Les usages de l’image :
lire, méditer, vénérer

- Olivier Boulnois
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Fig. 2. Anonyme, La Trinité de l’église
Saint-Quiriace, XVe s.

Fig. 3. Anonyme, Le Christ en Ancien
des Jours
, 600-630

Fig. 4. William Blake, L’Ancien des Jours
mesurant la terre avec un compas
, 1794

Fig. 5. L. Cranach l’Ancien, La Sainte
Trinité
, v. 1515

Fig. 6. J. Effel, affiche pour le film
d’animation La Création du monde, 1958

Ce paradoxe nous invite à un examen attentif, pour quatre raisons.

1. La première est le fait qu’en citant l’Evangile de Jean, Luther revient à l’autorité fondamentale pour la théologie de l’icône : nous voyons le Père invisible lorsque nous voyons le Fils ; donc, chaque fois que nous représentons son humanité visible, nous représentons le Dieu invisible. Mais, comme la plupart de ses contemporains, Luther ignorait la théologie de l’icône, et il n’aurait pas été d’accord avec elle s’il l’avait connue.

2. C’est pourquoi il utilise cette autorité d’une autre manière. Il souligne le gouffre ontologique entre Dieu et l’homme, entre le visible et l’invisible : « Nous ne pouvons les concevoir ». La transcendance de Dieu est au-delà de tout concept.

3. Il choisit un exemple très précis : l’image de Dieu en tant que vieillard. Comme nous l’avons vu, l’image du Christ est généralement admise au Moyen Age. Elle imite précisément l’auto-manifestation de Dieu qui se rend visible dans la chair humaine. Mais d’autres images de Dieu sont plus problématiques.

Par exemple, l’image de la Trinité sous la forme d’un homme à trois têtes, qui apparaît au XIIIe siècle (fig. 2), est souvent considérée comme monstrueuse, même s’il s’agit d’une représentation visuelle d’un dogme essentiel [45].

Ce type d’image est généralement condamné, pour trois raisons : il montre Dieu comme un monstre ; il n’est pas justifié par un texte biblique ; il n’a pas le statut de révélation christomorphe, la Trinité ne s’étant jamais révélée sous une telle forme.

Le même sort a été réservé à l’image de Dieu le Père. Elle est le résultat d’une longue série de transformations dans l’art religieux. Comme Luther le rappelle à juste titre, cette image est dérivée du livre de Daniel : il s’agit de la vision de l’Ancien des Jours : « Je vis des visions dans la nuit, et voici, quelqu’un comme le Fils de l’homme venait avec les nuages du ciel, et il vint jusqu’à l’Ancien des jours » [46].

Dans l’art byzantin, l’« Ancien des Jours » était à l’origine identifié au Christ, éternellement préexistant. Ainsi, même lorsque les artistes représentaient l’Ancien des Jours, ils représentaient l’humanité de Dieu le Fils. Il restait christomorphe (fig. 3). Mais en Occident, Daniel 7,13 a été interprété différemment. Ainsi, l’image de Dieu en tant que vieillard (qui existait auparavant) a été comprise comme la représentation de Dieu le Père, du Dieu invisible [47]. C’est le contraire d’une icône : une icône est la représentation de la personne visible du Christ – Dieu et homme ; l’image de l’Ancien des Jours est devenue la représentation d’une personne invisible de la Trinité.

Aujourd’hui, la célébrité du Jugement dernier de la chapelle Sixtine a transformé cette image douteuse en une partie essentielle de notre inconscient visuel. Elle a même été inversée par Blake pour devenir l’image d’un créateur maléfique (fig. 4) [48].

