« Montage mon beau souci »
(Malherbe-Godard)

- Olivier Leplatre
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Figs. 41 et 42. J.-J. Rousseau, Les Rêveries du
promeneur solitaire

Figs. 47 et 48. J. Burckhardt, Alterthümer,
1833-1866

Fig. 49. M. Jarnoux, André Malraux devant
les clichés du
Musée imaginaire, 1953

Fig. 51. Mur de l’atelier d’André Breton, 1922-1966

Fig. 54. Ramón Gómez de la Serna dans son
atelier de Madrid

Figs. 56 et 57. J.-L. Godard, Histoire(s) de
cinéma
, 1988

Figs. 58 à 63. P. Alféri, La Berceuse de
Broadway
, 1999

9. La pensée remontée

 

Le remontage est une méthode de création : Rousseau rebat ses notes inscrites sur des cartes à jouer pour monter les Rêveries (figs. 41 et 42). Il est une méthode de travail pour apprendre à savoir (savoir lire, savoir regarder, savoir écrire). Sous cet angle, viennent immédiatement en tête quelques grands théoriciens du montage comme Benjamin, Warburg ou Burckhardt qui ont personnellement adopté cette technique en guise de démarche pour réfléchir, sentir et comprendre. Les fiches de Benjamin (fig. 43 ), les atlas de Warburg (figs. 44 à 46 ), les cahiers de Burckhardt (figs. 47 et 48) proches du ready-made documentaire (en fait des carnets de comptabilité qui rappellent les anciens livres de raison que Montaigne donnait pour modèle compositionnel de ses Essais), tous ces supports-ateliers ressemblent à des tables de montage. Ils sont faits pour penser, encore et autrement, en relief (en sorte d’approcher la complexité des phénomènes d’images et de mots) et sans prétendre rien achever.

Mais il arrive que la table ne suffise pas ou qu’elle se mette à envahir l’espace de travail afin d’en réagencer la géométrie, en se déclinant partout. L’espoir est d’y gagner une augmentation du temps par l’espace pour déclencher d’autres visions et débroussailler d’autres perspectives grâce à une mise en volume, en profondeur et en rapports des matériaux. Burroughs scotche des photographies aux murs de sa chambre-atelier dont il fait un écran multidimensionnel ; il y amorce et il cartographie par projection mentale les opérations de pliage de ses cut-ups (extractions, coupes, collages).

La photographie est célèbre : Malraux regarde adossé à son bureau des clichés qu’il a mis par terre (fig. 49) ; ce sont les illustrations de son Musée imaginaire (musée sans mur versé sur le plancher). Dans sa vidéo (Malraux’s shoes), Dennis Adams imagine des pas de danse, des figures de patinage, facilités par la mobilité du papier photographique sur le plancher lisse (fig. 50 ) ; il insère des moments de rêverie allongée à même le sol des images. Il introduit dans le célèbre cliché de Malraux (l’une de ses icônes les plus mémorables), les déplacements et les glissements nécessaires au projet en cours. Les « chaussures de Malraux », dans lesquelles entre Adams, font le travail. Elles reconstituent, en fiction, les aléas du désordre et le film, au son d’une voix-off qui se réfléchit, invente alors des constellations, des jets, des tourbillons de photographies, comme animées dans des milieux de ciel, d’eau ou de feu... ; une étonnante cosmogonie d’images, un montage lucrétien de papiers glacés selon des clinamens variables : « Pluie, Semence, Dissémination. Trame, Tissus Texte. Ecriture » [21]. Avant le livre qui les relie et les fige (la partie de cartes de Malraux avec son musée a duré plus de dix ans), la fiction d’Adams rappelle d’où procède dans la pensée le désir du montage, moins ordonnancement que brassage, perturbation et indétermination, et même quelquefois compulsion, frénésie, névrose.

