« Montage mon beau souci »
(Malherbe-Godard)

- Olivier Leplatre
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7

Fig. 23. A. Blavier, sans titre, 2005

Fig. 24. B. Brecht, « Und viele von
uns sanken nah den Küsten…
», 1955

Figs. 29 à 31. R. Viénet, La Dialectique
peut-elle casser les briques ?
, 1973

Fig. 36. Sarah Moon, Le Petit chaperon
rouge
, 1983

Annick Blavier emprunte, quant à elle, souvent au bruissement des paroles entendues, devenues bribes typographiques. Visuellement, le montage conserve les cicatrices de l’acte qui a tiré les éléments de leur environnement et les a de nouveau rassemblés, entés l’un avec l’autre : ils apparaissent déchirés, « blessés » (fig. 23). Les lambeaux de papier et d’image dentelés ou mal découpés rappellent que le remontage ici n’entend délimiter aucune frontière nette, qu’il maintient libres les circulations sans toutefois nier la violence qui gouverne la création. Cette frontière poreuse et accidentée est encore celle de la peau, de l’horizon, des tissus et des articulations du corps, motifs qui redoublent souvent dans les images d’Annick Blavier les rapprochements entre les images et les morceaux de textes.  

L’intervalle est le seuil-tension du montage, sa condition d’émergence et de retentissement pour la sensibilité comme pour la réflexion. Grâce à lui, le remonteur pense et peut prendre position. Les analyses de Georges Didi-Huberman à propos du Journal de guerre et de l’ABC de la guerre de Bertold Brecht insistent sur la coordination entre la place des images et des textes et le positionnement, la situation critique de celui qui les ajointe [11]. Brecht monte et remonte des documents visuels ; en souvenir du genre de l’emblème, il augmente les documents, qu’il a triés et isolés, par des textes, notamment des épigrammes qui décomposent le message visuel (fig. 24). Brecht engage une politique et une esthétique du regard. Son défi est de changer de point de vue, de bien accommoder pour questionner ce que les images cachent et ce qui se cache en elles, pour atteindre cette lucidité qui rend le regardeur avide d’autres savoirs, d’autres modes de lisibilité des événements et de représentation. Le remontage, petite machine de distanciation, oblige à ne pas en demeurer aux réponses déjà données, refermées par les formes contraintes : images faussement évidentes, discours faussement transparents, animés par l’idéologie pour qu’ils paraissent naturalisés, lissés par l’évidence. Chez Ernst Friedrich (fig. 25 ) comme chez Brecht, même à distance, le texte vient mordre sur l’image de toute son ironie, à coups de sarcasmes afin de provoquer une salutaire désaliénation grâce au démasquage du document.

On sait que c’est dans ce sens, celui de l’ironie émancipatrice, du trucage impertinent que les situationnistes ont totalement investi le domaine du montage texte-image (figs. 26 à 28 ). René Viénet en a été l’un des promoteurs les plus prolixes. Aucun genre n’a échappé à sa fantaisie transgressive (figs. 29 à 31). Il prend d’assaut le film de kung-fu chinois ou le porno japonais qu’il ressert à la sauce de la dialectique marxiste (La Dialectique peut-elle casser les briques ?, Les Filles de Kamaré). Il caviarde, graffite des affiches publicitaires et des romans-photos en les truffant de slogans révolutionnaires ; il lance les premiers détournements politiques des bandes dessinées… Il inspire ainsi un vaste mouvement d’infractions et d’effractions dont le projet est pluriel (figs. 32 à 35 ) : vitrioler les figures de l’aliénation sociale engendrées par la société du spectacle marchande, provoquer la censure (certains films remontés de Viénet comme Une soutane n’a pas de braguette restent encore aujourd’hui interdits), mener la guérilla contre l’art officiel en bricolant tout ce qu’il refuse de reconnaître et en l’investissant de contre-idéologie en inaugurant de la sorte une nouvelle conception de la praxis révolutionnaire que Viénet définit comme « une forme prolétarienne de l’expression graphique » propre à réaliser « le dépassement de l’art bourgeois », y compris par les trouvailles les plus incroyablement potaches.

