« Montage mon beau souci »
(Malherbe-Godard)

- Olivier Leplatre
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Figs. 5 à 8. J.-L. Godard, Histoire(s) de
cinéma
, 1988

Figs. 9 à 12. D. Vertov, L’Homme à la
caméra
, 1929

Fig. 13. P. Picasso, Congrès
mondial...
, 1949

Fig. 14. J.-P. David, La Colombe qui fait
boum
, 1954

Fig. 15. P. Alféri, Coincés, 2002

Les avatars de la réédition illustrée suffiraient à montrer comment sur un texte, rendu alors à sa labilité, les montages et les remontages aboutissent à des transformations profondes de la lecture. L’insertion des figures dans le manuscrit des Aventures de Télémaque de Fénelon, recomposé pour devenir un livre, ont par exemple contribué à changer le récit source en une aventure renouvelée du sens. Ponctuée d’abord de quelques images pour orner l’ouvrage, la fiction a rapidement été enrichie de véritables programmes iconographiques (jusqu’à plus de soixante-dix gravures dans l’édition Didot de 1785). Ces derniers ont pu introduire ou révéler dans le texte des dimensions imaginaires, en contradiction parfois avec la lettre de l’écriture, jusqu’à faire sourdre au creux de l’intention pédagogique une sorte de roman érotique dédié aux convulsions des corps et aux tourments de la matière, tout en lui associant, grâce au montage des associations textuelles, une lecture plus politique, et quelquefois subversive. Ainsi, l’édition Wetstein de 1734, très attentive à la sensualité plus ou moins inconsciente de l’œuvre, contenait de surcroît, initialement, le virulent Examen de conscience d’un roi, appendice supprimé et que ne conservent que quelques rares exemplaires encore existants.

Le remontage remet en jeu des pièces en s’appuyant sur leur force propre et surtout sur leur dynamique relationnelle, leur malléabilité, leur positionnement les unes en fonction des autres et leur rattachement aux contextes. Il réenvisage leur valeur, de façon à l’augmenter ou à la diminuer. Le remontage permet encore de mesurer jusqu’où peut aller la dénaturation des textes ou des images et d’apprécier la marge de manœuvre dans leurs emplois ; il concerne ainsi la souplesse des dispositifs. Et il réclame par là des protocoles herméneutiques modulables, en invitant la pensée à se rendre disponible à la réinterprétation et au réexamen de ses catégories.

Par delà leur variété, c’est en termes de travail que l’on peut saisir les transformations par montage-remontage. Ce travail engage premièrement des matériaux mobiles ou rendus nomades, récupérés par extraction, segmentation, découpage… Il requiert ensuite des supports, nécessairement interfaciels mais en fin de compte très divers, de la surface paginale au volume du livre et à la profondeur en réseau de la toile internet. Le remontage demande enfin des procédures et des processus : prélèvement (sous quelles formes ? d’une totalité à un fragment, une pièce, un pan, un détail ?), transfert, déplacement, inversion, expansion, réduction, séparation, regroupement, exportation et insertion, remploi et réexposition… Ces manœuvres et ces processus visent à manifester les tensions qui caractérisent la coordination du texte et de l’image, qu’elle scelle de nouvelles cohésions ou active des confrontations. De même, l’action sur les supports amène à poser le problème des emplacements et des délimitations, des répartitions graphiques, des cadrages et des découpes, comme des proportions. Ces calculs aspectuels, déterminants, relèvent de ce que l’on pourrait appeler une physique du dispositif.

Chez Jean-Luc Godard par exemple, dans ses Histoire(s) du cinéma (figs. 5 à 8), le dispositif est constamment en action, affolé et intensifié ; il est traité selon des champs de forces magnétiques, il combine en un tissage complexe images empruntées, citations textuelles, bande-son entremêlant elle-même voix off et bruits (celui de la machine à écrire notamment). Le dispositif éclate les structures anciennes, il expérimente, entre accords et écarts, des phénomènes de lisibilité et de visibilité. En lui, se démultiplient et se disséminent des pans iconotextuels instables, imbriqués et/ou émiettés tels qu’ils désorientent les fonctions du regard. Que lire, quoi voir ? Existe-t-il même une différence et des hiérarchies entre textes et images quand tout est rapproché et que tout se croise.

Mais, à côté de ces expérimentations où prévaut l’effervescence des contacts entre textes et images, un simple complément iconique ou visuel, l’imitation d’un dispositif préexistant suffisent pour que le montage ou le remontage opère et signifie, pour qu’une modification se fasse jour et éclaire autrement le sens, en brouillant la situation de réception et en suscitant la pensée.

Cette physique du dispositif est, en outre, inséparable d’une anthropologie des gestes. Homo faber : l’homme qui monte, démonte, remonte, regarde et pense avec ses mains : il disperse ou superpose, il fait glisser ses éléments sur sa table de travail, réelle ou mentale (figs. 9 à 12) ; il mélange ses cartes textuelles et iconiques, les rebat, les disjoint et les accole. Il sait ajouter du texte et des images supplémentaires comme se contenter de combiner sa collecte. Le remonteur arrange, aménage, coordonne et entrechoque ce qu’il pince entre ses doigts et ce qui lui passe par la tête. Il distribue emprunts et lambeaux, segments et pans ; il n’a pas besoin de grand-chose : une paire de ciseaux (dont l’attaque est encore visible quelquefois dans les effrangements incertains, les tremblements à la fois autoritaires et maladroits laissés par la lame) , un peu de colle, du scotch, des épingles... (avant les machines, les souris et les logiciels). Quant aux chutes qu’il rattrape, aux restes qu’il accommode, ils produisent eux-mêmes d’autres chutes et d’autres restes puisque, au montage, il faut choisir c’est-à-dire trancher, abandonner, rejeter et jeter, en sachant bien pourtant que rien n’est jamais perdu, que tout se recycle, même le plus pauvre, même le plus sale et le plus inutile, selon les moments, les circonstances, les besoins du sens et des préférences (ou des défis à relever et des audaces à afficher).