L’atelier fait partie des endroits où se projettent de telles obsessions maniaques. Ainsi le mur de Breton, 42 rue Fontaine, dont l’élaboration s’est longuement enrichie, au rythme de la vie, de 1922 à 1966 (les diverses photographies prises en prouvent la plasticité généalogique, au gré des acquisitions) (fig. 51). Ce lieu (on pense à l’encombrement de l’appartement d’Apollinaire où les livres voisinaient avec les fétiches africains, fig. 52 ) ressuscite, au service de l’avant-garde, l’esprit des anciens cabinets de curiosité qu’on dirait associé à celui des rituels vaudous. Le mur d’images – il comporte notamment des montages –, est un manifeste et un autoportrait (et peut-être une histoire du mouvement surréaliste). Il traduit en tout cas les grandes opérations de l’imagination surréelle, sous-tendues par le magnétisme des affleurements et des rencontres, et par la créativité du hasard. Le regard qui les a agencées croit à la circulation d’une âme commune, à la collaboration des temps et aux appels des signes.

Mais l’atelier est susceptible d’adopter des proportions plus menues encore, miniaturisées même, tels les musées portatifs des surréalistes, boîtes à secrets, machines de jouissance et trésors de signes élus, associés et opératoires (Joseph Cornell, fig. 53 ). Il s’agrandit ailleurs à la dimension close et contradictoirement exponentielle du bureau où s’entassent livres, cartes, feuilles, lettres et qui mute en un lieu-atlas, au risque de l’extrême chaos et de liens impossibles à nouer ou à renouer. Ramón Gómez de la Serna s’immerge dans ses bureaux-ateliers, bureaux-albums plutôt (il n’en compte pas moins de cinq – montés en série) (fig. 54). Il se plaît au milieu de cette sorte de papier-peint vivant tendu partout que dessinent sur ses murs les icônes collectionnées ; il y puise au gré des assemblages visuels fournis là, toujours renouvelés, ses images personnelles qui alimentent l’œuvre en cours. La vie et l’art échangent sans répit leurs pulsations dans un œil-crâne où l’artiste s’est refugié. Dans cet antre, forgerie d’Héphaïstos ou bain d’images révélées, la gestation est espérée permanente. Pour détourner ce que Roland Barthes déclare de la nourriture japonaise (elle-même résultat d’ailleurs d’un très délicat montage-remontage des aliments effaçant l’apprêt de la cuisine au profit de la combinatoire des gestes de consommation), l’espace profond de l’atelier étage la table, l’homme et l’univers, ce que l’espace plat de la représentation ne permet pas (aussi le montage tenterait-il de renouveler les perspectives de la surface) [22].

Celui qui monte est aussi celui qui tranche, qui se demande de quelle manière fendre l’habitude, les règles et les orthodoxies, qui met en miettes et en ruines pour tenter quelque chose, l’esquisse d’une refondation. Il est fétichiste, adepte du corps morcelé pour recoudre d’autres corporalités. Ses idées, il les soumet à la réussite, inopinée, empirique de ses gestes. Telle est sa méthode : l’artisanat de la pensée, aussi élaborée finît-elle par devenir. Le (dé-re)monteur s’efforce (prévoyant au préalable pas mal de détachement) de singulariser sa position et de heurter, puisqu’il le faut, les consciences à éveiller ou à armer. Si besoin est, il nivellera les arts et ce qui n’en relève pas pour réinventer la notion de la culture et peut-être finalement la réfuter.

Ses matériaux parfois désaccordés, visiblement et éventuellement grossièrement ressoudés (il n’est pas rare que les coutures restent lâches ou marquées) sont les indices concrets de sa désobéissance et de son affranchissement. Comment croire au mythe de l’unité et de la cohérence, comment imaginer qu’elles sont données alors que tout, dans le tremblement des choses, est à construire, et principalement à déconstruire ? Sa pensée, il la sait hors maîtrise, sans assurance qu’elle émane d’un sujet qui soit lui-même garanti et ramassé sur son identité ; il la réclame fragmentée comme on l’est soi-même, humble aussi quoique furieusement active, à l’affût de ses matériaux et insatiable, avide de comprendre et d’interroger. Il désire l’incertitude parce qu’elle est salutaire, il maintient en lui le souci de se reprendre (et de tout reprendre si nécessaire) afin de rendre lisible ce qu’il voit (et que parfois personne d’autre n’a vu ou qu’une apparente et factice lisibilité occulte) et il rend visible ce qu’il entend lire du monde. Il délie pour relier, lit pour expliquer, tout en restant dans une position assumée d’intranquillité.

