La nécessité des images
Dans le De Genesi ad litteram, Augustin admet que nous avons des fantasmes des objets matériels, c’est-à-dire des représentations imaginaires de ceux-ci. Mais les images ne sont pas toute la vérité. La véritable connaissance de l’être se produit au niveau de la pensée, et non au niveau des images sensorielles : « De même qu’il [l’intellect] a été séduit loin des sens corporels, pour se trouver parmi ces ressemblances de corps qui sont vues par l’esprit (spiritu) [c’est-à-dire les représentations de l’imagination], de même il a été séduit par l’esprit (spiritu) dans [le] lieu de l’intelligence et de l’intelligible, où la vérité apparaît en toute transparence (perspicua), sans aucune ressemblance avec aucun corps ; alors il n’est plus recouvert (offuscatur) par les nuages de la fausse opinion » [18]. Le seul chemin vers la vérité, vers l’intelligible et vers Dieu, c’est de se détacher des images, de revenir à soi, et finalement de contempler l’intelligible. En un mot, « la vérité peut être vue, non par les yeux du corps, mais par l’esprit pur (mens) (...) il faut donc guérir sa propre âme, afin qu’elle puisse fixer ses yeux sur la forme immuable des choses » [19].
Au Moyen Age, cette position a été âprement discutée. Face au courant de pensée platonicien, la tendance aristotélicienne soutenait que rien ne peut être connu s’il ne vient pas de l’expérience sensible – nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu [20]. Le statut des phantasmes a donc été réévalué : ce sont des conditions nécessaires à la connaissance. On cite Aristote : « l’homme ne pense jamais sans images » [21]. Cette théorie des images interfère avec notre connaissance de Dieu : si Dieu ne peut être atteint en lui-même par une participation à son idée ou à son essence, il faut recourir à des images, mentales ou matérielles. Cela conduit à admettre les images, pas nécessairement comme objets de culte, mais au moins comme moyens de méditation.
1. Quelle est la position de Luther sur cette question ? [22]
De manière surprenante, il se range du côté des philosophes aristotéliciens. L’idéal platonicien est impossible à atteindre. Il révèle l’orgueil des philosophes, mais nous devons confesser l’humilité du pécheur : nous sommes incapables de penser à Dieu sans images. « Si vous voulez donner une vraie définition de l’être humain, prenez votre définition dans ce passage [Genèse 8, 21 : “l’imagination du cœur de l’homme est mauvaise dès sa jeunesse”] : l’être humain est un animal rationnel qui a un cœur apte à forger des images. Et que forge-t-il ? Moïse répond : le mal, contre Dieu, ou contre la loi de Dieu et les hommes » [23] . La définition de l’homme est : l’animal qui ne pense jamais sans se forger des images, qui ne pense jamais sans images. Notre limitation ne peut être surmontée par aucune conversion de l’intellect. La différence entre le monde temporel et le monde spirituel est devenue une séparation radicale, une marque de la corruption de l’homme. L’esprit humain ne voit pas clairement, l’être humain fabrique des images d’une manière perverse, surtout lorsqu’il prétend comprendre le divin.
2. En second lieu, Luther considère, cette fois en véritable augustinien [24], qu’il n’y a pas de lecture sans production d’une image mentale : « Quand j’entends ou pense quelque chose, il m’est impossible de ne pas m’en faire une image dans mon cœur ; que je le veuille ou non, si j’entends [le mot] Christ, l’image d’un homme pendu à la croix se projette dans mon cœur, tout comme mon visage apparaît naturellement dans l’eau quand je le regarde » [25]. L’image intérieure est associée à l’acte de lecture, elle lui est liée comme une expression nécessaire et naturelle de celui-ci. Cette thèse est classique au Moyen Age : la place décisive de l’image est à l’intérieur (« le cœur »), il ne faut pas confondre avec des artefacts matériels et extérieurs [26].