La notion de montage, associée à celles de démontage et de remontage, a donc le mérite de nous inciter à préciser des pratiques qui réfèrent à une économie de la gestualité et qui s’inscrivent dans une histoire des techniques esthétiquement (selon quel périmètre ?) orientées.

 

3. L’homme aux ciseaux

 

Mais qui s’amuse à démonter et à remonter ? Quel iconoclaste ? Quel joueur de dés mallarméen ?

L’artiste qui par exemple se révise, se revoie, se reprend, espère d’autres angles de vue et d’autres approches, ose des places et des hypothèses inattendues ; celui qui tente des réévaluations inédites, prend acte de ses prises de conscience, actualise des potentialités ou défait, renie ce qui ne vaut plus pour lui ou bien ce qui doit désormais être dit différemment [8]. Alors l’œuvre déjà constituée module, corrige éventuellement les formes qu’elle a engendrées. Non sans douleur parfois mais aussi avec euphorie et même ironie, elle fait retour sur elle-même (à quel moment de l’existence et de la carrière ?), à la faveur d’un changement sémiotique, passant de l’image au texte ou du texte à l’image, ou bien en retravaillant les iconotextes qu’elle a imaginés. Ainsi Denis Roche qui, après avoir publié le texte Notre Antéfixe, le relit, pour tenter de se relier lui-même autrement, en lui adjoignant à l’occasion d’une deuxième publication une quarantaine de portraits. Aragon, pour son Henri Matisse roman, coupe, colle, remodèle et réunit des séries de textes publiés en y insérant des images : « le texte offre un miroir à l’image où chacun peut se corriger » écrit Aragon [9]. Guy Debord filme La Société du spectacle cinq après sa publication ; Jean-Luc Godard, encore, conçoit pour Gallimard le remontage aux dimensions du livre de sa vaste et vertigineuse Histoire(s) du cinéma.

Outre ces relectures de soi et de son œuvre permises par la spécularité correctrice du remontage, existent bien entendu d’autres desseins. Ils correspondent notamment à des intentions extérieures de réappropriation et de détournement. L’iconotexte supporte en effet une activité dialogique voire polyphonique qui complique les limites de l’auctorialité. Qui crée quoi ? Que reste-t-il de l’origine des emprunts ? De quelle manière cette origine fait-elle encore trace dans la scénographie énonciative du remontage ? Dans quelle mesure le remonteur accorde-t-il de la place à celui qu’il reprend (dans tous les sens du verbe), si tant est que les éléments rassemblés portent une signature et ne soient pas directement pris aux archives des paroles et des images anonymes ? Quand Pierre Alféri monte son « film-parlant » La Protection des animaux, il extrait ses images de La Nuit du chasseur en leur imposant des distorsions ; il les coordonne ensuite avec des extraits de l’un de ses romans Le Cinéma des familles lui-même en partie influencé par le film de Laughton. Au fil des emprunts, il devient difficile de repérer l’origine et d’estimer les dettes. L’œuvre ne fait plus quelquefois la part entre ce qui revient et ce qui s’invente.

Le remonteur est un chiffonnier (Walter Benjamin). Ce qu’il récupère, pêche, extirpe, stocke, lui appartient ; il s’est établi à son propre compte avec ce qu’il prend aux autres, et un peu partout. Mais la présence des pillés n’est pas toujours tue : le ramassage est aussi quelquefois un hommage (la collecte se hisse au niveau de la collection) ; ou bien le remontage alimente la polémique et l’Autre, l’adversaire idéologique ou esthétique, est encore là, le temps au moins que le montage montre et détaille comment il peut être défait, mis en pièces.

Entre l’affiche de Picasso au service de l’appel de Stockholm et sa réplique contre-propagandiste (figs. 13 et 14), le remontage de la colombe est une citation (le pacifiste s’y reconnaît) qui attaque l’autre en tant qu’ennemi et vise sa destruction dont l’oiseau cuirassé en arme est le moyen et la métaphore.

Chronologiquement stratifiée, la position d’auteur dans le remontage, quand elle est explicite, est cependant le plus souvent marquée par un fort investissement, une reprise en  main éminemment subjective. Déroulé de citations, Histoire(s) du cinéma est un film de Jean-Luc Godard ; les plans de Duel au soleil ou du Cuirassé Potemkine y deviennent ses plans. Pour monter ses films-parlants, Pierre Alféri ne tourne rien, aucune image complémentaire : il fait tourner les images des autres. Un autre de ses films-parlants, Coincés (fig. 15), en est le résultat et la mise en abîme : Alféri enferme deux personnages d’un film d’Edward Dmytryk dans une séquence qu’il remonte ; il leur prête un dialogue de son invention et monte la scène en boucle.

 

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[8] La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes. Tome 1 : Tombeaux et testaments ; Tome 2 : Se relire contre l’oubli ? (XXe siècle). Sous la direction de Mireille Hilsum, Tome 3 : Se relire par l’image, sous la direction de Mireille Hilsum et Hélène Védrine, Paris, Kimé, « Les Cahiers de Marge »,  2007 et 2012.
[9] L. Aragon, Henri Matisse, roman, Paris, Gallimard, 1971, t. II, p. 7.