Contre l’iconoclasme
    
   Comme  nous le savons, Luther a été horrifié par l’explosion d’iconoclasme provoquée  par Carlstadt à Wittenberg en 1521-1522. La violence iconoclaste n’était en  rien nouvelle : nous avons des témoignages de telles scènes au cours du Moyen Age,  motivées par des raisons sociales ou politiques [32]. Ce  qui était nouveau ici, c’était la motivation religieuse des iconoclastes : les  images étaient détruites afin de rendre impossible la vénération ; il s’agissait  d’une performance auto-réfutatrice, démontrant que l’image n’avait aucun  pouvoir religieux. Dès 1522, Luther réagit contre les excès iconoclastes de  Carlstadt. Il ne faut pas adorer les images, mais en même temps, il ne faut pas  les détruire.
   Tout d’abord,  l’iconoclasme s’avilit jusqu’à la violence, ce qui n’est pas une bonne façon d’arracher  les racines de la superstition. La racine, c’est le cœur de l’homme, et seule  la Parole de Dieu peut y pénétrer assez profondément. « J’ai attaqué la  destruction des images, pour les arracher d’abord du cœur par la parole de  Dieu, pour les rendre sans valeur et méprisables (...) sans recourir à la  destruction des images rêvée par Carlstadt. Car lorsqu’elles ont disparu du  cœur, elles ne nuisent pas à l’œil » [33].  « Je me comporte comme un prédicateur qui détourne les gens [des  images] et j’essaie de les faire disparaître de manière ordonnée, et non par le  fanatisme et la violence » [34]. Une  idée semblable est exprimée la même année, dans son commentaire sur l’Exode : « Nous ne devons pas briser  les bras et les jambes de ces images (...) car nos cœurs resteraient malgré  cela impurs, mais nous devons, par la parole, amener le peuple à ne plus s’y  fier. (...) Car le cœur doit comprendre que rien ne l’aidera (...) en dehors de  la grâce et de la bonté de Dieu seul » [35].
   Plus  profondément, Luther comprend le problème selon sa propre dialectique : nous ne  trouvons le salut que dans par grâce de Dieu, et non par nos œuvres. Mais la  destruction des images est elle-même une œuvre de l’homme. Mettre sa confiance  dans l’iconoclasme, c’est encore une manière de s’éloigner de la grâce de Dieu.  L’iconoclasme est donc encore une idolâtrie : c’est une idolâtrie de l’action  humaine, des prétendues bonnes actions : « Les iconoclastes se fondent sur  la contrainte de la Loi, et sur l’erreur de croire qu’en détruisant simplement  les images, ils gagnent l’approbation de Dieu. En suivant ces lois, ils  suppriment les images extérieures tout en remplissant leurs cœurs d’idoles, (...)  d’une fausse justification et d’une gloire [obtenue] par les œuvres » [36]. Pire  que l’idole visible est l’idole conceptuelle – et l’iconoclasme n’est rien d’autre  qu’une idole conceptuelle.
   La  position de Luther a donc beaucoup de points communs avec celle de Grégoire le  Grand.
   1. Les  images sont des histoires et des aide-mémoire ;
   2.  Aucune vénération n’est légitime ;
   3.  Aucune destruction n’est légitime.
   Il  suit la position de Grégoire, qui caractérise, fondamentalement, le courant  principal de la pensée latine : « Le fait que tu aies interdit la  vénération d’un tableau, nous l’avons approuvé, mais que tu l’aies brisé, nous  le blâmons » [37].
   Cette  tendance était appelée par la cour de Charlemagne la via media de l’occident latin : ni vénération, ni destruction.  « Adorer les images ou les briser va contre les commandements du  bienheureux Grégoire (...). Ce mépris envers les adorateurs d’une part, et  envers les briseurs de l’autre, en fait un allié pour l’Eglise de notre pays [l’Empire  carolingien] » [38]. A son tour, Luther  reste précisément à égale distance entre l’idolâtrie et l’iconoclasme. Les  images sont considérées comme des adiaphora (choses indifférentes), comme n’étant ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes [39]. Du coup, l’image d’art n’est pas comprise comme un phénomène religieux en soi [40]. La relation personnelle aux images est donc libre. Mais, comme l’a fait remarquer  un historien, cette position apparemment neutre, ainsi que l’appel à une notion  de liberté, est déjà une prise de position : elle « établit la position  théologique de l’art religieux » [41].
   Par  conséquent, même lorsqu’il répète l’ancienne position de Grégoire dans un  nouveau contexte, Luther ajoute de nouveaux éléments à la tradition  scolastique.
    
