« Montage mon beau souci »
(Malherbe-Godard)
- Olivier Leplatre
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Fig. 16. P. Alféri, Coincés, 2002
Fig. 17. R. Prince, Untitled (cowboy), 1989
Fig. 18. R. Prince, New portraits, 2014
Fig. 19. Suicidegirls, Richard Prince suicidegirl
prints, 2015
4. Sens et cliché
Le résultat du remontage aboutit à des changements de signification, de plus ou moins grande ampleur. Il conduit en particulier à défaire, à déjouer ou à déconstruire le sens premier et à effectuer de nouveaux choix stratégiques. Il s’accompagne d’un déplacement de la perception et des habitudes que le regard a pu adopter ou dans lesquelles on a voulu le retenir. Les interventions sur les textes et les images qui démantèlent le premier lien qui les a resserrés viennent donc se confronter au déjà-vu et au déjà-lu (et même au trop-vu et au-trop lu). Elles entendent, avec plus ou moins d’ironie et de subversion, dérouter le familier et résister à la tentation du cliché, avant que textes et images ne se sclérosent, et qu’ils ne soient récupérés par l’idéologie. A moins que l’artiste n’intervienne après coup, quand l’idéologie a marqué l’iconotexte et en a fossilisé le discours. Pour certains artistes, le médium publicitaire est évidemment exemplaire de cette préhension de l’image par la parole au service de l’opinion et de sa mutation en message. Reste, comme s’y emploie parmi d’autres Barbara Kruger, à s’accaparer les représentations imposées (sans nécessité d’en créer d’autres puisque c’est aux icones qu’il faut s’en prendre), à remplacer les messages et à résister contre l’univocité des images contraintes, en rapprochant par cette désaliénation plastique revendications esthétiques et politiques.
Le remonteur est confiant dans l’inépuisable. Il se sent la force de revitaliser la signification, de l’empêcher de rester lettre morte et de se forclore. Toute œuvre déjà constituée, même s’il la critique ou la refuse, est pour lui promesse de possibilités stimulantes qu’il s’assigne pour tâche de libérer et de faire affleurer. Pour Jean-Luc Godard, la citation est une substance, un organisme vivant ; les manipulations graphiques et sémantiques qu’il invente sont les preuves de l’inépuisable réserve des mots alors même que la citation, dont l’usage est chez lui compulsif, fait courir le risque du figement. Or, il s’agit pour Godard de résister à la législation du sens, de subvertir ses diktats et de miner les codes formels. Il expose l’univers des idées et des images à l’ébranlement de la reprise et des mises en contact avec une extériorité (images autres, autres citations) destinées à réveiller en lui une infinité a priori de ressources.
Le remontage regarde du côté de l’étrange, du troublant, du bizarre surgis des dislocations et des réagencements. Dans sa Berceuse de Broadway, Pierre Alféri réutilise une séquence de Gold diggers of 1935 de Busby Bekerley, mais il retire à la comédie musicale sa bande-son (fig. 16) ; il la ramène à un curieux état de film muet pendant que défile en sous-titres la traduction de la chanson non entendue à laquelle succèdent assez vite des extraits d’un texte d’Alféri, Chercher une phrase. Les citations de ce texte, en apparence très étranger au film, ménagent pourtant avec lui des frôlements, des battements sémantiques. Ces contacts sont d’autant plus intenses qu’ils sont fragiles, éphémères, opaques souvent, mystérieux, vaguement indéchiffrables. D’autres voies d’expression l’emportent ici ; elles tiennent de l’association des idées et des sens, du flottement ou du choc des analogies, et des errances de la rêverie. Le remontage, dans ces conditions, obéit aux étonnements de l’agglutination vagabonde et il accentue le pouvoir émotif des signes, le choc des « attractions » dont parlait Eisenstein, réalisable grâce à la ténuité de la métonymie ou à la fusion pathique de la métaphore.
