« Montage mon beau souci »
(Malherbe-Godard)
- Olivier Leplatre
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Fig. 37. Coupe à figures noires, VIe s. av. J.-C
Fig. 38. H. Darboven, Kulturgeschichte
1880-1983
Figs. 39 et 40. A. Bertrand,
Le Retour de la colonne
Durutti, 1966
7. Mémoire et temps
Le remontage, quand il est créatif, est un art de mémoire ; de mémoire vivante, offerte à l’imagination, une mémoire qui puise à l’iconothèque et à la bibliothèque mentales comme au bruit et au spectacle changeant du monde. Ce musée, ces archives, ces catalogues d’où proviennent les données de l’invention et de la réinvention ne sont pas pour le remonteur des espaces de conservation. A ses yeux, l’art est mouvant s’il prétend émouvoir, surprendre, ébranler ou faire rêver ; et la création authentique ne se soustrait ni aux reprises, ni aux démembrements ni aux contradictions, même pour l’artiste qui se relit. Il n’est aucun iconotexte qui ne puisse être reconsidéré et modifié par des éléments qui lui sont tout à fait étrangers. Ce qui a déjà été créé, quelles qu’en soient la cohérence et la force, n’est ni définitif ni sacré. La mémoire du remonteur se nourrit de tout ce que la réalité et l’art lui soumettent, y compris de manière inconsciente. Alors tout devient gisement, réserve, stock, base de données ; et le montage emporte, comme un tourbillon, les formes et les vérités.
Le remontage propose une réflexion sur le temps considéré souvent aux yeux de la postmodernité dans sa dimension nostalgique, ou comme une crise historique, pour suivre Ernst Bloch dans un passage où il indique la faculté d’invention des avant-gardes :
[...] le montage arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du temps des parties qu’il réunit en figures nouvelles. Ce procédé n’est souvent que décoratif, mais c’est souvent déjà une expérimentation involontaire, ou, quand il est utilisé sciemment, comme chez Brecht, c’est un procédé d’interruption, qui permet ainsi à des parties fort éloignées auparavant de se recouper. Ici, grande est la richesse d’une époque à l’agonie, d’une étonnante époque de confusion où le soir et le matin se mêlent dans les années vingt. Cela va des rencontres à peine ébauchées du regard et de l’image jusqu’à Proust, Joyce, Brecht et au-delà. C’est une époque kaléidoscopique, une « revue » [16].
Dans la perspective d’auteurs qui n’ont cessé de les théoriser et de les mettre en œuvre au sein de leur pensée critique, comme Aby Warburg, Walter Benjamin et aujourd’hui, dans leur sillage, Georges Didi-Huberman, les opérations associées de montage, démontage, remontage rendent sensibles les phénomènes d’anachronismes et d’hétérochronies. Elles parviennent à déchirer le tissu de l’actuel, à le faire sortir de ses gonds pour intégrer ce qui appartient au passé ; et de même, elles amènent rétrospectivement à relire ce passé à la lumière du présent et tout aussi bien à le réinventer pendant que le présent lui-même bénéficie du retour de l’antérieur. Le remontage fait advenir des survivances fécondes, il traverse le temps pour en drainer le cours ou en accélérer les ondes.
On serait enclin à penser que la notion de montage convient surtout aux propositions de la création artistique moderne, influencée par l’imaginaire mécanique et notamment bien sûr par le cinéma. Mais elle réfère plus largement à la technique : le montage date des gestes de l’homme et, concernant l’association des textes et des images, il renvoie au moins à la révolution de l’imprimé et au registre des inventions typographiques qu’elle a accumulées. Révolution enrichie par l’émergence de la photographie dont le remontage se sert bien souvent comme fabrique d’images. Mais avant ces grandes inventions, le montage iconotextuel est déjà à l’œuvre dans la conception du manuscrit médiéval fabriqué à plusieurs mains et sans doute, existe-t-il, dans les temps plus reculés, bien d’autres manifestations archéologiques de cette pratique comme, parmi d’autres, les scènes et inscriptions montées en torsion sur les vases grecs que produisit l’Athènes des VIe et Ve siècles avant J.-C. et qu’Ivonne Manfrini étudie depuis plusieurs années (fig. 37) [17].
