Les usages de l’image :
lire, méditer, vénérer

- Olivier Boulnois
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C’est sur cette base que le pape Grégoire le Grand, vers l’an 600, explique que l’image est un livre pour les illettrés : « Ce que l’écriture procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux illettrés qui la regardent » [10]. D’un point de vue anthropologique, comparées à la révélation contenue dans l’Ecriture, les images sont secondes mais nécessaires. Elles ne sont pas les ennemies du Livre, mais leur substitut. Les images permettent à la majorité non lettrée d’accéder à l’enseignement contenu dans la Bible, qui ne peut être limité au petit nombre de ceux qui savent lire. La théologie médiévale latine n’était donc pas une théologie de l’icône.

Bien sûr, il existait pourtant des icônes occidentales, objets de vénération. Mais en dehors de ces images particulières, la plupart des images que nous trouvons en Occident n’étaient pas des icônes. Ce n’était pas toujours des portraits frontaux destinés à la vénération des fidèles. Elles étaient souvent placées trop haut pour être embrassées et touchées. Grégoire le Grand les appelait historiae, images narratives, car elles retraçaient des scènes de l’Ecriture. Dans ces scènes complexes, il est parfois impossible de vénérer un seul personnage, car il y en a beaucoup, dont certains ne sont pas du tout des saints. Comme le disent les Libri Carolini vers 800, devant une Fuite en Egypte, celui qui cherche à vénérer la Vierge Marie risque de vénérer du même coup l’âne. Mais ces images ont « l’autorité de l’art », elles donnent crédit à la vérité par leur pouvoir de mise en scène [11]. Elles donnent une identité à la communauté des croyants ; elles instituent leur société [12].

L’image et le texte ne s’opposent pas. Ils se soutiennent mutuellement. Cette structure explique précisément une célèbre exception : Saint Bernard et les cisterciens interdisaient les images. Pourquoi ? Précisément parce que les images sont victimes de leur propre succès. Si elles sont des substituts de textes pour les illettrés, elles sont inutiles pour ceux qui savent lire, pour les moines qui méditent l’Ecriture : « Que font-elles [ces images] dans les cloîtres, pour des frères qui savent lire ? » [13]. Bernard ne s’opposait nullement aux images dans les églises paroissiales, pour ceux qui ne savaient pas lire. Mais il les interdisait pour les moines cisterciens. Et même là, il y avait une certaine tolérance. Une visite à l’abbaye du Thoronet, dans le sud de la France, montre que l’église monastique est, comme il se doit, dépourvue d’images. Mais pourquoi trouve-t-on des chapiteaux gravés sur un côté du cloître ? La réponse est probablement qu’il s’agissait du côté des frères convers. Comme ces frères étaient généralement illettrés, on pouvait tolérer pour eux quelques images, afin de les préparer à une transition vers la méditation, sur leur chemin vers le chœur.

La fonction d’aide-mémoire nous amène en effet au deuxième usage des images : la méditation.

De nombreuses autorités expliquent l’utilisation des images comme un moyen de soutenir la prière. Par exemple, Aelred de Rievaulx, un autre cistercien, développe une théorie remarquable de la méditation. Pour lui, le lecteur de l’Ecriture doit arrêter sa lecture, et contempler la scène qui s’est formée dans son esprit, comme une sorte de photographie où le spectateur peut entrer dans l’image. Il appelle cette méthode de visualisation mentale la représentation (repraesentatio). Mais en même temps, il sait qu’il existe des représentations visuelles : à défaut d’autre chose, le crucifix. « Il vous suffit d’avoir une image du Sauveur suspendu à la Croix, qui vous rendra présente (repraesentet) sa Passion pour que vous l’imitiez » [14].