 

6. Contacts et déploiements : sismographie aspectuelle

 

Les interventions qui concernent le montage, le démontage et le remontage ont effectivement besoin que du jeu se glisse entre les médiums afin que le sens fraye sa voie ou « pivote » autrement. Cet intervalle, elles l’imposent ou le révèlent, elles s’appuient sur lui en tout cas pour inventer des connections et des articulations inédites. Les éléments du montage et le montage lui-même oscillent entre être « avec » [12] et être « comme » – « mot exaltant » pour Breton en haine des solidarités raisonnées que dictent les « donc ». Le travail des « gonds plastiques » [13] fait toute la richesse, sans doute, des activités intermédiales. Mais cette présence efficiente de l’interstice, intrinsèque au saut sémiotique que représente le montage de l’écriture et de l’image, n’est pas contradictoire avec des régimes de raccords qui gomment parfois l’écart et accèdent au contraire, dans de multiples types de liaisons, à des ressources partagées. Il est ainsi possible de revenir aux notions d’énergie, de forces et de fluides, comme Térésa Faucon s’y emploie pour le montage, aux fins d’analyser les relations entre les textes et les images, quand ils sont déplacés les uns par rapport aux autres, y compris lorsque des ruptures sont ménagées entre eux. Les valeurs rythmiques, qui caractérisent le montage, sont alors obtenues par les changements plus ou moins heurtés des énergies, par leur différentiel.

Relations (qui sont relations à la sensibilité du corps et de la pensée) rigides, élastiques, complètes ou partielles, créant ou mettant au jour des points de contact ou d’accumulation, des éléments de liaison ou des lignes de raccordements, translations, intégrations, vibrations réciproques…, la gamme est infinie. Elle dégage, à travers la dissemblance des supports, les variations de la ressemblance graphique. Textes et images se rappellent alors (l’un à l’autre, l’un par l’autre) ce qu’ils doivent au dessin, au trait, à la ligne, au point, aux contrastes et aux dialogues de l’ombre et de la lumière. Le livre illustré, dans ses résultats sophistiqués où foisonnent culs-de-lampes, bandeaux… et subtiles mises en tableaux du texte lui-même, module cette trame graphique. Le montage iconotextuel suggère encore à quel point l’image côtoyée par l’écriture se prend à rêver de discontinuités, de coupes, d’étoilements tandis que l’écriture aspire à retrouver auprès de l’image des modes de fluidité et de compacité, une force des milieux qu’elle a pris l’habitude de plutôt fragmenter. L’on toucherait ici à une rhéologie [14] de la chose graphique, idéalement pensable à partir du montage-remontage.

A cette dimension physique et à cet arrière-fond commun (le « ruban graphique » de Barthes [15] déroulé par l’écriture et/ou l’image), s’ajoute la manière dont textes et images explorent des endroits, plus ou moins ténus, de prise, de transformation et de déploiement du sens. Car, par leur remontage réciproque, les supports font apparaître en eux des voies, des réserves de signification éventuellement encore inédites que seul l’autre médium, par son dynamisme propre, était à même de découvrir. Le sens bénéficie ici, pour rebondir, de la façon dont le texte et l’image, quand on les réunit, s’obligent (parfois avec une certaine résistance) aux transmutations et aux turbulences substantielles, c’est-à-dire déjà à un retour à la matière, temporairement figée dans la forme d’un texte ou d’une image mais en fait profondément active et tournée, dans le mouvement du montage, vers sa relance aspectuelle. De là, le texte se revoit image, l’image se relit texte, développant en chacun un devenir : la textualité du texte, la figurabilité de la figure comme il peut advenir également, grâce au contact, une levée de la textualité de la figure et de la figurabilité du texte. Les deux médiums s’aident mutuellement à investir ces latences essentielles et à les mettre au jour à travers les variations et les linéaments des traits.

Aussi pourrait-on sortir par cette voie du double paradigme traditionnel du montage-remontage, organique (greffe, transplantation, suture, cicatrice…) et mécanique (enchaînement, articulation, rouage…) quelquefois combiné, comme le tente Frankenstein avec son monstre. S’envisagerait de sonder des logiques sensibles qui sont antérieures à ces grands schèmes organiciste et mécaniste, de convoquer une sorte de toucher fondamental et mutuel de l’image et du texte avant toute forme, et de redécouvrir finalement le champ immense des simultanéités et des entrelacs esthésiques.