Mais n’oublions pas que cette image est précisément le résultat d’une dérive de l’art occidental, qui s’éloigne beaucoup de la théologie qui la fondait à l’origine. L’image de Dieu le Père n’est pas une image christomorphique. Par elle, la possibilité de représenter Dieu (l’invisible) est désormais admise. Dieu est dépouillé de son invisibilité. Et nous avons des témoignages d’artistes de la Renaissance qui ne voient aucune différence entre ce genre d’image et une image de Jupiter. Ce qui est en un sens tout à fait juste : lorsque l’image d’un Dieu visible n’est pas dérivée de sa révélation christomorphe par le Fils, elle n’est rien d’autre qu’une idole, une projection de la représentation de Dieu par l’homme, au lieu d’une auto-révélation de Dieu par lui-même et en lui-même. La boucle est bouclée.

Et pourtant, Luther ne lit pas l’image comme le font les artistes de la Renaissance. Il se situe un cran au-dessus d’eux. Il est clairement conscient qu’aucune image ne peut représenter Dieu, car nous ne pouvons ni le voir ni le concevoir. Mais en même temps, si nous devons avoir des représentations de lui, nous pouvons admettre toute représentation arbitraire. Luther va donc jusqu’à inverser l’interprétation du verset de l’Evangile de Jean : au lieu d’apercevoir la manifestation de Dieu dans la chair visible du Christ, il fonde sur cette autorité la liberté de représenter arbitrairement la divinité invisible.

Si aucune image ne représente Dieu, et si nous devons avoir des images de Dieu, n’importe quelle image fera l’affaire. Nous pouvons représenter Dieu de toutes les manières dont nous l’imaginons. Par exemple comme un vieil homme. Dès lors, Luther justifie l’anthropomorphisme.

Nous trouvons dans l’œuvre de Cranach une illustration de cette théorie (fig. 5) [49]. Cette peinture montre la Trinité : elle représente clairement le Père comme un roi, au centre d’un nimbe formé d’une myriade d’angelots ; il porte le Fils crucifié sur son genou droit, curieusement instable et de biais ; le Saint-Esprit est représentée comme une colombe posée sur la sphère du monde, qui repose sur sa main gauche. Le nimbe est situé derrière un paysage très précis, qui interrompt par endroits le nimbe angélique. Cranach transforme ici l’image du Père en une projection de l’image d’un roi, une sorte d’apparition vue dans le ciel visible, derrière les arbres. Nous voyons qu’il accepte sans réserve l’anthropomorphisme (et même, l’anthropomorphisme politique).

Cette représentation de Dieu comme un vieillard sera totalement sécularisée dans les films et les bandes dessinées modernes. Dieu est devenu un vieillard comme nous, mais un peu plus sage (fig. 6). L’artiste de la figure 6 a représenté Dieu comme une sorte de grand-père heureux de marier son petit-fils Adam avec sa petite-fille Eve. Il ajoute ce commentaire : « Maintenant, j’existe : ! » — Je pense que nous avons démontré le contraire : lorsque Dieu a perdu son invisibilité, même s’il est omniprésent dans l’art, il a cessé d’exister en tant qu’être transcendant.

4. J’en viens finalement à notre quatrième raison d’accorder une attention particulière aux Predigten des Jahres 1538 : l’analyse de Luther situe l’élément décisif dans la subjectivité. C’est désormais le spectateur qui rend correct ou défectueux notre usage de l’image. Ce n’est pas sa forme ou son statut objectif qui oriente l’attitude personnelle du croyant, c’est le regard du croyant qui lui donne un sens. Car c’est lui qui décide de lire, de méditer ou de vénérer l’image.

Il y a là une rupture majeure dans l’histoire des rapports entre l’homme et l’image. La subjectivité vient au premier plan.

J’ai essayé ici de montrer la continuité sans faille entre le débat médiéval et Luther. Celui-ci réévalue clairement la voie royale, ou via media, de la tradition latine : l’image mentale est liée à l’acte de lecture, et elle est nécessaire comme aide-mémoire des Ecritures. L’image matérielle est nécessaire pour ceux qui ne savent pas lire, ou pour ceux qui veulent méditer telle ou telle scène scripturaire. Il ne faut pas la vénérer, mais on ne doit pas non plus la détruire. Elle est ainsi un support pédagogique de la prédication.