Il est certain que la modernité, par l’explosion des technologies, accroît l’horizon du remontage, en développant sans cesse le volume des ressources et en accélérant la dispersion des savoirs et des représentations. La question pourtant remonte le temps, elle conduit à dégager des dispositifs appartenant à toutes les époques et à examiner des stratégies et des processus qui traversent l’histoire en tous sens ou à rebrousse-poil selon le principe, régissant le remontage, d’un échange non linéaire des formes, des textes et des images.
Cette traversée des niveaux et des degrés de temps que s’autorise le (re)montage n’est cependant efficace qu’à l’intérieur d’un présent surinvesti : un présent, dynamisé, au carrefour des lignes de temporalité et que travaillent, en lui conférant tout son relief, les phénomènes de surprise, de déroute, d’effarement. Et un présent lui-même constamment excédé puisqu’en lui agissent d’autres distributions futures et que vient, comme une vague, écumer le passé.
Pour une artiste comme Hanne Darboven, l’occupation quotidienne de la récolte, disciplinée, ritualisée et délibérément itérative se gonfle d’excroissances temporelles dont les racines culturelles nouées aux moments du travail, prolifèrent en rhizomes. Son œuvre Darboven’s Kulturgeschichte 1880-1983 (« Histoire de Culture 1880-1893 »), colossal éphéméride, assemble près de 1589 documents sur papier et 19 sculptures (fig. 38). L’ensemble, à l’ambition extraordinaire et presque inquiétante, porte la mémoire des recherches de l’artiste. Il correspond à une technique d’écriture polymorphe du temps. Mais le résultat et sa performance défient les possibilités réelles de sa présentation. L’œuvre existe pourtant, démultipliant, par sa réception problématique et sa spectacularisation ouverte, la diffusion de ses signes. Contrainte par les conditions d’exposition, elle les force cependant, transformant l’espace en son lieu, en son habitat. Aussi est-il question d’entrer dans le temps, à la fois en référence aux arts mémoriels qui en ont, depuis Quintilien, élaboré la métaphore en proposant des architectures et des parcours pour loger les composants de la mémoire, et comme un anti-art de mémoire puisque l’immensité du projet ne cesse de déboussoler le temps et d’affoler les combinaisons. Rien là de fixé, sinon des accrochages de réseaux infinis, et toujours partiels.
8. Une autre idée de l’œuvre
« Dans sa lutte fanatique contre l’œuvre d’art, c’est par le montage que le dadaïsme s’est allié à la vie quotidienne » [18]. Le remontage oblige à repenser ce qu’est une œuvre et notre situation de lecteur-spectateur. Selon quels critères un remontage est-il précisément une œuvre ? Quel autre regard exige-t-il ? Le désir artistique qui étaie le remontage est une double réponse à l’ordonnancement ordinaire des choses et aux impératifs esthétiques. Le remonteur oblige l’ordre au désordre, il rompt l’harmonie ou, du moins, il la fait éprouver avec provocation comme provisoire. Il a de l’audace, il prend souvent des risques, tente l’aléatoire, essaie des versions, et voit ce que ça donne. Il peut inventer des formules esthétiques parfois totalement inédites puisqu’il déplace les frontières des langages et des modes d’expression. Le remonteur ose sonder des potentialités formelles jamais encore envisagées en prenant de biais les genres ou en s’intéressant à des genres marginaux, en tout cas suspects institutionnellement, dont il exploite la liberté : l’affiche, le photomontage, le roman-photo, le tract politique, la bande-dessinée...
