Résumé
 Au  Moyen Age, l’image remplit une triple fonction : représenter mentalement  les scènes narrées dans les Ecritures ; rendre visibles au-dehors ces  scènes et leurs personnages ; être objets de vénération religieuse. Luther  maintient les deux premiers usages, ce qui rend à ses yeux légitime la présence  d’images dans les lieux de culte, mais il condamne leur vénération.  Inversement, il condamne l’iconoclasme, revenant ainsi à une couche très  ancienne de la tradition occidentale, la pensée de Grégoire le Grand (ni  destruction, ni adoration). Mais en acceptant des images de Dieu le Père,  Luther coupe la pratique chrétienne des images de leur justification  théorique : l’image du Père n’est pas christomorphique. Dès lors,  n'importe quel anthropomorphisme fera l’affaire. C’est désormais la  subjectivité du croyant qui fait la valeur de l’image.
 Mots-clés : anthropomorphisme,  iconoclasme, invisibilité, méditation, vénération
 
 Abstract
 In  the Middle Ages, images had a threefold function: to represent mentally the  scenes narrated in the Scriptures; to make these scenes and their characters  visible outside; and to be objects of religious veneration. Luther maintains  the first two uses, which in his view legitimizes the presence of images in  places of worship; but he condemns their veneration. Conversely, he condemns  iconoclasm, thus returning to a very old layer of Western tradition, the thought  of Gregory the Great (neither destruction nor adoration). But by accepting  images of God the Father, Luther cuts off the Christian practice of images from  their theoretical justification: the image of the Father is not christomorphic.  From then on, any anthropomorphism will do. It is now the subjectivity of the  believer that renders the image valuable.
 Keywords: anthropomorphism,  iconoclasm, invisibility, meditation, venération
  
 
  