Pour qui croit en eux, avec une forme d’énergie enfantine, le démontage et le remontage travaillent aux bouleversements : des matériaux, des affects, du sens. Ils s’en prennent aux entraînements de l’opinion commune et aux pensées attendues ; ils font acte de « résistance », si l’on veut bien reconnaître dans ce mot, avec Deleuze, une sorte de transcendantal de toute création, moins création en ce sens que dé-création, remise à plat (le plat de la table), re-jeu, fidélité à son propre rythme et à la volonté d’imposer un nouveau souffle à la vie des matériaux, des affects, du sens.
A moins que le démontage dominé par le diktat ou la supercherie du remontage, n’en vienne à immobiliser le procès de la signification, en la forçant, en la rappelant à l’ordre, en la recadrant. Il n’est effectivement pas toujours certain que les productions iconotextuelles redonnent aux supports une plus-value de sens. Le remontage peut tout aussi bien réduire leur portée, les mettre au service de la propagande ou bien simplement leur faire perdre la puissance d’expressivité qui avait présidé à leur assemblage originaire. Si les remontages ravivent souvent les matériaux qu’ils réajustent, on n’oubliera pas les cas où ils les affadissent, les embrigadent avec mauvaise foi et cynisme ou les vident de leur justesse en épuisant intentionnellement ou non leur valeur symbolique par un excès d’usage. Dans le livre pornographique illustré du XVIIIe siècle, les remplois d’images, qu’elles soient à l’identique ou qu’elles résultent de la simple imitation, contredisent l’idée que l’illustration serait destinée à rafraîchir la lecture et lui suggérer d’autres interprétations. Au mieux, ils aident à immobiliser des clichés en jouant avec gaieté de la répétition et en soulignant dans l’œuvre même le retour d’une topique commune au genre ; au pire, ils se contentent de faire bégayer le désir par paresse imaginaire ou intérêt marchand, jusqu’à la lassitude.
Le cas de certaines productions de l’art contemporain (postmoderne ?), dans le sillage des coups de force esthético-économiques de Marcel Duchamp, pose la question, parfois assumée par les artistes eux-mêmes, de la frontière entre performances véritablement artistiques et simples jeux de reprise dont la visée critique, narquoise ou parodique finit, à force de se répéter sans jamais intervenir profondément sur les médias employés, par en relativiser et en affadir la portée. La carrière de Richard Prince est à ce titre exemplaire. Le photographe américain s’est notamment spécialisé, au fil des années, dans le remploi et la réappropriation libre d’images détachées de toute appartenance. Défiant le droit d’auteur et la propriété intellectuelle (jusqu’au risque du procès), l’image photographique n’est plus pour lui écriture singulière de la lumière dans un regard, mais support malléable, point de départ, sans origine et sans originalité, d’une circulation tautologique dont il gère à son profit le flux, et de fait à des hauteurs de vente record (montants qui, malgré la mort de l’auteur, lui reviennent bel et bien en tant que signataire de ses œuvres…). Photographies (ou re-photographies) du cow-boy Malboro (fig. 17), sorties de leur contexte, abandonnées par son slogan et ainsi converties en contre-mythes d’une virilité dérisoire (la perte d’aura de la légende étant alors associée à la perte d’aura du support lui-même) ; captures d’écrans tirées du feed Instagram et exposées à la galerie Gagosian en novembre 2014 (fig. 18)… : ces actes hésitent entre distanciation salutaire et marchandisation d’une marque de fabrique, entre interprétation et vertige de la copie à la limite de l’authenticité et de l’imposture dont Platon avait déjà relevé l’oscillation dans le geste de l’art (on s’amusera de la réponse des Suicidegirls proposant à la vente les mêmes panneaux que la galerie Gagosian à des prix discount : 90 dollars au lieu des 90 000 demandés par Prince ; mais les soldes soutiennent aussi le marché…) (fig. 19). Le concept se trouve alors presque exclusivement absorbé dans les opérations de décalque et de recadrage (recadrage de l’image éventuellement retouchée et/ou réinstallée dans un autre contexte) et cette conceptualisation, cynique ou facétieuse (mais ce sont les versants d’un même désenchantement), prévaut systématiquement sur la confrontation directe, non d’abord mimétique, avec le matériau. Le travail est résolument minimal et revendiqué comme tel puisque l’intention doit aller jusqu’à l’emporter sur le résultat. Cette utilisation du montage-remontage amène inévitablement à se demander (ce doute souvent mis en scène par les artistes eux-mêmes finit par interroger la qualité de leurs réalisations) où situer la frontière entre la subversion et le conformisme, entre la dynamique de l’œuvre porteuse d’une vision, fût-ce par le biais du déjà-vu, et la déperdition des niveaux, des textures, des potentiels sur le terrain de l’économie toute-puissante de l’art ou plutôt de la toute-puissance mercantile de l’entreprise esthétique dominée par le musée et la galerie au service des lois du marché.