De même, parmi les moyens pour faire œuvre autrement, le remontage recourt-il sans hésiter aux matériaux pauvres : rebuts, haillons, résidus iconiques et textuels cueillis un peu partout jusque dans la rue où Annick Blavier, en flâneuse baudelairienne, entend les rumeurs du monde qui l’inspirent. Pierre Alféri parle de « déchets » pour les sections d’images qu’il monte, ralentit, répète. La bande dessinée situationniste d’André Bertrand Le Retour de la colonne Durutti (figs. 39 et 40) apparaît, sur ce même registre, comme une mosaïque de tessons visuels, au statut esthétique totalement disparate : dessin du cheval de Troie, photos issues de la revue Positif ou de Paris-Match, scènes de vie quotidienne d’enfants, photo de brosses à dents, portrait de Ravachol, peintures de Delacroix ou de Goya…
Mais compte surtout pour le remonteur le pouvoir d’associer des pièces dont la valeur est a priori contrastée ou qui semblent incompatibles, puisque le remontage est autant invention que disposition et qu’il préfère le composite à la composition. « Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l’image démontrent qu’entre deux éléments, d’origines aussi étrangères que possible, un rapport s’établit toujours », écrit Guy Debord dans « Mode d’emploi du détournement » en 1956. L’on pense à la manière dont Pierre Reverdy, au cœur des théories surréalistes, évalue la métaphore et plus largement les opérations imageantes à la source de la poésie comme un défi audacieusement lancé à l’éloignement spontanément ressenti entre les réalités là où, au contraire, le lyrisme, à l’affût des grandes circulations qui irriguent l’univers, perçoit des sympathies, des correspondances, des rapports insoupçonnés et féconds. La force d’émotion, à laquelle se consacre exclusivement le poète, dépendra ainsi de cette énergie de rapprochement, de concentration et de commotion qui ressoude, par la vertu rafraîchissante de l’analogie, les bris du monde et qui permet au moi de retrouver en lui des moments d’unité et d’inventer, au gré des rencontres affectives, des modes inédits de communication avec autrui. L’écart, le sentiment premier de l’irréductible auront ainsi été les conditions de l’embrasement, du rayonnement ou de la montée de sève poétiques (selon des images employées par Reverdy lui-même). Le travail du poète, ce « transformateur de puissances » [19], est finalement proportionnel à la distance initiale qui distend le réel et qui alimente, à condition qu’intervienne la conscience créative, « une riche efflorescence de sentiments esthétiques » [20]. « L’image », pose Reverdy dans un texte fondateur qui introduit le numéro 13 de la revue Nord Sud, « est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique ».
Enfin, dernière dominante du remontage, son travail a toujours plus ou moins tendance à s’exposer à l’intérieur même de ses créations. Les remontages entrent dans la liste des œuvres ouvertes et, à ce titre, ils s’apparentent souvent à des formations plus qu’à des formes. Résultat et, d’un même mouvement, processus inachevé, Histoire(s) du cinéma est conjointement un autoportrait de Godard en monteur/montreur et un film monté. Les découpes brutes et les assemblages visibles des tirages d’Annick Blavier préservent le souvenir de l’emprunt et du collage ; l’artiste fait trace de ce que ses gestes ont accompli dans un équilibre précaire entre la volonté de reconstitution et la certitude mélancolique des défaillances de la mémoire grevée d’absences. L’art se montre pour ce qu’il est, dans sa force d’intention ; il ne cherche pas à naturaliser son passage et ses processus, son intervention ne doit pas disparaître puisque précisément cette intervention est ce dont le remonteur exprime le pouvoir et les effets.
[16] E. Bloch, Héritage de ce temps, Paris, Payot, 1978, p. 9.
[17] I. Manfrini, « Mise en vase, mise en torsion », Images Re-vues [En ligne], Hors-série 1, 2008, mis en ligne le 1 février 2008, consulté le 2 mars 2016.
[18] W. Benjamin, « La Crise du roman. A propos de Berlin Alexanderplatz de Döblin » [1930], dans Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, Folio, p. 192.
[19] P. Reverdy, Le Livre de mon bord, Paris, Mercure de France, 1948, p. 53.
[20] P. Reverdy, Le Gant de crin, dans Œuvres complètes, édition d’E.-A. Hubert, Paris, Flammarion, 2010, vol II, pp. 560-561.