3. Troisièmement, Luther admet que, outre les images mentales, les images sensibles sont nécessaires. Il rappelle que Dieu se révèle par des signes sensibles, les sacrements. Il est donc parfaitement licite d’illustrer les livres de la Bible. Nous pouvons également représenter l’histoire sainte sur nos murs afin de mieux la comprendre et de la mémoriser plus facilement. « Mais les autres images, dans lesquelles nous ne voyons que des histoires du passé et des choses comme à travers un miroir, sont des reflets. Nous ne les rejetons pas, car ce ne sont pas des images de superstition. (...) Ces images, nous ne les adorons pas, nous n’y mettons pas notre foi, elles ne sont que des aide-mémoire (Merkbilde) » [27]. Les images en tant que telles ne sont pas plus blâmables que les miroirs, qui multiplient les images naturelles. Leur valeur dépend de l’usage qu’en fait celui qui les regarde. Luther évoque ici précisément Grégoire le Grand, et sa théorie de l’historia comme rappel de l’Ecriture.
Contre la vénération
En revanche, il condamne la vénération. Aussi positives que soient les images, elles ne doivent pas être utilisées à mauvais escient. Les hommes cherchent le salut dans la médiation des images, ils les vénèrent avec une confiance mal placée, ils les prient en pensant obtenir des mérites par leur intermédiaire. Or seule la grâce de Dieu peut sauver. La meilleure façon d’éviter ce mauvais usage est donc de prêcher la Parole de Dieu [28].
Tout d’abord, Luther établit que l’interdiction biblique ne porte que sur la vénération des images, et non sur leur usage en général : « Les Juifs ont certes le commandement : n’ayez pas d’images, mais ils l’ont compris de manière trop restrictive. Car Dieu interdit d’ériger des images, de les adorer et de les mettre à la place de Dieu. En effet, il existe deux sortes d’images, et c’est pourquoi Dieu fait une différence. (...) Aucune image n’est interdite ici, sauf celle de Dieu quand on l’adore (anbetet) » [29]. L’exégèse luthérienne s’appuie sur des développements élaborés depuis le début du Moyen Age. Selon celle-ci, l’interdiction des images n’est pas absolue. Elle signifie seulement l’interdiction des idoles, c’est-à-dire des images adorées, mais elle a été comprise à tort par le peuple juif comme l’interdiction de toutes les images du divin.
C’est par exemple la position d’Alain de Lille (à la fin du XIIe siècle) : « Il faut recevoir le commandement de la Loi (...) dans le sens où le Législateur l’a édicté : il dit : "Tu ne feras pas d’images taillées" et il en donne la raison : "Tu ne l’adoreras pas et tu ne lui rendras pas de culte (coles)". Ainsi, une fois exclu le culte perfide de l’idolâtrie, des images sculptées ont été faites par eux [les Hébreux], et elles peuvent être faites par nous » [30]. Par conséquent, l’exégèse correcte de l’interdiction des images s’explique par leur contexte biblique : lorsqu’elles ne conduisent pas à l’adoration, elles peuvent être autorisées.
Plus précisément, Luther insiste sur l’utilisation des images comme aide-mémoire. Il s’inscrit dans la lignée d’Augustin et de Grégoire le Grand : « Mes iconoclastes me laisseront donc un crucifix ou une image mariale (...) à condition que je ne les adore pas, mais que je les utilise pour la mémoire » [31].
[18] Augustin, De Genesi ad litteram, XII, 26, 54 ; trad. fr. La Genèse au sens littéral (Bibliothèque Augustinienne 49), éd. et trad. P. Agaësse, A. Solignac, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, p. 422.
[19] Augustin, De Vera Religione, III, 3 ; éd. et trad. J. Pegon, G. Madec, La vraie religion (Bibliothèque Augustinienne 8), éd. et trad.. Paris, Desclée de Brouwer, 1982, p. 26 sq.
[20] Thomas d’Aquin, De Veritate q.2, a.3, arg. 19.
