Un art de faire découvrir le monde.
Portraits de pays phototextuels

- David Martens
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Qu’il s’agisse des scénographies énonciatives qui sous-tendent ces albums, de la configuration des formes textuelles de ces livres – entre descriptif et narratif, en particulier –, ou encore des formes de distribution entre les réalités abordées – géographiques, historiques et sociales –, ces différents paramètres sont, en termes théoriques, à considérer comme des variables à prendre en considération, dans leurs relations les unes avec les autres. Cette attention à la poétique du portrait de pays permet de rendre compte non seulement de la conformation de portraits de pays singuliers, mais également, à plus large échelle, de stratégies éditoriales particulières, qu’il s’agisse de celles mises en œuvre dans le cadre d’une collection, notamment par rapport aux collections concurrentes, ou encore de l’insertion d’un volume particulier au sein d’une collection dont il peut se détacher en fonction de tel ou tel aspect.

En l’occurrence, les trois paramètres examinés, qui font ressortir certaines spécificités des formes enfantines de portraits de pays, vont de pair avec d’autres tendances observables. Ainsi, s’agissant des profils des auteurs de ces livres, ils divergent sensiblement de ceux destinés aux adultes s’agissant des auteurs des textes. Tandis que les éditeurs de collections de portraits de pays pour adultes sollicitent fréquemment des écrivains en vue, qui apparaissent comme des vecteurs d’attrait et dotent ces livres d’une forme de valeur symbolique ajoutée, il semble ne pas en aller de même s’agissant du public enfantin, que les éditeurs jugent peut-être moins préoccupés par les questions de valeur littéraire et de notoriété auctoriales, à quelques exceptions près toutefois, et même si certains auteurs prennent en charge tout ou partie d’une série, à l’instar de Dominique Darbois, Colette Nast ou Miroslav Šašek. Plus curieusement peut-être, comme le notent Florence Gaiotti et Eléonore Hamaide-Jager, ils ne confient pas si fréquemment ces livres à des auteurs de littérature jeunesse.

Les auteurs de ces ouvrages, qui réalisent parfois conjointement textes et images, sont plus souvent ethnographes, et par conséquent voyageurs, à l’instar de Francis Mazière et de Dominique Darbois, évoqués par Laurence Le Guen. D’autres sont plutôt des professionnels de l’audio-visuel sous toutes ses formes, comme des documentaristes de télévision tels que Christian Zuber ou des preneurs de son tels que Michel Montesous ainsi qu’Alain et Karen Saint Hilaire, qui sortent également des disques (Florence Gaiotti et Eléonore Hamaide-Jager), ou encore d’un projet comme l’Enciclopedia audiovisiva, qui accompagne à partir de 1972 le périodique Il Giornalino et se compose « de fascicules à acheter en plus de la revue, de quatre pages chacun, avec une image centrale, souvent une photographie couleur, destinée à être affichée au mur d’une chambre, accompagnée d’un disque 33 tours » (Caterina Ramonda), tandis qu’Erika Bartos, comme le remarque Gyöngyi Pál, accompagne ses livres sur la Hongrie contemporaine de lectures filmées disponibles sur son site web [21].

A la seule échelle des publications imprimées, l’étude du portrait de pays demeure encore partielle. En effet, la plupart se sont jusqu’à présent centrées, comme le présent ensemble, sur des collections. Hormis quelques rares exceptions [22], peu de travaux ont jusqu’à présent abordé la présence du genre dans les périodiques. Elle est pourtant considérable, comme en témoignent certains des exemples envisagés par Christine Rivalan Guégo ou Caterina Ramonda. Le fait n’est certes pas pour étonner : le caractère périodique des publications de presse, qu’il s’agisse de quotidiens, d’hebdomadaires ou de mensuels, les rend en effet particulièrement à même de mettre en œuvre des publications sérielles, et d’ainsi parcourir le monde, qui plus est en fonction de projets éditoriaux divers, des registres pédagogiques au touristique en passant par le patrimonial. Autant dire que, si l’exploration du portrait phototextuel de pays a fait de grands pas ces dernières années, il reste encore beaucoup à découvrir.

 

Invitations aux voyages

 

Si la notion de portrait de pays, posée initialement de façon relativement intuitive, a fini par « prendre » et par être reprise par plusieurs collègues pour mener à bien leurs propres recherches, il me semble que c’est essentiellement dans la mesure où elle s’est révélée porteuse d’un réel potentiel heuristique, en permettant de rendre compte de façon éclairante d’une production qui, marquante par sa plasticité et la diversité de ses formes, n’était pas identifiée jusqu’alors. Loin d’avoir été retenu de façon arbitraire ou seulement métaphorique, comme certains collèges ont pu se le demander, ce paradigme générique sous-tend au contraire de façon à la fois effective et observable le travail des concepteurs de ces ouvrages, et ce faisant les traces qu’ils en laissent dans leurs livres à l’adresse des lecteurs, ainsi que des prescripteurs susceptibles de mettre ces livres dans les mains de leurs lecteurs.

