De la fête aux livres : usages du cadre
chez Claude-François Ménestrier

- Elise Gérardy
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Résumé

Cet article vise à étudier les modalités de lecture, dans trois contextes distincts, de ce qui se donne à l’origine comme un simple dispositif cadrant : le piédestal. Toutes les machines du feu d’artifice donné à Lyon pour fêter la signature du traité des Pyrénées reposaient en effet sur des supports de formes variables. D’emblée cependant, plusieurs piédestaux semblent outrepasser leur rôle d’accessoire ; la relation de la fête (1660) écrite par le jésuite Claude-François Ménestrier le confirme, tout en amplifiant les enjeux politiques des célébrations par le cadrage des gravures. Ces mêmes images deviendront entièrement symboliques lorsqu’elles seront finalement employées dans la section d’exemples de l’Art des Emblemes (1662) du même auteur. Tous les piédestaux se verront alors dotés d’un sens figuré, révélant au passage quelques procédés de l’emblématique par lesquels une image peut obtenir une nouvelle signification.

Mots-clés : piédestal, machine, gravure, Claude-François Ménestrier, emblème

 

Abstract

This article aims to study, in three distinct contexts, the evolution of understanding of the pedestal, originally conceived as a simple framing device. The machines used during the fireworks show to celebrate the signing of the Pyrenees Treaty in Lyon appeared indeed to be standing on bases of varying shapes. However, several pedestals seemed to go beyond their role of accessories, which is confirmed by the festival’s account (1660) written by the Jesuit Claude-François Ménestrier. In addition, the account amplifies the political stakes of these celebrations, notably due to the specific framing of the engravings. These images become entirely symbolic when they are finally used as examples of emblems in the Art des Emblemes (1662) by the same author. All pedestals obtain a figurative meaning, revealing emblematic processes bringing a new interpretation to the engraving.

Keywords: pedestal, machine, engraving, Claude-François Ménestrier, emblem

 


 

Dans son « Advis necessaire pour la Conduite des Feux d’Artifice », Claude-François Ménestrier déclarait que « le sujet de toute la machine (…) est toujours un embleme ; parce qu’il est une representation instructive, qui nous apprend la cause pour laquelle on la dresse, et qui a du rapport à l’occasion pour laquelle on la fait » [1]. Ce petit traité concluait le compte-rendu des célébrations lyonnaises données du 20 au 23 mars 1660 pour honorer la signature du traité des Pyrénées, qui mettait fin à la guerre franco-espagnole et scellait une alliance politique entre les Habsbourgs et les Bourbons par le mariage de Louis XIV avec l’infante d’Espagne, Marie Thérèse d’Autriche. En couronnement de cette fête, dont Ménestrier avait été le concepteur officiel, les magistrats avaient assigné deux jours à la tenue d’un feu d’artifice [2]. Les différents quartiers de la ville avaient fourni à cette occasion des « machines », imposantes constructions éphémères destinées à dissimuler le matériel nécessaire aux jeux pyrotechniques et à être consumées de façon spectaculaire, mais aussi à multiplier les témoignages symboliques de gratitude envers le roi de France :

 

Aussi ces machines ne doivent jamais estre de simples buchers, où l’on ne voye que des fagots entassez, des marmosets placez sans dessein, et un nombre de fusées, qui ne laissent que de la fumée apres avoir fait un peu de bruit. Il faut que la montre en soit ingenieuse, et que l’esprit se retire de ces spectacles aussi satisfait que les yeux [3].

 

En raison de la réflexion intellectuelle exigée par leur caractère figuré, et parce qu’elles contribuent à l’instruction publique en exhibant les vertus royales, les machines peuvent être assimilées à des emblèmes, selon la définition qu’en donnent l’Advis et le début du traité qui leur sera spécifiquement consacré deux ans plus tard [4]. Cette proximité entre les arts symboliques bi- et tridimensionnels a déjà été mise en évidence à plusieurs reprises : les concepteurs de fêtes n’hésitaient pas à emprunter des motifs à la littérature emblématique [5], tandis que les théoriciens amalgamaient parfois les différents arts symboliques en raison de leur commune nature bimédiale combinant visible et lisible [6], ou encore sur la base de leur fonctionnement rhétorique partagé, reposant sur la métaphore [7]. Daniel Russell, en particulier, plaidait pour une définition de l’emblème non pas comme une structure formelle, mais comme un « traitement » ou un « processus » (emblematic process) [8] pouvant être mis en œuvre dans des domaines autres que la littérature [9]. Se pose dès lors la question des limites entre les deux arts pratiqués par Ménestrier. Si l’on peut faire d’un emblème existant une machine selon une opération de bricolage [10] qui réorganise ses éléments iconographiques, peut-on à l’inverse copier la gravure d’une relation de fête dans un livre d’emblèmes ?

