Les usages de l’image :
lire, méditer, vénérer
 [*]
- Olivier Boulnois
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Résumé

Au Moyen Age, l’image remplit une triple fonction : représenter mentalement les scènes narrées dans les Ecritures ; rendre visibles au-dehors ces scènes et leurs personnages ; être objets de vénération religieuse. Luther maintient les deux premiers usages, ce qui rend à ses yeux légitime la présence d’images dans les lieux de culte, mais il condamne leur vénération. Inversement, il condamne l’iconoclasme, revenant ainsi à une couche très ancienne de la tradition occidentale, la pensée de Grégoire le Grand (ni destruction, ni adoration). Mais en acceptant des images de Dieu le Père, Luther coupe la pratique chrétienne des images de leur justification théorique : l’image du Père n’est pas christomorphique. Dès lors, n'importe quel anthropomorphisme fera l’affaire. C’est désormais la subjectivité du croyant qui fait la valeur de l’image.

Mots-clés : anthropomorphisme, iconoclasme, invisibilité, méditation, vénération

 

Abstract

In the Middle Ages, images had a threefold function: to represent mentally the scenes narrated in the Scriptures; to make these scenes and their characters visible outside; and to be objects of religious veneration. Luther maintains the first two uses, which in his view legitimizes the presence of images in places of worship; but he condemns their veneration. Conversely, he condemns iconoclasm, thus returning to a very old layer of Western tradition, the thought of Gregory the Great (neither destruction nor adoration). But by accepting images of God the Father, Luther cuts off the Christian practice of images from their theoretical justification: the image of the Father is not christomorphic. From then on, any anthropomorphism will do. It is now the subjectivity of the believer that renders the image valuable.

Keywords: anthropomorphism, iconoclasm, invisibility, meditation, venération

 


 

Je souhaite étudier ici la réflexion médiévale sur les images, à partir de son accomplissement dans la pensée de Luther.

Au Moyen Age, non moins que dans les autres périodes, il importe de distinguer entre la théorie et la pratique des images. Sous l’angle théorique, depuis saint Augustin, l’image est d’abord pensée à partir d’un modèle, celui de l’image de Dieu. Mais cette fondation entraîne un certain nombre de questions :

1. Comment le Dieu invisible peut-il avoir une image ? Quelle est la relation entre la transcendance de Dieu et le visible ? Si Dieu est invisible, cela signifie-t-il que nous ne pouvons d’aucune manière le représenter ? A première vue, cela semble la façon la plus raisonnable de se conformer à sa transcendance. Mais quel est le critère que nous utilisons pour nous comporter de la sorte ? Celui-ci est clairement notre concept de Dieu, comme un être infini et invisible.

2. Mais sommes-nous sûrs que notre concept est rigoureux ? Si la définition de l’idole est d’être une réalité que l’homme forge et devant laquelle il s’incline, ne sommes-nous pas en train de nous y soumettre comme à une idole conceptuelle ? Et comment pouvons-nous être certains que notre concept de Dieu n’est pas une idole que nous avons forgée ? Sommes-nous assurés que la différence entre une image et un concept est suffisamment nette ?

3. L’invisibilité de Dieu n’est pas l’invisibilité des rayons X : ce n’est pas seulement, négativement, le fait de n’être pas dans les longueurs d’onde du visible, mais c’est une forme de transcendance envers la visibilité. Pour parvenir à comprendre la transcendance de Dieu, faut-il s’arrêter devant son invisibilité, ou aller au-delà de toute visibilité ? Faut-il passer à travers le visible ?

Mais alors, l’opposition principale ne passe pas entre notre image et notre concept de Dieu, elle passe entre les représentations iconiques et les représentations idolâtriques. Appelons idolâtrique une image ou un concept qui est le résultat des projections de l’homme sur le divin ; et iconique, une image ou un concept qui exprime une révélation divine. Peut-on retrouver une telle distinction dans l’histoire de l’art ?

Dans son chef-d’œuvre, Image et culte, Hans Belting a opposé le concept d’image artistique à celui de culte religieux [1]. Il a démontré que l’on pouvait écrire un livre sur l’histoire de l’image avant l’ère de l’art, comme l’indique le sous-titre. Cela nous conduit immédiatement à notre sujet, puisque le tournant, selon Belting, se situe dans la Réforme. Il montre que, pour la théologie de l’icône, comme pour la pratique de l’art byzantin et médiéval, l’image n’est pas seulement porteuse d’une ressemblance, mais aussi de la présence du divin. La vénération des icônes est un équivalent de la vénération des reliques : les reliques nous conduisent au saint par métonymie (elles sont des parties, ou des objets en contact avec le saint), tandis que les images nous relient à eux par métaphore (elles établissent un lien par ressemblance).

Or selon Belting, l’événement de la Réforme a conduit à une nouvelle manière de comprendre les images, à une nouvelle ère, l’ère de l’art. Les images, comme les reliques, ne sont plus admises comme supports pour le culte de la divinité, elles sont donc libérées pour un autre usage, le plaisir de la beauté, la vision esthétique de la vie ordinaire – rappelons-nous les natures mortes hollandaises, ou la transparence exquise de la Vue de Delft de Ver Meer. Hegel avait déjà souligné ce point [2].