Parmi ceux-ci, les enseignants occupent une place significative dans les modes de circulation de ces ouvrages. La visée de ces livres les situent dans un geste de transmission et de constitution de lien social, qui trouve dans le milieu scolaire une forme particulière. Ces usages sont, sans doute, plus difficiles à documenter que les ouvrages eux-mêmes et les éventuelles archives éditoriales qui témoignent de leur conception. Cependant, au fil des ans, et sans par ailleurs que je les recherche particulièrement, les témoignages se sont accumulés, dans les archives ou à travers des canaux plus informels. Ainsi, s’agissant des collections destinées aux adultes, certains témoignages de leur utilisation comme présents en contextes diplomatiques (ambassades, etc.) ont contribué à expliquer l’intéressement de certains organismes publics des pays concernés dans la production de ces livres, que ce soit à travers la mise à disposition d’une documentation ou par une contribution financière directe, auprès de l’éditeur ou pour permettre le séjour d’un auteur dans le pays [23].

Le caractère d’instrument éducatif des portraits de pays explique également leur emploi comme livres de prix distribués en contexte scolaire aux élèves jugés méritants, en fin d’année, avant la période des vacances. Ainsi ces livres apparaissaient-ils comme des invitations aux voyages par la lecture, comme en atteste le témoignage du regretté Yves Jeanneret, chercheur en sciences de l’information et de la communication, lorsque je l’ai interrogé sur un portrait d’une région ou d’une ville d’Italie (j’ai malheureusement oublié laquelle…) publié par les Editions Arthaud dans la collection « Les Beaux pays », et figurant dans sa bibliothèque. Le fait n’est manifestement pas unique, ainsi que le souligne Christine Rivalan Guégo au sujet des albums publiés dans la série « Le Monde », dont elle indique qu’ils « bénéficiaient d’une réception favorable auprès des maîtres et maîtresses d’école qui n’hésitaient pas à en faire des livres remis lors des distributions de prix en fin d’année ». Et de témoigner de sa propre expérience en la matière.

 

Bien des années plus tard, l’autrice de ces lignes et propriétaire de l’album, reçu à l’occasion d’une distribution des prix et conservé malgré quelques déménagements, se rappelle encore de l’étonnement et du sentiment qui avaient été les siens lorsque, peu de temps après en avoir tourné les pages, elle avait franchi la frontière entre la France et l’Espagne : le pays n’avait rien à voir avec ce que l’album lui avait montré ! Enfin, pas tout à fait, puisqu’elle en ramènerait dans ses bagages un éventail, des castagnettes et une poupée danseuse de flamenco.

 

Et jusqu’à peut-être une vocation, puisque l’autrice de ces lignes est en effet devenue, depuis, enseignante-chercheuse en littérature espagnole…

 

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[21] En la matière, il semble que les voyages qu’ils entreprennent et les matériaux qu’ils récoltent en ces occasions puissent être exploités à travers différentes déclinaisons, leurs portraits de pays sous forme d’album n’en étant qu’une parmi d’autres qui mobilisent aussi le son et l’image animée. Selon une tendance éditoriale d’époque identifiée par Lugon et Valloton au sujet des Editions Rencontre à Lausanne (voir Olivier Lugon et François Vallotton, « De “L’Atlas des Voyages” à l’encyclopédie télévisuelle du monde. Le “portrait de pays” au sein de la stratégie audiovisuelle des Editions Rencontre (1962-1972) », dans Portraits de pays. Textes, images, sons, op. cit.).
[22] Voir par exemple Myriam Boucharenc, qui a proposé une étude des périodiques illustrés médicaux publiant des portraits de pays (« Portraits de pays réservés au corps médical », dans Portraits de pays illustrés. Un genre phototextuel, op. cit., pp. 91-109).
[23] En témoignent les échanges épistolaires entre Albert Mermoud et Max-Pol Fouchet à propos d’un livre consacré au Liban (Liban, Lumière des siècles, 1967). Voir à ce propos David Martens & Anne Reverseau, Pays de papier. Les livres de voyage, préface de Xavier Canonne, Charleroi, Musée de la photographie à Charleroi, 2019, pp. 114-115.