Ménestrier aurait répondu par l’affirmative, puisqu’il opère un tel réemploi pour illustrer la section d’exemples de son Art des Emblemes en 1662 [11]. Cette démarche venait d’une part, sur le plan matériel, des pratiques de l’imprimerie, où une collection originale de bois ou de cuivres était manipulée à l’envi dans différents contextes [12]. D’autre part, sur le plan conceptuel, cette pratique tenait de la rhétorique, qui ne concevait pas l’invention comme une création ex nihilo, mais comme une disposition nouvelle d’éléments pris à des sources différentes. C’est dans un tel contexte qu’il faut comprendre les affirmations des auteurs de recueils d’emblèmes, qui indiquaient fréquemment dans leur préface avoir trouvé leurs illustrations chez leur imprimeur [13].

Si les échanges iconiques sont donc fréquents au sein de l’emblématique et, plus largement, de tout ce qui constitue la littérature allégorique de cette époque (fables, apologues…), l’emprunt à l’identique de gravures issues de la relation d’un évènement est cependant plus inattendu. Ce phénomène que Ménestrier donne à observer présente un intérêt certain pour l’étude des instances du cadre, puisqu’il permet d’observer les variations de fonctionnement de ce dispositif, d’abord entre les machines et leurs gravures lors du passage de l’environnement de la fête à celui du livre, mais surtout ensuite, lors du transfert des images de l’ouvrage commémoratif vers la section d’exemples du traité consacré aux emblèmes. Ces déplacements offrent l’opportunité d’étudier le caractère mouvant, évolutif, changeant du cadre, non plus à partir de la comparaison de plusieurs œuvres, mais à partir de l’évolution d’une même représentation dans différents contextes. Toutes les gravures discutées dans cet article présentent un point commun visuel, à savoir un dispositif élévateur que l’on pourra désigner – malgré d’importantes variations formelles – sous l’appellation générique commode de piédestal. Celui-ci servira de révélateur des mécanismes d’interprétation opérant dans chacun des trois contextes de lecture (la fête, la relation, les exemples d’emblèmes). Cette étude mettra en évidence, par retour, quelques procédés emblématiques permettant d’imposer plusieurs significations à une même image. En un mot, nous chercherons donc à appuyer la thèse d’un décloisonnement des genres symboliques, en montrant la plasticité des représentations, par le biais de l’adaptabilité fonctionnelle de leurs piédestaux.

Une telle analyse nécessite de dépasser la définition du piédestal telle qu’elle était proposée dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694). Son rôle y est en effet décrit comme essentiellement fonctionnel : le piédestal « sert à soustenir quelque figure, quelque trophée, quelque vase, quelque obelisque » [14]. On serait dès lors tenté de le ranger directement et définitivement dans la catégorie historique du parergon, compris comme un élément accessoire ou subordonné au sujet principal, l’ergon [15]. Cependant, les variations majeures de l’apparence du piédestal, couplées aux explications de la relation de fête, invitent à se pencher plus longuement sur son rôle, sans se limiter à constater sa fonction de simple support.

 