La méthode de la représentation mentale tient lieu de la représentation visuelle que nous ne trouvons pas dans un cloître cistercien. Mais cela montre précisément le but des images. Ce sont des visions d’une scène tirée de l’Ecriture (representationes) ; mais l’essentiel n’est pas la mémorisation, c’est l’acte intérieur de méditer : « Trouve ton bonheur dans ces réalités intérieures et non extérieures, dans les vraies vertus, et non dans les tableaux (picturis) et les images » [15]. En bon augustinisme, l’intériorisation est la première étape du retour à Dieu, puisque Dieu est plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes et que toutes nos images mentales.

Cela nous conduit au troisième usage des images. Pour la plupart des auteurs latins qui analysent le processus de vénération, ce que le spectateur doit vénérer n’est jamais l’image matérielle. Cela conduirait à une forme de superstition. C’est le signifié de l’image qui est vénérable, le personnage qu’elle représente. A travers l’image, la vénération remonte à l’original que celle-ci représente. Le spectateur vénère celui qui est signifié par l’image. Et certains auteurs disent que nous n’adorons pas l’image. C’est bien ce que veut dire Aelred : nous n’adorons pas l’image, mais nous adorons Dieu qui nous est rappelé par elle. Grégoire le Grand l’avait prévu : « C’est une chose d’adorer un tableau, mais c’en est une autre d’apprendre par une "histoire" (historia) peinte [un tableau narratif] ce que nous devons adorer » [16].

Cela tient à l’épistémologie augustinienne : l’image extérieure n’est pas la cause et le contenu de notre connaissance, elle est un aide-mémoire qui nous éveille aux trésors de vérité présents dans notre esprit. Aux XIVe et XVe siècles, Ockham, Holkot et Gabriel Biel comprenaient l’image comme un signe associé à notre mémorisation : on vénère Dieu devant l’image, mais pas à travers elle [17].

Un mot d’avertissement, avant de passer à Luther. Même ceux qui admettent la vénération des images ne parlent pas d’adoration. Ils soutiennent que Dieu seul peut être adoré, les images et les reliques étant vénérées. On l’exprime parfois avec le vocabulaire grec de la latreia, l’adoration, et de la douleia, le service, la vénération. Puisque, dans une société hiérarchique, l’homme manifeste par des gestes son respect à l’égard des grands, il n’est pas surprenant qu’il adopte la même attitude à l’égard des puissances qui permettent son salut. Mais cette attitude est normalement qualifiée de vénération et non d’adoration.

Prenons maintenant les trois aspects que nous avons mentionnés jusqu’à présent et examinons la position de Luther dans la continuité de la pensée médiévale. A travers l’image, nous sommes rappelés à nous-mêmes, au but de la prière : l’adoration intérieure de Dieu.

 

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[10] Grégoire le Grand, Registrum Epistolarum, XI, 13, ed. D. Norberg (CCSL 140A), Turnhout, Brepols, 1982, pp. 873-876.
[11] Voir P. Legendre, Valeur dogmatique de l’esthétique, dans Ruedi Baur (éd.), La loi et ses conséquences visuelles, Leipzig, Lars Müller, 2005, pp. 326-341.
[12] Voir O. Boulnois, Au-delà de l’image, Op. cit., p. 92.
[13] Apologia, XII, 29, éd. C. Rudolph, The “Things of Greater importance”. Bernard of Clairvaux’s Apologia and the Medieval Attitude Toward Art, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1990, p. 282.
[14] Aelred de Rievaulx, De institutione inclusarum, XXVI ; éd. et trad. Charles Dumont, La Vie de recluse. La prière pastorale, (Sources chrétiennes 76), Paris, Le Cerf, 1961, pp. 102-106, ici p. 104.
[15] Aelred de Rievaulx, De institutione inclusarum, Op. cit., p. 102, je traduis.
[16] Grégoire le Grand, Registrum Epistolarum XI, 13, p. 873.
[17] Voir J. Wirth, « Théorie et pratique de l’image sainte à la veille de la Réforme », dans Sainte Anne est une sorcière, Genève, Droz, 2003, pp. 233-253 ; L’Image à l’époque gothique, Paris, Le Cerf, 2008 ; L’Image à la fin du Moyen Age, Paris, Le Cerf, 2011.