ce rôle d’instauration et de délimitation visuelle est renforcé par la présence d’inscriptions versifiées, en français ou en latin, sur le piédestal : en plus de mettre en évidence le personnage ou la scène qu’il supporte, il les nomme et explicite la relation allégorique qui les relie à l’évènement célébré. La scène signifiante et son piédestal peuvent en cela être rapprochés de la structure en trois temps des emblèmes littéraires telle que Ménestrier la décrivait dans les chapitres V à VIII de son Art des Emblemes [18]. Celle-ci comportait un titre, une image et une épigramme. Cette forme fut rapidement mise en place dans les premières rééditions des Emblemata d’André Alciat, d’abord dans celle de Chrétien Wechel à Paris (1534), et surtout dans celle de Guillaume Rouillé et Macé Bonhomme à Lyon (1549), où un cadre très orné inscrivait l’unité de l’emblema triplex sur chaque page (fig. 3). Dans une telle configuration, le cadre redouble en réalité un premier cadre, celui du texte (le titre et les vers) qui tient l’image en tenaille [19]. Le traitement du texte sur la page témoigne visuellement de son rôle sémantique : il sert de marqueur interprétatif à la bonne compréhension de la gravure, cadrage herméneutique qui garantit une interprétation cohérente face à des dérapages interprétatifs toujours menaçants [20]. Les figures constituent en effet des fragments de type idéogrammatique, qui nécessitent les articulations syntagmatiques du langage discursif pour être convenablement interprétées [21]. Le cadre se comprend donc aussi, au-delà de son acception restrictive de clôture matérielle, comme un dispositif discursif qui guide, voire permet la compréhension et l’interprétation. On observe par conséquent une certaine coïncidence, dans ces machines comme dans de nombreux recueils d’emblèmes, entre les appareils cadrant visuel et textuel, sémiotique et sémantique.

Au-delà de ces mécaniques similaires, les machines nous montrent également de façon exemplaire comment les livres d’iconologie et d’emblématique pouvaient très concrètement nourrir l’invention de la fête et constituer la principale source pour l’illustration de la relation, puisqu’elles montrent la mise en scène, sur un socle, de motifs iconographiques souvent préexistants [22]. La machine la plus représentative de ce procédé est probablement celle de l’Amour victorieux, debout sur le tombeau de Mars et dressant un trophée (fig. 4 ). Le petit dieu grave sur le bouclier, de la pointe de sa flèche : « Mars tandem cessit Amori » [Mars enfin a cédé à l’Amour], tandis qu’une inscription plus complète se trouve sur le tombeau, en forme d’épitaphe à Mars. Cette iconographie rappelle très nettement le neuvième emblème des célèbres Emblemata aliquot selectiora amatoria d’Otto van Veen (fig. 5). Bien entendu, l’interprétation de la scène est adaptée au dessein de la fête : ce n’est plus l’amour en tant que valeur générale, mais l’amour de Louis XIV pour l’Infante d’Espagne qui vient à bout d’un mal cette fois bien spécifique : la guerre. La structure en trois temps de cette machine – sentence sur le bouclier, scène, inscription sur le tombeau – rappelle celle que l’on trouve dans les livres d’emblèmes. Mais en plus de supporter la figure signifiante au-dessus de lui, et le texte qui porte sur lui, le tombeau-piédestal est aussi, dans ce cas-ci, intégré à l’ergon ; il devient l’ergon, parce qu’il nourrit et aide à saisir le sens général non seulement par ses inscriptions mais aussi par sa nature. La distinction entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’espace de représentation (fictif) et l’espace de visibilité (réel) est brouillée. Le piédestal peut ainsi recouvrir une nouvelle définition en tant que parergon, définition derridienne cette fois :

 

Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord [23].

 

Le piédestal s’intègre ainsi souvent harmonieusement au sujet de la machine, comme la « grande voute de rocaille, semblable aux antres, qu’habiterent les premiers hommes » [24], qui supporte la représentation du siècle d’or (fig. 6 ), la tour du « fort de la Contrarieté » [25] (fig. 7), ou encore le rocher imitant le Caucase où fut enchaîné Prométhée (fig. 8 ). Plusieurs des machines ont donc été conçues non comme l’association d’une scène montée sur un piédestal d’apparence indifférente, association bien délimitée de figures signifiantes et d’un support, mais comme un emblème où tout participe à la signification, support inclus.

 

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[14] « Piédestal », dans Dictionnaire de l’Académie française, t. 2, Paris, Jean Baptiste Coignard, 1694, p. 236.
[15] P. Duro, « What Is a Parergon ? », dans The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 77, n° 1, décembre 2019, p. 23.
[16] On observe en effet des divergences entre les gravures et les textes censés les expliquer. Par exemple, la description de la machine du quartier de l’Herberie (fig. 9) mentionne trois soldats endormis, là où la gravure n’en montre qu’un.
[17] Sur les rôles du cadre, voir parmi tant d’autres études la récente synthèse donnée dans l’introduction de Jeux et enjeux du cadre dans les systèmes décoratifs de la première modernité (1500-1700), sous la direction de N. Cordon, E. Degans, E. Doulkaridou-Ramantani et alii, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, pp. 7-18. On ne peut manquer de mentionner également les travaux de Louis Marin, en particulier « La Lecture du tableau d’après Poussin », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 24, 1972, pp. 251-266.
[18] Ces chapitres sont respectivement consacrés aux parties de l’emblème, à ses figures, à son mot et à ses vers.
[19] Jacques Derrida (La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 93) estimait que pouvaient servir de parergon – entre autres – un encadrement, un titre, une légende, un commentaire, des traits ou inscriptions qui entourent le document, un espace environnant, etc... Ces éléments contribuaient à expliquer, décrire, raconter, fixer l’œuvre et facilitaient les identifications.
[20] Sur le rôle du texte comme cadre dans l’emblématique voir D. Russell, « Emblems, Frames, and Other Marginalia : Defining the Emblematic », dans Emblematica, vol. 17, 2009, p. 7. Voir aussi A. Guiderdoni, « Stratégies d’encadrement et exégèse visuelle dans la littérature emblématique », dans A force de signes. Travailler avec Louis Marin, sous la direction d’A. Cantillon, P. A. Fabre et B. Rougé, Paris, EHESS, 2018, p. 266.
[21] A propos de la syntaxe de l’emblème, voir D. Russell, « Emblematic Discourse in Renaissance French Royal Entries », art. cit., p. 58.
[22] B. Bolduc, La Fête imprimée. Spectacles et cérémonies politiques (1549-1662), Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVIIe siècle », 2016, p. 33.
[23] J. Derrida, La Vérité en peinture, Op. cit., p. 14.
[24] Cl.-Fr. Ménestrier, Les Rejoüissances de la Paix, Op. cit., fol. 58v°.
[25] Ibid., fol. 68v°.