Cette analyse, bien qu’ayant une grande part de vérité, laisse des questions sans réponse.

La première est le fait que l’opposition entre art et culte est loin d’être évidente. Il n’est pas possible de trouver une ligne de démarcation nette entre les objets d’art et les objets de culte. Le même objet peut être décrit comme une œuvre belle et comme un moyen de vénération de la divinité. Nos musées regorgent d’œuvres d’art qui ont été utilisées à l’origine dans des contextes liturgiques. Et le même objet pouvait au même moment être classé sous différentes descriptions.

Ce point est rappelé dans un passage célèbre de Kierkegaard. Dans sa Pratique du christianisme, il évoque un enfant à qui l’on montre pour la première fois une image du Christ sur la croix, puis à qui l’on raconte l’histoire de la vie du Christ [3]. L’image visuelle du Crucifié, et le récit littéraire de la passion du Christ – qui appartiennent tous deux à l’esthétique – émeuvent profondément l’enfant, ils continueront de l’émouvoir tout au long de sa vie, jusqu’à ce qu’il souhaite imiter l’image qu’il conserve dans son imagination. En grandissant, « il est seul occupé de vouloir ressembler à l’image. Et elle exerce sa puissance sur lui (…). Abandonner l’image, il ne peut s’en persuader, mais il ne le fait pas – le fait qu’il ne le fasse pas et l’image vont le porter exactement à l’opposé de la hauteur et de la gloire » [4] – l’imitation du Christ va le porter dans le sérieux de l’engagement et de la souffrance.

Dans ce bel exemple de communication indirecte, Kierkegaard nous montre comment l’esthétique est impliquée dans le religieux. Dans l’esprit et le corps du jeune chrétien, l’image se transforme en un modèle à imiter. Kierkegaard montre que l’esthétique (l’image), est efficace au niveau éthique et religieux (en tant que modèle). Par cet exemple, il transcende sa propre opposition entre esthétique et religion ; il montre comment l’esthétique véhicule le religieux. Ainsi, nous ne pouvons plus opposer l’esprit au corps, ou le culte mental à la pratique corporelle.

Ici, il me semble que la meilleure manière de comprendre l’usage médiéval de l’image est de partir du point de vue de ses critiques les plus radicaux, les grands Réformateurs, à commencer par Luther. Car il serait insuffisant de supposer que, sur cette question, les Réformateurs se sont immédiatement opposés à la pensée catholique. On ne peut pas comprendre la position de la Réforme sur la théorie des images si on ne la lit pas en continuité avec son arrière-plan : la théologie du Moyen Age tardif. Même si, dans la pratique, les images de dévotion sont généralement admises, dans le domaine de la théorie, le Moyen Age tardif ne lègue pas un système simple et unifié, mais un système complexe de questions et de discussions. Et même si les idoles sont normalement interdites en tant que telles, la frontière entre ce qui est ou n’est pas une idole est floue, et les instances qui définissent les images comme des idoles sont nombreuses, complexes, et impliquées dans diverses stratégies idéologiques [5].

De ce point de vue historique, les principaux réformateurs (Luther, Zwingli, Calvin) prennent parti à l’intérieur d’une série de positions déjà envisagées comme possibles, à l’intérieur d’un ensemble de questions élaborées avant eux. Pouvons-nous penser sans images ? Pouvons-nous méditer l’Ecriture sans images mentales ? Quelle est la relation entre la visualisation des Ecritures et la lecture des images ? Peut-on représenter Dieu (le Père invisible) par une image ? Peut-on vénérer l’humanité de Dieu (le Fils) à travers des images matérielles ?

Je me limiterai ici à Luther et à son rapport avec le Moyen Age.

 

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[*] Une première version anglaise de ce texte a été publiée sous le titre « Beyond image : reading, meditating, venerating, three uses of image. Luther and the Middle Ages », dans In-visibility. Reflections upon Visibility and Transcendence in Theology, Philosophy and the Arts, dirigé par A. Vind, I. Damgaard, K. Busch Nielsen, S. Rune Havsteen, Göttingen, 2020, pp. 225-243.
[1] H. Belting, Bild und Kult, Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, München, Fink, 1990 (trad. fr., Image et culte, Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, Le Cerf, 1998).
[2] G. W. F. Hegel, Esthétique, III, ch. 3, III, c, « La peinture hollandaise et allemande », trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, pp. 308-315.
[3] S. Kierkegaard, Exercice en christianisme, III, IV, trad. V. Delecroix, Paris, Le Félin, 2006, p. 237 (trad. R. Boyer, Pratique du christianisme, Paris, NRF-Gallimard, « Pléiade », vol. II, 2018, p. 1035). Texte original : Indøvelse i Christendom, S. Kierkegaard: Samlede Skrifter, vol. 12, Copenhague, Gad, [1850] 2008, pp. 7-253).
[4] S. Kierkegaard, Exercice en christianisme, III, IV, Op. cit., p. 238 (« Pléiade », vol. II, 1036).
[5] M. Camille, The Gothic Idol. Ideology and Ideology-making in Medieval Art, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.