En 1983, Charles Perrault et Sarah Moon « cosignent » un album paru dans la toute nouvelle collection « Monsieur chat » lancée par Grasset-Jeunesse. L’ouvrage reprend Le Petit Chaperon rouge publié par Perrault en 1698. A cette date, le conte se découvrait accompagné d’un frontispice. Mais l’entreprise de Sarah Moon est plus ambitieuse : la photographe choisit d’intercaler dans le texte une série d’une dizaine de clichés noir et blanc ; elle relit ainsi en images le conte dont, comme elle a pu le dire, elle invente l’histoire sans la raconter, un conte en somme qu’elle re-conte, tissant à son tour pour les yeux la vieille trame des nourrices.

A l’intérieur du film virtuel qu’agence Sarah Moon d’après la version de Perrault, les photographies et presque les photogrammes procèdent d’un contact précis, quoique finalement flottant, avec les stases du récit : à plusieurs reprises, un extrait du texte mis en légende souligne l’endroit où, dans le texte, l’image semble avoir surgi, le lieu exact de son punctum. Ce point de rencontre reste cependant toujours lâche. Les italiques, privilégiées typographiquement pour la légende, redoublent l’écriture cursive et indiquent du récit qu’il est de passage, comme le chaperon file à l’image, pour insuffler un élan. Le rapprochement du texte et de l’image se veut avant tout ouvert au flux d’une rêverie appuyée sur la signifiance de l’écriture et dont le personnage, écrit par Perrault (qui lui-même l’a remonté à partir du folklore), lu, vu et fantasmé par Sarah Moon, est le vecteur, le corps conducteur.

(fig. 36) « En passant dans un bois, elle rencontra compère le loup… ». Rien de la photographie ne correspond mot pour mot : ni le chaperon rouge du conte qui s’est noirci à l’image, ni le loup changé en automobile, ni le bois remplacé par le pavé inégal d’une rue… Et cependant persiste d’un médium à l’autre une cellule narrative commune (un passage et une rencontre) autour de laquelle s’enroulent des formes revenantes, des matériaux à rêver pour ce qui les assemble et les anime : la proue d’une voiture semblable à la gueule luisante d’une bête, la lumière des phares renouvelant l’avidité animale du désir qui débusque et met à nu, le pavement comparable à de larges écorces… Le montage entre texte et de l’image passe d’une modalité textuelle de l’image à une proposition visuelle mais, bien qu’opérant un saut sémiotique, il fait apparaître le tissu souple, le drapé des formules de pathos qu’Aby Warburg a placées au centre de sa réflexion, pour marquer, dans l’art et dans les créations de l’imagination, le désir de rendre sensible la fébrilité, l’ondoiement des émotions, plus que le souci de leur composition et de leur stabilisation.

Ainsi, le remontage, et la forme d’énergie interne qu’il exacerbe, pénètre les substances et les matériaux avant de vouloir prioritairement leur assigner du sens : il se plie à la propriété déformatrice et partant régénératrice de l’imagination (dont l’extension excède l’image et qui ne se dépose que provisoirement en elle) si, comme le croit Gaston Bachelard dans son introduction de L’Air et les Songes, l’image et avec elle, ajoutons-le, le texte sont avant tout des foyers de mobilité et de tonicité défiant la perception.

 

>suite
retour<
sommaire

[11] G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2009.
[12] Voir l’ouvrage collectif édité par J. Degenève et S. Santi, Le Montage comme articulation. Unité, séparation, mouvement, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014.
[13] Cité par Térésa Faucon dans Théorie du montage. Energie, forces et fluides, Paris, Armand Colin, « Recherches », 2013, p. 71.
[14] « Rhein a aussi formé "rhéologie", science qui étudie l’écoulement et les déformations, la résistance de la matière […] » (Ibid., p. 145).
[15] R. Barthes, Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 2000, pp. 49-50.