 
Je  souhaite étudier ici la réflexion médiévale sur les images, à partir de son  accomplissement dans la pensée de Luther.
Au  Moyen Age, non moins que dans les autres périodes, il importe de distinguer  entre la théorie et la pratique des images. Sous l’angle  théorique, depuis saint Augustin, l’image est d’abord pensée à partir d’un  modèle, celui de l’image de Dieu. Mais cette fondation entraîne un certain  nombre de questions :
1. Comment le Dieu invisible peut-il avoir une image ? Quelle  est la relation entre la transcendance de Dieu et le visible ? Si Dieu est  invisible, cela signifie-t-il que nous ne pouvons d’aucune manière le  représenter ? A première vue, cela semble la façon la plus raisonnable de  se conformer à sa transcendance. Mais quel est le critère que nous utilisons  pour nous comporter de la sorte ? Celui-ci est clairement notre concept de  Dieu, comme un être infini et invisible. 
2. Mais sommes-nous sûrs que notre concept est rigoureux ? Si  la définition de l’idole est d’être une réalité que l’homme forge et devant  laquelle il s’incline, ne sommes-nous pas en train de nous y soumettre comme à  une idole conceptuelle ? Et comment pouvons-nous être certains que notre  concept de Dieu n’est pas une idole que nous avons forgée ? Sommes-nous assurés  que la différence entre une image et un concept est suffisamment nette ?
3. L’invisibilité  de Dieu n’est pas l’invisibilité des rayons X : ce n’est pas seulement,  négativement, le fait de n’être pas dans les longueurs d’onde du visible, mais c’est  une forme de transcendance envers la visibilité. Pour parvenir à comprendre la  transcendance de Dieu, faut-il s’arrêter devant son invisibilité, ou aller  au-delà de toute visibilité ? Faut-il passer à travers le visible ?
Mais  alors, l’opposition principale ne passe pas entre notre image et notre concept  de Dieu, elle passe entre les représentations iconiques et les représentations idolâtriques.  Appelons idolâtrique une image ou un concept qui est le résultat des  projections de l’homme sur le divin ; et iconique, une image ou un concept  qui exprime une révélation divine. Peut-on retrouver une telle distinction dans  l’histoire de l’art ?
Dans  son chef-d’œuvre, Image et culte,  Hans Belting a opposé le concept d’image artistique à celui de culte religieux [1].  Il a démontré que l’on pouvait écrire un livre sur l’histoire de l’image avant  l’ère de l’art, comme l’indique le sous-titre. Cela nous conduit immédiatement  à notre sujet, puisque le tournant, selon Belting, se situe dans la Réforme. Il  montre que, pour la théologie de l’icône, comme pour la pratique de l’art  byzantin et médiéval, l’image n’est pas seulement porteuse d’une ressemblance,  mais aussi de la présence du divin. La vénération des icônes est un équivalent  de la vénération des reliques : les reliques nous conduisent au saint par  métonymie (elles sont des parties, ou des objets en contact avec le saint),  tandis que les images nous relient à eux par métaphore (elles établissent un  lien par ressemblance).
Or  selon Belting, l’événement de la Réforme a conduit à une nouvelle manière de  comprendre les images, à une nouvelle ère, l’ère de l’art. Les images, comme  les reliques, ne sont plus admises comme supports pour le culte de la divinité,  elles sont donc libérées pour un autre usage, le plaisir de la beauté, la  vision esthétique de la vie ordinaire – rappelons-nous les natures mortes hollandaises,  ou la transparence exquise de la Vue de  Delft de Ver Meer. Hegel avait déjà souligné ce point [2].
Cette  analyse, bien qu’ayant une grande part de vérité, laisse des questions sans  réponse.
La  première est le fait que l’opposition entre art et culte est loin  d’être évidente. Il n’est pas possible de trouver une ligne de démarcation  nette entre les objets d’art et les objets de culte. Le même objet peut être  décrit comme une œuvre belle et comme un moyen de vénération de la divinité.  Nos musées regorgent d’œuvres d’art qui ont été utilisées à l’origine dans des  contextes liturgiques. Et le même objet pouvait au même moment être classé sous  différentes descriptions.
Ce point  est rappelé dans un passage célèbre de Kierkegaard. Dans sa Pratique du christianisme, il évoque un  enfant à qui l’on montre pour la première fois une image du Christ sur la  croix, puis à qui l’on raconte l’histoire de la vie du Christ [3]. L’image  visuelle du Crucifié, et le récit littéraire de la passion du Christ – qui  appartiennent tous deux à l’esthétique – émeuvent profondément l’enfant, ils continueront  de l’émouvoir tout au long de sa vie, jusqu’à ce qu’il souhaite imiter l’image  qu’il conserve dans son imagination. En grandissant, « il est seul occupé  de vouloir ressembler à l’image. Et elle exerce sa puissance sur lui (…).  Abandonner l’image, il ne peut s’en persuader, mais il ne le fait pas – le fait  qu’il ne le fasse pas et l’image vont le porter exactement à l’opposé de la  hauteur et de la gloire » [4] – l’imitation du Christ va le porter dans le  sérieux de l’engagement et de la souffrance.
Dans ce  bel exemple de communication indirecte, Kierkegaard nous montre comment l’esthétique est impliquée dans le religieux. Dans l’esprit et le corps du jeune  chrétien, l’image se transforme en un modèle à imiter. Kierkegaard montre que l’esthétique  (l’image), est efficace au niveau éthique et religieux (en tant que modèle).  Par cet exemple, il transcende sa propre opposition entre esthétique et  religion ; il montre comment l’esthétique véhicule le religieux. Ainsi,  nous ne pouvons plus opposer l’esprit au corps, ou le culte mental à la  pratique corporelle.
Ici, il  me semble que la meilleure manière de comprendre l’usage médiéval de l’image  est de partir du point de vue de ses critiques les plus radicaux, les grands  Réformateurs, à commencer par Luther. Car il serait insuffisant de supposer que, sur cette question,  les Réformateurs se sont immédiatement opposés à la pensée catholique. On ne  peut pas comprendre la position de la Réforme sur la théorie des images si on  ne la lit pas en continuité avec son  arrière-plan : la théologie du Moyen Age tardif. Même si, dans la pratique, les  images de dévotion sont généralement admises, dans le domaine de la théorie, le  Moyen Age tardif ne lègue pas un système simple et unifié, mais un système complexe  de questions et de discussions. Et même si les idoles sont normalement  interdites en tant que telles, la frontière entre ce qui est ou n’est pas une  idole est floue, et les instances qui définissent les images comme des idoles  sont nombreuses, complexes, et impliquées dans diverses stratégies idéologiques [5].
De ce  point de vue historique, les principaux réformateurs (Luther, Zwingli, Calvin)  prennent parti à l’intérieur d’une série de positions déjà envisagées comme  possibles, à l’intérieur d’un ensemble de questions élaborées avant eux.  Pouvons-nous penser sans images ? Pouvons-nous méditer l’Ecriture sans images  mentales ? Quelle est la relation entre la visualisation des Ecritures et la  lecture des images ? Peut-on représenter Dieu (le Père invisible) par une image ? Peut-on vénérer l’humanité de Dieu (le Fils) à travers des images matérielles  ?
Je me  limiterai ici à Luther et à son rapport avec le Moyen Age. 
 
    
    
 
      [*] Une première version anglaise  de ce texte a été publiée sous le titre « Beyond image : reading, meditating, venerating,  three uses of image. Luther and the Middle Ages », dans In-visibility. Reflections  upon Visibility and Transcendence in Theology, Philosophy and the Arts, dirigé  par A. Vind, I. Damgaard, K. Busch Nielsen, S. Rune Havsteen, Göttingen, 2020,  pp. 225-243.
      [1] H. Belting, Bild und Kult, Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, München, Fink, 1990 (trad. fr., Image et culte, Une  histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, Le Cerf, 1998).
[2] G. W. F. Hegel, Esthétique, III, ch. 3, III, c,  « La peinture hollandaise et allemande », trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, pp. 308-315.
[3] S. Kierkegaard, Exercice en christianisme, III, IV,  trad. V. Delecroix, Paris, Le Félin, 2006, p. 237 (trad. R. Boyer, Pratique du christianisme, Paris, NRF-Gallimard,  « Pléiade », vol. II, 2018, p. 1035). Texte original : Indøvelse  i Christendom,  S. Kierkegaard: Samlede Skrifter,  vol. 12, Copenhague, Gad, [1850] 2008, pp.  7-253).
[4] S. Kierkegaard, Exercice en christianisme, III, IV, Op.  cit., p. 238 (« Pléiade », vol. II, 1036). 
[5] M.  Camille, The Gothic Idol. Ideology and Ideology-making in  Medieval Art, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.