Un art de faire découvrir le monde.
Portraits de pays phototextuels

- David Martens
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Si l’on en croit un volume comme Les petits espagnols, ouvrage de l’après-guerre publié dans la série « Le monde » des Editions Piccoli, à Milan, et dont Christine Rivalan Guégo observe qu’il est dépourvu de tout ancrage géographique clairement identifié (absence des toponymes, par exemple, comme si le pays apparaissait comme un tout uniforme) et de tout arrière-fond historique (lire l’article), certains portraits de pays réservent en réalité à ces dimensions une place réduite à portion congrue, ou du moins estompée, pour se concentrer presque exclusivement sur la présentation de la population et de certains aspects de son quotidien et de son mode de vie. Sur le plan de l’histoire du genre, et de la place dévolue aux images, cette prévalence de l’humain dans les albums publiés après la Seconde Guerre mondiale paraît recouper le moment d’essor de la photographie humaniste [19]. A cet égard, si celles et ceux qui deviendront les grands noms associés à ce courant (Robert Doisneau, Izis…) ont essentiellement publié des portraits de pays destinés aux adultes, il s’agit en réalité, plus globalement, d’une propension d’époque, qui touche également le monde de la littérature pour jeunes publics.

Autant dans la collection du Père Castor cette tendance se fait explicitement jour dans certains des titres des volumes, autant il n’en est rien s’agissant des collections destinées aux adultes – ce qui n’empêche nullement l’existence de ce qui se profile peut-être (il me paraît à cet égard délicat d’en tirer des conclusions à prétention générale, compte tenu du nombre réduit d’exemples identifiés) comme une sorte de sous-genre de se faire jour pour les adultes, dont témoignerait par exemple le Portrait des Vaudois de Jacques Chessex [20]. Ainsi en va-t-il des quelques volumes illustrés de poche publiés aux Editions du Seuil dans la série « Le temps qui court », inscrite dans la méta-collection « Microcosme », qui comprend non seulement « Ecrivains de toujours », mais également l’une des plus frappantes collections de pays pour adultes, lancée par Chris Marker : « Petite planète ». Loin d’être publiés au sein de cette série, ces volumes (consacrés aux Gaulois, aux Etrusques ou encore aux Incas, ainsi qu’un volume portant sur Les Québécois, curieux en ce qu’il tranche au sein de ces civilisations anciennes…) coexistent sous l’intitulé « Civilisations » au sein du « Temps qui court » avec des « Biographies » et des livres consacrés à des « Groupes sociaux ».

Selon les observations de Florence Gaiotti et Eléonore Hamaide-Jager (lire l’article) – qu’il faudrait examiner à plus grande échelle en explorant les productions de la même époque dans d’autres pays que la France et dans d’autres langues –, le genre se transforme et se diversifie jusqu’à nos jours, avec des ouvrages plus variés « dans leur approche, dans leur format et dans leur forme » à partir de la fin des Trente Glorieuses. Ainsi, au cours des années 1980, l’émergence de collections à ambitions plus résolument documentaires se fait jour, incluant des développements plus directement informatifs au sujet des dimensions géographiques et historiques des pays dépeints, même si des formes naissantes de portraits de pays plus résolument inscrites dans la forme du documentaire existent auparavant. En témoigne une série comme « La joie de connaitre », des Editions Bourrelier, qui commence à paraître dès l’entre-deux-guerres, et dont les volumes « présent[e]nt des espaces en explicitant les spécificités géographiques, climatiques, végétales et animales, ethnologiques mais aussi les caractéristiques économiques et administratives », plus rares s’agissant de livres adressés à ces publics, mais aussi, « non sans quelques éloges du colonialisme ».

La dimension idéologique de ces livres qui ont vocation à dépeindre un ailleurs et ses populations donne nécessairement forme à des enjeux identitaires, construits en fonction d’une relation entre un « je » et un « lui » ou « elle », un « nous » et un « eux ». Ces fonctions de façonnement d’une identité nationale – qui se profilent en contrepoint de l’ambition « humaniste » de nombre des séries publiées après le seconde guerre mondiale – informent bien évidemment, de façon sans doute plus ou moins explicite et affirmée selon les périodes et les projets, les ambitions éducatives de ces entreprises éditoriales, à l’instar des séries publiées dans l’Espagne de la fin du XIXe siècle, ainsi que le souligne Catherine Sablonnière :

 

Les titres des collections d’ouvrages éducatifs traduisent l’impératif de l’époque : il s’agissait certes d’instruire par des lectures amènes, mais surtout de répandre une série de maximes de bonne conduite individuelle et sociale et, c’est notre hypothèse, de contribuer à définir les contours d’une culture nationale susceptible de rassembler autour de référents communs.

 

Et de ce point de vue, si la plupart des livres s’adressent en première instance à un lectorat local, ce qui paraît aller de soi, ils peuvent également revêtir une dimension auto-centrée, tant le portrait se conçoit comme un genre relationnel. Ainsi en va-t-il, comme l’observe Gyöngyi Pál, des portraits de pays disponibles sur le marché hongrois durant la guerre froide (lire l’article), dont la dimension idéologique est patente, en particulier lorsqu’il s’agit de valoriser l’action internationale de l’Union soviétique et des membres du Pacte de Varsovie. D’autre portraits vont plus loin encore dans cette dimension auto-centrée, en ne portent pas toujours sur un ailleurs. On peut aussi apprécier de se regarder dans le miroir d’un portrait, comme le montrent les ouvrages d’Erika Bartos consacrés à Budapest, dans lesquels l’autrice se met en outre parfois en scène avec sa famille.

Les circonstances peuvent parfois engendrer des initiatives éditoriales particulières, comme en atteste le recours au genre – plus marquant que pour d’autres séries, sans doute parce sa destination est peu coutumière –, par les éditions Klett-Kinderbuch dans sa série « Alles », sur laquelle Alexa Craïs se penche (lire l’article) : favorisée par la politique d’accueil des réfugiés des autorités allemandes au moment de la crise migratoire syrienne, cette collection, entée sur des missions institutionnelles, revêt une fonction directement pratique d’intégration de populations étrangères. Un album comme Bestimmt wird alles gut est ainsi publié en allemand et en arabe, et, « en cherchant à développer l’empathie des lecteurs pour la famille syrienne, offre un espace de réunion de deux communautés, l’accueillante et l’accueillie. L’objectif est tout à la fois de favoriser une culture de l’accueil et de faciliter l’intégration des familles de réfugiés », en façonnant l’image « d’une société allemande homogène, normée, idéalisée, stylisée, sans aspérité et qui inclurait l’altérité », non sans cependant une volonté d’assimilation que donne à voir l’ensemble du catalogue de cette maison.

 

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[19] A ce sujet, voir notamment le catalogue d’exposition La Photographie humaniste. 1945-1968, dir. Laure Beaumont-Maillet et Françoise Denoyelle, avec la collaboration de Dominique Versavel, Paris, Editions de la Bibliothèque nationale de France, 2006.
[20] Jacques Chessex, Portrait des Vaudois, Lausanne, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, 1969.