Ce n’est que lorsque cette continuité est rétablie que l’originalité de Luther peut réapparaître : associé au sens humaniste des arts, sa théorie s’inscrit dans un nouveau paradigme. Au-delà de la question religieuse, Luther, les réformateurs et les artistes de la Renaissance construisent une nouvelle articulation de l’image, de l’art, de la prière et de la pensée.

Trois points sont importants ici.

Le premier est la légitimation de l’anthropomorphisme. L’anthropomorphisme de Luther est une conséquence directe de sa conception de l’image comme moralement indifférente (adiaphoron). Mais lorsque le Dieu invisible, Dieu le Père, perd son invisibilité, toutes les projections humaines peuvent le représenter. La représentation de Dieu comme vieillard se sécularisera peu à peu dans la suite de l’histoire de l’art.

Deuxièmement, ce n’est plus l’art en tant que tel qui tente de réaliser l’invisible à travers le visible. La question de l’image est désormais scindée en deux problématiques : la question de la perfection de la représentation, qui est intégrée à l’art du beau, et la question de la vénération, qui est désormais une autre façon d’aborder les œuvres d’art considérées comme appartenant à l’art sacré.

Troisièmement, ce statut de l’image artistique est corrélé à l’émergence d’un moi souverain. Le sens n’est pas au-delà de l’image, dans l’objet transcendant qu’elle signifie ; le sens est en deçà de l’image, c’est le moi qui décide [50].

Peut-être le choix de Luther a-t-il maintenant montré ses conséquences ultimes. Et peut-être la question des images est-elle devenue si urgente que nous ne pouvons plus, comme lui, considérer celles-ci comme indifférentes.

 

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[45] Wyclif condamnait les représentations de la Trinité, car Dieu le Père et le Saint-Esprit sont irreprésentables ; voir J. Wirth, L’Image à l’époque gothique, Op. cit., 2008.
[46] Daniel 7, 13 : « Je voyais dans les visions de la nuit, et voici, quelqu’un comme un fils d’homme vint avec les nuées des cieux, et il avança jusqu’à l’Ancien des jours, et on le fit approcher de lui ».
[47] Sur l’image de Dieu le Père et la Trinité, voir Fr. Boespflug, Dieu dans l’art. Sollicitudini nostrae de Benoît XIV (1745) et l’affaire Crescence de Kaufbeuren, Paris, Le Cerf, 1984 et « Apophatisme théologique et abstinence figurative. Sur l’"irreprésentabilité" de Dieu (le Père) », Revue des sciences religieuses 72/4, 1998, pp. 425-447 (en ligne. consulté le 6 novembre 2022).
[48] Il ne s’agit plus d’une image de Dieu le Père, mais d’Urizen, le principe d’abstraction, opposé à l’imagination, et une sorte de figure de Satan. L’image représente un vieillard musculeux, appuyé sur un genou dans une sphère et penché vers le bas, à l’intérieur d’un soleil entouré de ténèbres. L’image est la fusion de deux modèles iconographiques : l’Ancien des Jours (l’homme a de longs cheveux blancs et une barbe blanche) ; le créateur au compas d’or (il tient un compas dans sa main gauche, comme s’il prenait une mesure, l’exemple le plus célèbre étant le frontispice de la Bible Moralisée, Codex Vindobonensis 2554).
[49] Cela ne veut pas dire que la justification théorique de l’anthropomorphisme a complètement bouleversé l’iconographie. Les innovations de Cranach s’inscrivent dans le long cours de l’histoire de l’art, et ce type d’image, au moins comme image frontale, est très fréquent dans l’art catholique, avant et après Cranach. Je n’utilise cette image que pour illustrer la position luthérienne.
[50] Dans le cas de Luther, il ne s’agit pas d’un moi arbitraire, mais d’un moi chrétien, éclairé par la parole de Dieu. C’est néanmoins son intériorité qui décide du comportement qu’il doit adopter devant les images : les vénérer ou non.