« Montage mon beau souci »
(Malherbe-Godard)
- Olivier Leplatre
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Figs. 1 et 2. Anonyme, Vertus
d’une damoiselle d’honneur, XVIIe s.
1. Définition, typologie
A l’origine des journées qui ont préparé cette publication, nous voulions qu’il soit avant tout question de montage sous l’angle des textes et des images, de leurs compatibilités, de leurs contacts. Mais, à vrai dire, parler de montage à propos des iconotextes, n’est-ce pas désigner leur mode d’agencement et leur nature même, liés par définition à l’hétérogénéité, à la greffe de médiums que pourtant ils rapprochent, bordent et tentent de rassembler ? Quelle que soit la volonté d’estomper en eux la disparate, de supprimer les hiatus et d’aplanir les tensions (à commencer par celle, fondamentale et fondatrice, du lisible et du visible), les compositions de textes et d’images, leur régime de production et de signification dépendent toujours de l’irréductible différance [1] qui les sous-tend. Leur genèse, qu’elle se rapporte au manuscrit enluminé, à l’affiche, au livre d’artiste ou au roman-photo, est toujours directement redevable aux facultés associatives du regard, de l’imagination et de la pensée, à notre désir de faire se correspondre et résonner ce qui, précisément, ne saurait se ressembler et qui même s’affronte sur le plan de la mise en signes de la présence.
Cependant, pour problématiser davantage le champ de l’enquête, parmi les opérations et les combinaisons qui engendrent les iconotextes, l’accent a été mis autant sur l’étape première de leur assemblage que sur celle, seconde, postérieure, de leur remontage.
Par remontage, on peut entendre les multiples modalités d’interventions qui se ressaisissent d’un texte et d’une image (fixe ou non) et qui les font réapparaître en les intégrant à un nouvel arrière-plan ou en les associant à un autre élément textuel ou iconique. Ces manipulations concernent l’ensemble des relations iconotextuelles, toutes susceptibles, sans exception apparemment, d’être décomposées, pour que se reforment autrement et ailleurs textes et images, comme dans un puzzle sans figure préalable et définitivement imposée. Pour cette raison que le montage présuppose et, en même temps, induit la séparation ou la séparabilité de ses parties, aussi soudées soient-elles en surface, ainsi que leur éventuelle réorganisation.
Sans doute, si l’on cherche à circonscrire la spécificité du remontage, conviendrait-il d’évaluer la proximité et les écarts avec des notions et des activités voisines : collage, citation, cut-up, mixage, sampling… impliquent une définition du montage, et avec lui du démontage et du remontage, qui insiste, selon les termes et leurs implications, sur la juxtaposition, la superposition, le heurt ou la fusion. Jean-Luc Godard, pour sa part, refuse de parler de « cut-up » et de « collage » dont les réalisations cubistes sont pourtant, aux yeux d’Adorno, à la naissance du montage [2] ; il ne conserve exclusivement que le terme de « montage » pour désigner les séquençages de son langage cinématographique, distincts d’une simple insertion ponctuelle de citations. Dans un texte intitulé « Morale du cut-up » [3], Christian Prigent étend au contraire le cut-up aux diverses sortes de redécoupages et de remixages qu’il repère à toutes les époques et dans tous les arts. Denis Roche préfère, lui, un autre mot, aux connotations d’exposition et d’accident : pour ses montages de photographies et de textes, il parle d’« accrochages ».
Au-delà du nom qu’elle se choisit, cette voie de la création a pour constantes la récupération, la reprise et la reformulation de composants préalablement coordonnés. Elle ne donne pas forme à un événement purement inaugural, conformément à une conception de l’art dont elle mène volontiers la critique. Le remontage préfère en effet à l’illusion du commencement, comme principe, une loi d’engendrement différente : celle du recommencement et du ressourcement à une origine mobile et féconde. Elle pratique la logique libre du bricolage qui, selon Claude Lévi-Strauss, s’arrange « avec les résidus de constructions et de destructions antérieures » [4] et remet en jeu des éléments récupérés. A condition que le domaine du bricolage, qui laisse supposer une part de hasard et éventuellement d’approximation, ne trompe pas sur les intentions du remonteur qui sait souvent ce qu’il veut faire et avec quels moyens plastiques, même si, dans l’ordre de l’invention, son geste peut être perçu comme expérimental et hasardeux.
L’on songe, par exemple, aux images savantes des emblèmes, régies par une conscience sémioticienne aiguë qui, loin de se contenter d’un banal recyclage des figures, n’ont cessé de produire, la plupart du temps, des compositions subtiles, inédites, originales à partir pourtant de répertoires abondamment pillés et d’échantillons sémantiques mille fois vus : remontages qui soulignent d’un nouveau jour, et comme une trouvaille, un motif pourtant rebattu ; insertion dans un montage déjà élaboré d’un détail « surnuméraire », comme le souhaitait Montaigne pour dégager l’espace d’une « petite subtilité ambitieuse » [5]… De même, les cut-ups de Burroughs et Gysin, s’ils doivent leur richesse aux jaillissements du sens obtenus par des arrangements aléatoires et hystérisants, le final cut du montage reste bien la propriété d’un acte concerté.
Parmi les déplacements obtenus par remontage, trois catégories, au moins, semblent dominer.
a. Certains remontages affectent des objets qui unissent directement textes et images dans une relation étroite et forte, comme les emblèmes ou les textes illustrés… Ces formations iconotextuelles peuvent connaître d’autres destins ou d’autres vies du fait de rééditions, de détournements, de remplois qui renouvellent ou appauvrissent leur signification et modifient éventuellement leur aspect.
