Les usages de l’image :
lire, méditer, vénérer

- Olivier Boulnois
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Fig. 1. Anonyme, Le roi Abgar d’Edesse
recevant le Mandylion
, Xe siècle

L’image et le culte au Moyen Age

 

Dans un souci de clarté, il convient d’abord de résumer quelques données concernant l’image et le culte médiévaux. Du début à la fin du Moyen Age, les images sont présentes dans les lieux de culte. Cette pratique était presque universellement admise. Mais la théorie justifiant une telle pratique était beaucoup plus problématique. Elle était généralement discutée dans les grands traités de théologie. Elle touchait aux racines mêmes de l’anthropologie.

Certes, on peut analyser l’iconographie des images occidentales en les comparant à l’art byzantin, mais on ne peut pas continuer à supposer que leur justification était la même en Occident et dans la tradition orientale. Nous ne pouvons pas décrire les images de l’Occident latin en nous référant à la théologie de l’icône. Cette théologie a été développée dans l’Empire d’Orient, avant le deuxième concile de Nicée (787). L’icône était comprise comme venant d’en-haut. Ce n’était pas un objet que l’on devait simplement regarder à travers nos yeux, mais elle exerçait une sorte de « contre-intentionnalité » : l’icône était le visage de Dieu qui se rendait visible à travers les mains du peintre, qui n’était pas exactement un artiste.

En effet, pour être légitimes au sein de la pensée chrétienne, les icônes doivent prouver qu’elles ne violent pas l’interdiction des idoles. Bien sûr, selon la Bible, il est interdit de représenter Dieu. Mais avant tout, c’est impossible, car un Dieu unique est en lui-même invisible ; il n’a pas, comme les dieux du polythéisme, des traits particuliers qui permettent de le distinguer d’un autre dieu. Mais le chrétien admet que Dieu s’est rendu visible sous la forme du Christ. Par conséquent, puisqu’il est une personne en deux natures, lorsque nous représentons l’humanité du Christ, nous représentons sa personne, donc nous représentons en même temps sa divinité. Aucune icône de Dieu n’est possible, mais une icône du Christ est admissible. Et si nous vénérons sa forme visible, nous vénérons à travers elle sa divinité invisible. Toutes les icônes sont justifiées parce qu’elles ont la forme d’une incarnation. Elles sont christomorphes. Outre la révélation de Dieu par sa Parole, transmise par les Ecritures, il existe une révélation visuelle du visage de Dieu par son Fils, par les saints et par leurs icônes.

Dans sa signification symbolique, l’icône n’est pas faite par des mains humaines. Elle incarne une révélation divine.

Dans les mains du roi Abgar, on voit la première icône connue de l’histoire (fig. 1), sur laquelle le visage de Jésus, selon une légende du VIe siècle, s’est miraculeusement imprimé. Il s’agit d’une sorte de justification légendaire et symbolique des icônes. Aucune icône n’est fabriquée intentionnellement par la main de l’homme. Elles dépendent toutes d’une contre-intentionnalité visuelle, d’une révélation divine donnée au peintre. Dans l’icône, c’est Dieu qui inscrit lui-même son image, le peintre n’est que le réceptacle de cette donation.

Cette théorie est entérinée par le deuxième concile de Nicée (787). Mais dans l’Occident latin, ce concile avait été sévèrement contesté par les Carolingiens, qui le tenaient pour hérétique. Ce n’est qu’à partir du XIe siècle qu’il commence à gagner lentement en autorité. Néanmoins, sa justification théologique restait inconnue ; un théologien aussi éminent que Thomas d’Aquin ne connaissait pas les motivations de Nicée II ; il a dû reconstruire sa propre justification, par une combinaison d’Aristote et de Jean Damascène. Ainsi, même s’il existait une pratique de la vénération par les images, nous ne pouvons pas caractériser la théologie occidentale des images comme une théologie de l’icône [6].

Ici, je dois dire mon désaccord avec Belting. En réalité, l’Occident hésite entre trois explications de l’utilisation des images : la lecture, la méditation et la vénération [7].

Nous devons nous rappeler que la pensée médiévale était imprégnée par la pensée d’Augustin. La position d’Augustin s’apparente clairement aux propos de Platon dans le Phèdre : « Ce qu’il y a de terrible, c’est la ressemblance qu’entretient l’écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu’engendre la peinture se tiennent debout comme s’ils étaient vivants ; mais qu’on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence » [8]. L’image, comme le texte, ne fait que refléter l’idée. Elle n’est qu’un aide-mémoire. L’image dépose et enferme notre souvenir dans une inscription morte (graphè, qui signifie à la fois écriture et dessin). Comme l’écriture, l’image est un remède aux difficultés de la réminiscence ; elle multiplie l’information ; mais elle n’enseigne pas vraiment, et elle nous donne l’illusion de savoir.

