De la fête aux livres : usages du cadre
chez Claude-François Ménestrier

- Elise Gérardy
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Fig. 4. Anonyme, « Quartier de la
Lanterne », 1660

Fig. 8. Anonyme, « Description du
feu de joye dressé sur le Pont de Saone
la veille S. Jean Baptiste », 1660

Caractéristiques particulières

 

Plusieurs gravures de machines de forme déjà fortement emblématique n’ont guère besoin de surdétermination des piédestaux. Elles voient leur sens simplement étendu, c’est-à-dire non plus appliqué à Louis XIV, mais tourné en morale générale : c’est le cas de « Non toti morimur vivit post funera virtus » [Nous ne mourons pas entièrement, notre vertu survit à notre mort] (fig. 4) [43], « Unde labor iam fructus erit » [Le labeur portera ses fruits] (fig. 8) et « Non ulterius » [Pas plus loin] (fig. 13 ).

Pour l’image du soldat endormi (fig. 9 ), Ménestrier va cette fois jouer sur le rétrécissement de l’obélisque, tout en continuant à exploiter ses affinités avec l’art funéraire, avec pour titre « Sic sensim sine sensu arctatur vita » [Ainsi la vie absurde rétrécit-elle graduellement]. L’effet de surprise de la machine est annulé. Malgré l’absence d’explication pour cet emblème, on comprend que le soldat endormi (ou mort ?) et la forme de l’obélisque évoquent ensemble l’incompréhension et l’impuissance de l’homme devant son destin mortel, interprétation suggérée par la belle allitération et le jeu sur les équivoques : « sensim » signifie graduellement, mais aussi sans qu’on s’en aperçoive, tandis qu’« arctatur » peut qualifier aussi bien le temps qui passe que la forme du dispositif architectural. Cette nouvelle signification explique le retrait des bougies et du casque de Minerve, déesse de la sagesse, sur le sommet de l’obélisque.

Enfin, Ménestrier crée un emblème de la Vie à partir de la machine de la Contrariété (fig. 7 ), dont le personnage et son explication allégorique étaient nettement empruntés à la traduction française de l’Iconologie de Ripa [44]. Ils sont ici devenus « Typus humanae vitae » [Symbole de la vie humaine]. Ménestrier dote ainsi le dessin de la tour d’une signification qui développe l’allégorie : les quatre étages représentent les quatre âges de la vie ; d’abord l’enfance (soutenue par des « buttes » pour signifier sa faiblesse), puis la jeunesse et l’âge mûr ; les créneaux symbolisant la vieillesse, car cette partie est la plus courte et la plus exposée aux éléments. Le petit piédestal sous la statue signifie désormais la vertu, parce qu’elle « soutient et affermit » la figure de la vie face à la roue du temps et à celle de la fortune.

En tant qu’il fixe l’interprétation de l’image, le titre (l’élément textuel) peut être compris comme un parergon derridien, qui instaure l’ergon en y incluant le piédestal. Mais la marge d’action de ce texte est relativement limitée : dans tous ces emblèmes, l’image s’impose comme matrice du sens, en tant que matériau de base à partir duquel l’emblématiste doit élaborer un nouveau sens. L’Art des Emblemes est en cela un bel exemple de la notion de « braconnage », théorisée par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien pour qualifier l’acte de lire [45], et dont Jean-Marc Chatelain avait noté la pertinence pour nos objets [46] : lecture qui pérégrine dans un objet imposé, le modifie, invente autre chose que ce qui était son « intention », elle le détache de son origine, en combine les fragments, créant à partir d’eux une pluralité indéfinie de significations. C’est précisément à une telle lecture que se livre volontairement Ménestrier : après avoir souligné la proximité entre emblèmes et machines de fêtes en tant que signes métaphoriques, il incarne son propre lecteur braconnant, conjurant ainsi le vol dont il avait été victime par l’imprimeur du roi à Lyon, Guillaume Barbier, responsable de la version pirate des Rejouïssances parue avant celle de Coral [47].

Les représentations, restées visuellement à peu près inchangées tout au long du processus qui leur confèrera finalement le plein statut d’emblèmes, nous montrent le caractère mouvant du cadre, différemment actualisé selon son environnement et la volonté de l’artiste. Ainsi, si plusieurs piédestaux de la fête se conforment à leur fonction première et servent avant tout à rendre visibles les figures dans l’environnement urbain, on observe aussi que de nombreuses machines de la fête avaient été initialement construites de façon emblématique, et que Ménestrier avait pris soin de limiter les piédestaux simplement fonctionnels, dans le but d’offrir à ses lecteurs une expérience complexe, à la fois délice des yeux grâce à la varietas visuelle ainsi obtenue, et plaisir intellectuel dans l’élucidation du sens.

La relation, qui rend témoignage de cette fête, manifeste des choix iconographiques, et notamment de cadrage qui permettent de mieux rendre compte, visuellement, des enjeux, en particulier politiques, des célébrations. L’absence de texte dans ces gravures facilitait leur réemploi dans le traité de l’Art des Emblemes. Cependant, la redéfinition du cadre exigée par ce nouveau type de livre impose une lecture symbolique renouvelée, à la fois morale et de portée universelle, portant sur l’ensemble de la gravure. Le titre témoigne des procédés poético-rhétoriques mis en œuvre pour justifier la présence des piédestaux. Cette fois, c’est l’image préexistante qui impose des contraintes visuelles quant au sens à lui donner, et donc un certain texte, alors que dans la fête, les créations visuelles étaient soumises à un dessein premier, explicité et rappelé plus tard dans la relation. La réutilisation à l’identique ou presque des gravures met donc en évidence leurs innombrables lectures potentielles, adaptées selon leur finalité et l’espace réel ou virtuel dans lequel elles se trouvent (fête urbaine, relation, traité consacré aux emblèmes), à l’origine des variations de leur dispositif cadrant (piédestal et/ou bordure). C’est en définitive l’apparat textuel, entre les mains du concepteur, qui explicitera le sens global et le véritable statut (herméneutique ou non) à donner à ce qui se présente a priori comme accessoire.

 

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[43] Cet emblème procède même d’un double bricolage, puisqu’en plus de s’inspirer d’un emblème d’Otto van Veen, Ménestrier récupère une expression latine courante que l’on trouve dans les Emblemes latins de Jean-Jacques Boissard (Op. cit., p. 46), où la Vertu personnifiée est associée au phénix qui revit par sa propre mort. On trouve encore cette sentence dans le Mondo simbolico de Filippo Picinelli (Milan, Francesco Mognagha, 1653, p. 162). Elle y est associée à l’efficacité des reliques des saints.
[44] C. Ripa, Iconologie où les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les Vices et les Vertus sont représentées sous diverses figures, trad. J. Baudoin, Paris, Jacques Villery, 1643, p. 149.
[45] M. de Certeau, L’Invention du quotidien, I : Arts de faire, Paris, UGE, 1980, pp. 285-286.
[46] J.-M. Chatelain, « Lire pour croire : mise en texte de l’emblème et art de méditer au XVIIe siècle », dans Bibliothèque de l’Ecole des chartes, t. 150, n° 2, 1992, pp. 322-323.
[47] J. Loach, « Emblem books as author-publisher collaborations… », art. cit., pp. 251-252.