Dans cet exemple du début du XVIIe siècle (figs. 1 et 2), le remplacement du texte d’un placard emblématique par un autre réinterprète une leçon de bonne civilité en sulfureuse scène érotique. L’image est identique, la forme du texte également mais le commentaire apporté est, lui, totalement contraire d’un emblème à l’autre (figs. 1a et 2a ) ; la figure est subvertie aux fins d’attaquer l’ordre moral, de dénoncer le leurre qu’est toujours plus ou moins une image et de s’amuser avec la crédulité de notre regard. Entre les deux parties de cet iconotexte, du jeu a été ménagé. Il favorise des phénomènes de réverbérations : la signification résulte alors d’une lecture croisée qui fait relire chacun des éléments l’un par l’autre.
b. A ces redistributions « endogènes », on ajoutera des cas « exogènes » de montages-remontages qui, à partir de fragments ou d’unités iconiques et textuels indépendants, les ajustent en iconotextes, apportant à chaque médium le complément, plus ou moins approprié, qu’il n’avait pas initialement.
Dans ce célèbre diptyque photo-monté (fig. 3), John Heartfield reproduit doublement le cliché du bas-relief d’une église de Tübingen :
- il offre premièrement à voir ce bas-relief selon un certain cadrage photographique ;
- cet agencement est, d’autre part, imité dans un photomontage emboîté à l’intérieur du diptyque et conçu par l’artiste lui-même. La proximité et la force de comparaison entre les deux images, par-delà les temps, sont soulignées au moyen d’une légende elle aussi créée pour l’occasion.
c. Enfin une troisième catégorie de remontages, proches de l’adaptation ou se confondant avec elle, regroupe des reconfigurations auxquelles des images soumettent des textes et inversement des redéploiements d’images effectués par des textes. Parmi les objets issus de ces transferts, ce plan de découpage en couleur réalisé par Claude Simon pour le film qu’il voulait tourner à partir de l’un de ses romans Triptyque (Triptyque obéissant lui-même, comme toute l’œuvre de Claude Simon, au principe d’une écriture de la recomposition [6]) (fig. 4). Et, pour prendre un exemple symétrique, le roman de Patrick Chatelier Pas le bon pas le truand dérive, lui, d’une des séquences du Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone. Grâce à la suspension ou bien au ralentissement du flux cinétique auxquels l’écriture soumet le film, le romancier travaille à des expériences de fragmentation des corps, d’hypertrophie des détails, d’expansion des stimulations sensorielles.
Tous ces montages-remontages présupposent une opération de démontage ou de prélèvement qui nécessite, en soi, une certaine violence exercée sur la source, son contexte et sa situation d’énonciation. Dans les cas d’objets iconotextuels préexistants, le démontage est peut-être plus incisif encore. Il s’en prend à la cohérence du premier montage, conteste sa pertinence et son intégrité, affecte son sens jusqu’à souvent le discuter et même parfois le nier. Toutefois cette mise en crise du support est dialectiquement inséparable de la puissance de proposition et de créativité que recèle le démontage. Au service du remontage, le démontage libère d’autres virtualités formelles, il dégage des re-présentations inédites, tenues en réserve et révélées par son geste. Démonter des textes et des images interroge ainsi l’autonomie et la circulation du textuel et de l’iconique, leur disponibilité à changer de rythme et de pertinence, leur faculté de bouleversement et de mutation.
2. Dispositif
L’analyse du processus de remontage oblige à évaluer la structure du montage texte-image que manie l’artiste. On aura certainement profit à l’appréhender, à la suite des travaux de Philippe Ortel [7], comme un dispositif, et plus particulièrement comme un dispositif plastique, non clos sur lui-même, non obtus, mais au contraire tourné vers son renouvellement et sa réactualisation ; ces réélaborations entraînant des modifications relationnelles entre les éléments internes (textes et images) ainsi qu’entre ces éléments, plus ou moins bien rattachés, et leur environnement. Tout iconotexte, défini en termes de dispositif, serait, à ce titre, l’état provisoire d’une cohérence et d’une identité et le contre-pied de tout systématisme ; il serait porteur en soi du mouvement et de l’énergie, par déplacements et condensations, susceptibles de l’altérer et de le recréer. A ce titre, le dispositif construit un espace non sédentaire, un territoire peut-être qui, malgré la finalité d’une certaine unité dont il déclare surtout la fragilité, dépend de lignes de fuite, de trouées et de respiration, d’échappées et d’expansions plus ou moins plausibles.
[1] « […] le mouvement de la différance (…) : mouvement "productif" et conflictuel qu’aucune identité, aucune unité, aucune simplicité originaire ne saurait précéder, qu’aucune dialectique philosophique ne saurait relever, résoudre ou apaiser […] » (J. Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil 1972, pp. 12-13 ; note 5 : « la différance restant irréductiblement différanciante et disséminante »).
[2] Th. W. Adorno, Théorie esthétique [1970], Paris, Klincksieck, 1995, p. 218.
[3] Paru dans Une erreur de la nature, Paris, POL, 1996, pp. 70-78.
[4] Cl. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 31.
[5] Montaigne, Essais, III, 9, édition P. Villey, Paris, PUF, 2005, « Quadrige », p. 964.
[6] « J’ai d’ailleurs souvent dit que mon travail me fait penser au titre du premier cours par lequel on attaque maths’ sup’ que j’ai un peu pratiqué dans ma jeunesse et qui s’intitule : "Arrangements, Permutations, Combinaisons" » (Lettre à Jean Dubuffet, 19 mai 1982).
[7] Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, textes réunis par Ph. Ortel, Paris, L’Harmattan, 2008.