[21] Aristote, De l’Ame, III, 7, 431 a 16-17.
[22] Sur la position de Luther, voir M. Stirm, Die Bilderfrage in der Reformation, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus Mohn, 1977 ; H. Belting, Image et culte, Op. cit., pp. 510-523 et pp. 608-611.
[23] Luther, Vorlesungen über das erste Buch Mose (1535-1545), sur Genèse 8, 21, WA (= Weimar Ausgabe, Weimar, Hermann Böhlau und Nachfolger, 1883-2009) 42, 348, 37-39, je traduis : « Si igitur Hominem voles vere definire, ex hoc loco definitionem sume, quod sit animal rationale, habens cor fingens. Quid autem fingit ? Respondet Moses ‘malum’, contra Deum scilicet seu legem Dei et homines ». Sur le statut de ce commentaire de la Genèse, voir Ph. Büttgen, Luther et la philosophie, Paris, Vrin, 2011, pp. 87-121, surtout pp. 89-97.
[24] Sur la relation entre Luther et l’épistémologie augustinienne, voir K. E. Sorensen Zapalac, « In His Image and Likeness », dans Political Iconography and Religious Change in Regensburg, 1500-1600, Ithaca/London, Cornell University Press, 1990, pp. 26-54.
[25] Wider die himmlischen Propheten, von den Bildern und Sakrament, 1525 (WA 18, 83, 6-13) : « Soll ichs aber hoeren odder gedenken, so ist myrs unmöglich, das ich nicht ynn meym hertzen sollt bilde davon machen, denn ich wolle, odder wolle nicht, wenn ich Christum hore, so entwirfft sich yn meim hertzen ein mans bilde, das am creutze henget, gleich als sich meyn andlitz naturlich entwirfft yns wasser, wenn ich dreyn sehe ».
[26] Comme l’a noté Gudrun Litz, Die reformatorische Bilderfrage in den schwäbischen Reichsstädten, Tübingen, Mohr-Siebeck, 2007, p. 21 : « Er ist der Meinung, dass der Mensch überwiegend nicht in abstrakten Gedanken, sondern in Seelenbildern lebt und nur durch Vermittlung von Bildern erkennen und verstehen kann ».
[27] Predigten uber das fünfte Buch Mose, 31 octobre 1529 (WA 28, 677, 31-37) : « Aber die andren Bilder, da man allein sich drinne ersihet vergangener Geschicht und Sachen halben als in einen Spiegel, Das sind Spiegel Bilde, die verwerffen wir nicht, denn es sind nicht Bilder des Aberglaubens, sonst duerfen wir auch kein Bilde auf der Muentze haben und es duerffte eine Jungfraw auch keinen Spiegel haben, darin man des Gestalt und Angesicht schawet, der hinein gucket. Die Groschen Bilder betet man auch nicht an, man setzet kein vertrawen drauff, sondern es sind Merckbilde ».
[28] Voir G. Litz, Die reformatorische Bilderfrage in den schwäbischen Reichsstädten, Op. cit., p. 23.
[29] Predigten über das 2. Buch Mose, 24 septembre 1525 (WA 16, 441, 12-30): « Die Jueden haben zwar ein gepot, das sie nicht sollen bilder haben, aber das gepot haben sie zu enge gespannen, Denn Gott verpeut die bilder, die man auffricht, anbetet und an Gottes stat setzet, Dem es sind zweyerley bilder, druemb macht er einen unterscheid (…). So wird nu hie kein ander bild verpoten denn Gottes bilde, das man anbetet ».
[30] Alain de Lille, De Fide Catholica, PL 210, 427D-428A.
[31] Luther, Wider die himmlischen Propheten (WA 18, 70, 33-36) : « So werden myr auch meyne bildstuermer ein Crucifix oder Marien bilde lassen muessen (…), so ferne ichs nicht anbete, sondern eyn gedechtnis habe » (je souligne).