De tels régimes de notations de la lecture et de brassage des idées, par heurts, battements, vibrations, conviennent à des penseurs qui souhaitent garder (ou mieux créer) des traces vives (celles de leurs objets et celles de leur vision), qui réfléchissent par tâtonnements et selon l’esprit de comparaison. Benjamin, Warburg, Burckhardt, pour ne citer qu’eux, ont eu la passion des signes, appels et signaux, qu’ils ont ramassés, entassés, qu’ils ont fait jouer ensemble leur vie durant. Tous ont recouru à des cartothèques mentales qui spatialisent les textes et les images ; comme hantés, ils ont traqué entre les matériaux les endroits de frottement, de flottement et les « zones frontières » où, comme l’écrit Benjamin, le penseur est « chez lui ». Tous, pariant sur le dissemblable pour lever des questions, ont assumé la décontextualisation des matériaux ; ils ont ainsi indiqué avec virulence leur opposition aux systèmes (typologiques, classificatoires), aux procédés mécaniques et aux concepts immobiles.

 

10. Occurrences

 

Le remontage se présente, de manière privilégiée, dans des lieux ou des formes culturels qui semblent plus particulièrement lui convenir, en ce qu’ils échappent aux raideurs génériques ou qu’ils autorisent les heurts et les émotions de la pensée.
- Le document d’abord avec lequel le remontage entretient une affinité ambivalente, mêlée de fascination et de méfiance critique. D’un côté, Brecht reproche au document de fossiliser le réel et d’halluciner la vérité ; mais Benjamin (fig. 55 ) le considère comme le vecteur de la réflexion moderne et il reconnaît dans la page de journal, par exemple, une matrice esthétique d’une insondable richesse plastique. On peut ici penser au rôle d’hybridation graphique et poétique du document dans des revues comme Bifur, Minotaure, La Révolution surréaliste et nombre de publications surréalistes des années 1920-1930, dont bien entendu la fameuse revue de Georges Bataille : Documents.

- Le poème, auquel tendent par exemple les rythmes graphiques des images et des textes chez Godard (figs. 56 et 57). Tout dans Histoire(s) du cinéma participe d’une célébration lyrique du montage : modes de respiration des enchaînements, phrasés visuels et sonores, productivité des connotations et des associations... Dans La Berceuse de Broadway de Pierre Alféri, le texte en prose épouse la scansion de l’image montrant la voix muette (figs. 58 à 63). Comme le vers peut l’être par les règles du sonnet, le texte est poétiquement soumis au plan et à sa surface (l’écrit devant impérativement tenir dans la largeur du plan). Le plan devient ici le cadre contradictoirement rigide et souple du montage poétique du texte. Il modèle des coupures ouvertes, des blancs, qui arrêtent provisoirement le continuum de la syntaxe ; il remplace les points de contrainte par d’autres, proches, comme le remarque Giorgo Agamben [23], des césures et des enjambements qui, dans le poème, manifestent les zones de discordance entre limites syntaxiques et limites métriques. La puissance de pan du plan, décadrant le sens mais n’empêchant pas, au contraire, des raccords, renvoie à ce que le poème, lui, est capable de construire : « cette hésitation prolongée entre le son et le sens » [24].

 

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[21] R. Barthes, L’Empire des signes, Paris-Genève, Flammarion-Skira, 1984, p. 14.
[22] Ibid., p. 22.
[23] G. Agamben, « Le cinéma de Guy Debord », dans Image et mémoire, Paris, Hoëbeke, « Arts & esthétique », 1998, pp. 65-76.
[24] P. Valéry, Rhumbs, dans Œuvres, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II, p. 636.