La position d’Augustin s’en inspire clairement ; mais pour lui, l’image parfaite est invisible. Dieu lui-même ne peut être saisi dans aucune image visible. Faire une idole n’est pas seulement interdit, c’est aussi voué à l’échec, puisque c’est impossible. L’image est simplement un objet de connaissance, lié à la mémoire de ce qu’elle représente, mais sa fonction est seulement de rappeler sa signification. C’est pourquoi l’image n’a rien qui mérite d’être vénéré : elle n’est qu’un aide-mémoire du divin, qui est conçu à travers un concept intérieur, un verbe mental.

Cela nous conduit à trois conclusions.

1. Pour Augustin, l’image parfaite de Dieu n’est rien de moins que Dieu lui-même (son Verbe). Et après Dieu lui-même, l’image de Dieu la plus proche de Dieu est notre esprit, qui est intellectuel et invisible. Notre esprit est la seule image adéquate de Dieu, et c’est paradoxalement une image invisible, l’image invisible du Dieu invisible. Nous retrouvons cette idée au cœur de la mystique, lorsque Eckhart insiste sur le fait que nous devons dépasser toutes les images créées pour atteindre l’image de Dieu, qui est la présence du Dieu invisible dans notre âme, c’est-à-dire Dieu lui-même [9]. – Cet usage comme aide-mémoire n’a été contesté ni par les penseurs médiévaux, ni par les réformateurs.

2. Une deuxième idée augustinienne a joué un rôle important : nous ne pouvons pas lire un texte sans nous forger, dans notre esprit, une image mentale des personnages et des événements décrits. L’image mentale est un lieu de transition entre l’Ecriture et l’image visible. A l’aide de cette visualisation intérieure, lorsque nous lisons l’Ecriture, nous devons former, dans notre esprit, une mise en scène visuelle ; et inversement, nous pouvons identifier les images et les traduire en une scène biblique lorsque nous les voyons. – C’est une deuxième sorte d’images : la représentation mentale.

3. Un troisième thème augustinien était généralement admis dans l’Occident latin. C’est l’idée que l’image visible est une copie de l’image mentale. Cela nous amène à l’idée que l’artiste dispose d’une certaine liberté : il peut dépeindre à l’extérieur ce qu’il se représente à l’intérieur. C’est pourquoi l’image latine contraste généralement avec l’image byzantine, pour laquelle les normes et les canons sont si stricts que certains voyants ont reconnu les saints parce qu’ils ressemblaient à leur image (et non l’inverse). Pour un augustinien, et cela contraste avec la théologie de l’icône, on ne peut pas dire que la Bible et les images soient au même niveau de révélation. La révélation essentielle vient de la Parole. Elle commence d’abord par le Verbe invisible de Dieu ; en deuxième lieu, elle se poursuit avec la parole écrite dans la Bible ; en troisième lieu, elle est représentée dans notre esprit ; et quatrièmement, elle peut être illustrée matériellement par des images visibles. L’image n’est donc pas elle-même le canal d’une révélation séparée des Ecritures.

 

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[6] Thomas n’a connu Nicée qu’à travers les dossiers de textes transmis avec les actes d’Ephèse, de Chalcédoine et de Constantinople II ; il n’y a pas eu de rédaction officielle de Nicée II, et la copie envoyée à Charles le Grand (et sa réfutation carolingienne) a été oubliée. Voir M. Morard, « Thomas d’Aquin lecteur des conciles », Archivum franciscanum historicum 98, 2005, pp. 211–365, notamment sur Nicée II, pp. 252-260 ; et « Une source de saint Thomas d’Aquin : le deuxième concile de Constantinople (553) », Recherches de Sciences Philosophiques et Théologiques 81, 1997, pp. 21-56.
[7] Ici, et tout au long de cet article, je m’appuie sur O. Boulnois, Au-delà de l’image, Une archéologie du visuel au Moyen Age, Ve–XVIe siècle, Paris, Seuil, « Des travaux », 2008.
[8] Platon, Phèdre, 275 d, Œuvres complètes IV/3, éd. C. Moreschini, trad. P. Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 84.
[9] Eckhart, Sermon 5b : « laisse Dieu être Dieu en toi. La moindre image (bilde) créaturelle qui se forme (erbildet) en toi est aussi grande que Dieu est grand. Pourquoi ? Parce que là, elle fait obstacle à tout un Dieu ! Précisément là où l’image entre, Dieu doit nécessairement s’écarter, et toute sa déité. Mais là où l’image sort, Dieu entre » (Deutsche Werke I, 1, ed. Josef Quint, Kohlhammer, Stuttgart, 1958, pp. 92-93 ; trad. A. de Libera, Traités et Sermons, GF-Flammarion, Paris, 1993, légèrement modifiée, p. 256). Voir sur ce sujet, W. Wackernagel, Ymagine denudari. Ethique de l’image et métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1991 ; M. Wilde, Das neue Bild vom Gottesbild. Bild und Theologie bei Meister Eckhart, Freiburg, Universitätsverlag, 2000.