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[1] Cl.-Fr. Ménestrier, « Advis necessaire pour la Conduite des Feux d’Artifice », dans Les Rejoüissances de la Paix, avec un recueil de diverses pieces sur ce sujet, Lyon, Benoist Coral, 1660, p. 30.
[2] Chaque jour était consacré à une rive de la Saône. Pour un compte-rendu des célébrations, voir N. Piperkov, « Les Réjouissances de la Paix, 20-23 March 1660. The allegorical transformation of Lyon into a city of peace for the celebration of the Pyrenees Peace Treaty », dans Occasion of State: Early Modern European Festivals and the Negotiation of Power, sous la direction de J. R. Mulryne, K. De Jonge, R. Morris et alii, Oxford, Routledge, 2019, pp. 121-140.
[3] Cl.-Fr. Ménestrier, « Advis necessaire pour la Conduite des Feux d’Artifice », Op. cit., p. 6.
[4] « Ce nom [emblema], qui a esté commun chez les Grecs, et chez les Latins est devenu singulier, depuis qu’Alciat a recueilli les peintures morales des anciens, et qu’il les a expliquées en vers. Cebes et Philostrate s’estoient contentés de donner le nom d’Images et de Tableaux à leurs emblèmes, mais comme ce nom convenoit à toute sorte de peintures, l’usage, qui a droit de prescrire, a fait que ce mot grec est à présent universellement reçu parmi les savants pour une peinture d’instruction » (Cl.-Fr. Ménestrier, L’Art des Emblemes, Lyon, Benoist Coral, 1662, pp. 13-14). Cette première définition était indifférente à la forme de l’emblème. C’était aussi le cas de celle proposée par Jean Baudoin dans la préface à son recueil d’emblèmes, citée plus loin : « L’embleme », dit-il, « est une peinture servant à instruire, et qui sous une figure ou sous plusieurs comprend des advis utiles à toute sorte de personnes » (p. 19). Ménestrier remarque à juste titre que « cette definition ne dit rien de la sentence, ny des vers » (Ibid.).
[5] D. Russell, « Emblematic Discourse in Renaissance French Royal Entries », dans French Ceremonial Entries in the Sixteenth Century: Event, Image, Text, sous la direction de H. Visentin et N. Russell, Toronto, Centre for Reformation and Renaissance Studies, « Essays and studies », 2007, pp. 55-72.
[6] Voir par exemple J. Loach, « Le Jardin céleste de Racconigi : la conception et l’usage d’un jardin d’apparence laïque de la Contre-Réforme », dans Flore au paradis: emblématique et vie religieuse aux XVIe et XVIIe siècles, sous la direction de P. Choné et B. Gaulard, Glasgow, University of Glasgow, « Glasgow emblem studies », 2004, pp. 37-48.
[7] Ce constat fonde la cohérence du projet théorique de Ménestrier : « estant le propre de tout signe, de nous porter à la connoissance d’une autre chose que celle qu’il montre à nos yeux, tout signe sçavant de pure institution ou de simple rapport de convenance, qui n’est pas signe naturel comme la fumée du feu, est necessairement metaphore, et consequemment les gestes, les ballets, les tournois, les carrousels, les armoiries, les devises, les emblemes, les decorations, les machines théâtrales, les hieroglyphes et les figures iconologiques estant des signes sçavans de pure institution ou de pur rapport de convenance, sont des metaphores » (Traité des tournois, joustes, carrousels, et autres spectacles publics, Lyon, Jacques Muguet, 1669, p. 334).
[8] « The emblematic process of traditional materials would seem to involve two distinct sequential procedures consisting, at least by implication, of the fragmentation of well-known allegorical works or traditional sign systems and the subsequent recombination of fragmented elements of them into new and striking signifying units » (Daniel Russell, The Emblem and Device in France, Lexington,French Forum, 1985, p. 164) [Le traitement emblématique des matériaux traditionnels semblerait impliquer deux procédures séquentielles distinctes qui consistent, du moins par implication, en la fragmentation d’œuvres allégoriques bien connues ou de systèmes de signes traditionnels et en la subséquente recombinaison de leurs éléments fragmentés dans des unités signifiantes nouvelles et frappantes].
[9] Voir en particulier l’article « Emblème et mentalité symbolique », Littérature, n° 78, 1990, p. 13 : « Souvent, et surtout au début du XVIIe siècle, on ressentait très fortement le caractère emblématique d’un ensemble de manifestations culturelles variées, aussi bien religieuses que politiques ou poétiques, et on les appelait "emblèmes", même s’il ne s’agissait pas d’emblèmes proprement dits ». Voir aussi « Emblematic Discourse in Renaissance French Royal Entries », art. cit.
[10] L’opération de « bricolage » a été utilisée par Claude Lévi-Strauss pour décrire la pensée mythique (La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, pp. 26-33) et a été reprise par Daniel Russell pour qualifier l’art de faire des emblèmes (The Emblem and Device in France, Op. cit., pp. 175-176). Selon la même logique, les machines de la fête empruntent à un répertoire visuel fragmenté, hétéroclite, traditionnel et familier, qu’elles décontextualisent et reconfigurent selon une logique de recyclage, en vue de produire une nouvelle signification contextualisée.
[11] A propos des circonstances éditoriales de cette publication, voir l’article de J. Loach, « Emblem books as author-publisher collaborations: The case of Menestrier and Coral’s production of the 1662 Art des Emblemes », Emblematica, vol. 15, 2007, pp. 229-318. Je tiens à remercier chaleureusement son autrice pour le partage de son expertise au sujet de Ménestrier, les fêtes modernes et leurs caractéristiques matérielles. Je remercie également ma collègue Muriel Damien pour son aide au sujet des piédestaux.
[12] Voir V. Meyer, « Copies et montages dans la gravure d’allégorie », dans Nouvelles de l’estampe, n° 112, octobre 1990, pp. 5-12. Les manipulations d’images opérées dans la littérature emblématique illustrent bien les phénomènes de réutilisation de gravures à l’identique, mais dans un contexte différent, de copie partielle, voire de recomposition de la scène selon un montage différent.
[13] Voir B. Aneau, Picta poesis, Lyon, Macé Bonhomme, 1552, p. 5 et J.-J. Boissard. Emblemes latins, avec l’interpretation françoise du J. Pierre Joly Messin, Metz, Abraham Faber, 1588, pp. 6-7.