   Dieu  en vieillard
    
        Luther  insiste sur l’idée que la révélation de Dieu est paradoxale. Il met l’accent  sur un verset d’Isaïe : celui-ci « n’avait ni apparence ni beauté pour  attirer nos regards » (Isaïe 53,2). Cela signifie que la transcendance  suprême se manifeste à travers l’immanence la plus vile, à travers l’incarnation,  la douleur et la mort. Même s’il existe une théologie de la gloire (une  connaissance rationnelle de Dieu), la théologie de la croix (l’économie du  salut) est le seul accès à Dieu qui sauve [42]. C’est  ainsi que la manifestation de Dieu prend la forme de son propre contraire.  Comme l’a souligné Eberhard Jüngel (citant Schiller), « même la beauté  doit mourir » [43].
   Par  conséquent, d’une certaine manière, nous pouvons dire que toutes nos images de  Dieu sont négatives. Nous savons que l’image le dépeint tel qu’il n’est pas. Mais puisqu’aucune image n’est adéquate, aucun canon ne peut limiter la liberté des  artistes. Ainsi, il en découle que nous n’avons pas le droit de distinguer  entre les bonnes images, ou les images correctes, et les mauvaises, ou les images  incorrectes. Aucune image n’est adéquate à Dieu, mais toutes sont utiles. La  proclamation de l’Evangile reste associée à l’image, et Luther n’hésite pas à  soutenir sa prédication avec des images de toutes sortes, peintures, Bibles  illustrées, tracts, etc. Il n’a d’ailleurs aucun scrupule à représenter Dieu le  Père sous les traits d’un vieillard. Il en donne même une justification, ce qui  est tout à fait nouveau : « Parce  que nous ne pouvons les concevoir, il est nécessaire de peindre les  réalités spirituelles par de telles images. Dieu n’est pas l’image humaine dans  laquelle Daniel le dépeint : un beau vieillard, aux cheveux de neige, avec une  barbe, des rayons et un trône. Dieu n’a ni cheveux ni barbe, il n’est d’aucune  figure humaine, et pourtant Daniel le dépeint ainsi, le vrai Dieu, comme un  vieillard. C’est ainsi que nous devons nous faire une image de Notre Seigneur. (...)  Car celui qui est incompréhensible s’est donné à nous sous une forme humaine.  Le Christ a dit : "Celui qui me voit, voit aussi le Père" [Jean 14,  9] » [44]. Le  paradoxe, c’est qu’il nous faut peindre Dieu comme il n’est pas, comme un vieillard.   
    
    
    
    
 
      [32] G. P.  Marchal, « Jalons pour une histoire de l’iconoclasme au Moyen Age », Annales, Histoire, Sciences Sociales 50, 1995, pp. 1135–1156 (en ligne. Consulté le 6 novembre 2022).
[33] Wider die himmlischen  Propheten (WA 18, 67, 9-13): « Das bilde stuermen habe ich also an gryffen, das  ich sie zu erst durchs wort Gottes aus den hertzen rysse und unwerd und veracht  machte (…),  eher denn D. Carlstad von bildestuermen trewmete. Denn wo sie aus dem hertzen  sind, thun sie fur den augen keynen schaden ».
[34] Wider die himmlischen  Propheten, (WA 18, 75, 7-10): « Was kan ich dazu? der ich als eyn Christen keyn  gewalt habe auff erden, Setze eynen prediger hin, der die leutte ab weyse oder  schaffe, das mit oerdentlcher weyse werde abgethan, nicht mit schwermen und  stuermen ».
[35] Predigten über das 2. Buch  Mose,  24 septembre 1525 (WA 16,  440,19–24) : « Nu mus man solchen bildern nicht arm und beyn  brechen, sie zu schlagen, (…) denn das hertz bliebe gleich wol unrein, sondern man mus das  volck mit dem wort dahyn bringen, das sie kein zuversicht haben zun bildern (…). Denn das hertz mus wissen, das ihm nichts (…) hilfft denn Gottes  gnade und gueete allein ».
[36] Luther,  Wider die himmlischen Propheten (WA 18, 67-68).
[37] Grégoire le Grand, Registrum  Epistolarum, XI,  13, pp. 875-876.
[38] Théodulf,  Opus Caroli Regis contra Synodum (Libri  Carolini), Miscellanea Germaniae Historica II, 23 (Concilia, 2, supplementum 1), éd. A.  Freeman/P. Meyvart, Hannover, Hahnsche Buchhandlung, 1998, p. 278 ; sur la via  media, voir p. 102.
[39] Voir  T. Kaufmann, « Die Bilderfrage im frühneuzeitlichen Luthertum », dans Macht  und Ohnmacht der Bilder. Reformatorischer Bildersturm im Kontext der  europäischen Geschichte, dirigé par P. Bickle, A. Hohlenstein, H. R. Schmidt et F.-J. Sladeczek, München, Oldenbourg, 2002, pp. 407-454, surtout  pp. 407-410.
[40] Voir Hans Belting qui parle d’un « Geburt der Moderne aus dem Geist der Religion » (Op. cit., p. 510) ; « Die Kunst wird entweder zur Religion zugelassen  oder von ihr ausgeschlossen, aber sie ist kein eigentlich religiöses Phänomen  mehr » (p. 511).
[41] S.  Michalski, Reformation and the Visual  Arts. The protestant image question in Western and Eastern Europe, London/New York,  Routledge, 1993.
[42] Voir O. Boulnois, « La  face et le dos de Dieu. Théologie et économie chez Paul, Augustin et  Luther », dans Dieu d’Abraham, Dieu  des philosophes. Révélation et rationalité, dirigé par Olivier Boulnois, Paris, Vrin, à paraître.
[43] E. Jüngel, « “Auch das Schöne Muss Sterben” - Schönheit im Licht der Wahrheit », Zeitschrift für Theologie und Kirche, vol. 81, n° 1, 1984, pp. 106-126.
[44] Predigten des Jahres 1538, 20 avril, WA 46, 308, 2-8 : « [Q]uia kuennens sonst nicht begreiffen, ideo etc. Sic die  geistlich sachen in solche bildnis fassen. Deus non ist menschlich bild, ut Daniel malet: Ein schon, alt man, hat schne weis har, bard, rotae etc. et strale giengen etc. non habet nec barbam, har etc. et tamen  sic pingit deum verum in imagine viri antiqui. Sic mus man unserm herr Gott  ein bild malen (…). Ipse met se dedit in humanitatem, qui unbegreiflich  gewest. Christus  dicit : "qui me", ‘ et patrem vidit’ &c. »