5. Intervalle
Le lieu du remontage est la zone de rencontre du texte et de l’image, lieu de pli et de faille, de contact et de contraste, de respiration ou de fermeture. Le montage et le remontage, comme Eisenstein le pensait pour le cinéma, sont des arts de l’intervalle : hiatus, interruption, césure, blanc, ligne, lisière, borne ou frontière.... Sans l’intervalle qui distribue les emplacements et donc la valeur, qu’on ait la volonté de l’estomper ou qu’il saute aux yeux, le remontage ne signifie rien, rien d’autre. Là, s’effectue, s’anime ou selon le mot de Bresson « s’entre-tient » le dialogue du rapprochement et de l’éloignement ; là, se développent les modalités du passage d’un médium à l’autre, que ce transit soit absolument contrôlé, concerté pour ne « plus répondre », comme l’écrit Eisenstein, « au banal ordre des choses » [10], ou qu’il soit abandonné en partie au hasard.
Parfois, le remonteur tire un trait d’union, il consolide la relation. Dans cette illustration du Candide par exemple (fig. 20), le texte de Voltaire, découpé en une citation frappante, est renforcé par l’image avec laquelle il est monté, pendant que l’image elle-même se charge d’intensité grâce à une légende qui paraît la désigner directement (« c’est à ce prix ») et ainsi la spectaculariser.
Ailleurs, le rapprochement du texte et de l’image relance le sens, en le court-circuitant et même parfois en l’obscurcissant ou bien, simplement, il produit les tensions nécessaires à l’ébranlement émotif et à l’étonnement intellectuel que le montage et le remontage souhaitent souvent stimuler. Le remonteur investit l’intervalle pour faire jaillir de l’inédit ; ainsi s’entendent d’autres silences et se dessinent d’autres blancs, où se perçoit sur le fond d’une angoisse de l’empêchement, de l’impossible raccord et de l’impuissance, la volonté d’enrichir notre perception et notre compréhension, pour faire confiance en la réactualisation, sans limite, de notre désir de signifier.
Une partie du travail de la plasticienne Annick Blavier se tient dans cet espace, resserré en espacement, dont elle prend soin de préserver le signe brut (figs. 21 et 22). Aménagés en vue de l’image, ses textes sont extraits de journaux, dans la tradition du collage cubiste, à la façon de Braque ou de Picasso, chez qui la coupure de journal, arrachée à n’importe quelle rubrique, s’exhibe outrageusement sur l’espace sacré de la toile et y tombe comme un accident de la modernité. Pour Braque cependant – et il en est de même pour Annick Blavier –, la disparate ne persiste jamais comme une différence inassimilable ; au contraire, les morceaux de journaux découpés, bien que ne cachant jamais leur provenance, parviennent à s’intégrer plastiquement à la toile ou au papier et à rimer, en une composition redevenue évidente, avec les autres éléments proches (la boucle du « e » du titre tronqué d’un journal redessine par exemple une bouche prête à fumer une pipe, pendant que les lignes typographiques rejouent la petite fureur des simples traits au crayon...). L’outrage initial contre le support classique de la peinture se change en une heureuse harmonisation, chromatique, texturale, et telle est finalement l’audace de l’intention : non pas heurter le pictural mais le redécouvrir partout à l’œuvre dans les créations de la modernité, même les plus banalement quotidiennes comme celles fournies par le journal.
[10] S. Eisenstein, Réflexions d’un cinéaste, Moscou, Editions en langues étrangères, 1958, p. 151.