En 1916, Rodin reçoit une commande pour honorer la mémoire de la défense de Verdun et propose de faire agrandir L’Appel aux armes, le projet de monument à la gloire de la défense de Paris réalisé en 1879. Loin de tout engagement politique, il n’en est pas pour autant indifférent aux répercussions de l’Histoire sur le milieu culturel. Les cathédrales sont un lieu qui, plus que tout autre, rassemble à la fois ses ambitions et ses inquiétudes. Lorsqu’en 1914, il décide de publier ses pensées et notes de voyages dans un recueil intitulé Les Cathédrales de France, il offre un témoignage capital qui a valeur de testament. Depuis son premier voyage en Belgique en 1871 où il réalise divers travaux de décoration architecturale, puis sa découverte décisive de la cathédrale de Reims avant d’atteindre l’Italie en 1875, il part régulièrement à la rencontre des édifices et des châteaux de nos provinces. Il se laisse toucher par l’art roman ou gothique et par celui de la Renaissance. Ses esquisses de Blois, Dijon, Sens ou Toulouse s’inscrivent parmi les dessins architecturaux laissés en héritage : « Le dessin de tout côté, en sculpture, c’est l’incantation qui permet de faire descendre l’âme dans la pierre » [31]. Et ceux des cathédrales visent le relief, les jeux d’ombres et de lumières évoqués par l’annotation fréquente, l’étude de la ligne et du plan. Le détail de l’édifice – piliers, voussures, moulures et contreforts – l’intéresse plus que l’ensemble car il préexiste au dessin du fragment, voire de la figure. C’est ainsi que l’on peut lire sous sa plume :
Le monstre ressemble/en son ensemble/à une pyramide ciselée/Cet écroulement/de beauté/comme la montagne/dans les Alpes/superposant sur/les maisons/la cathé ainsi surplombe/l’éclair de la rosace/qui se prolonge/en bas jusque à la/galerie horizontale [32].
Rodin intervient dans la transcription pour corriger monstre au profit de cathédrale, ainsi qu’entier à la place d’ensemble. Il faut donc lire : « La cathédrale ressemble en son entier à une pyramide ciselée ».
A Mantes, « bête immense à mille pattes » [33], à Nevers, telle « l’échafaudage du ciel » [34], à Amiens, « c’est une femme adorable, une Vierge » [35], la cathédrale, où qu’elle se dresse, est l’incarnation de la beauté dans l’harmonie des formes : « Vue de trois quarts, la cathédrale de Reims évoque une grande figure de femme agenouillée, en prière. C’est le sens que donne la forme de la console. Du même point de vue, j’observe que la cathédrale monte comme des flammes… » [36]. Le feu n’est plus une métaphore lorsque le 19 septembre 1914, les bombardements allemands sur la cathédrale de Reims ne laissent plus qu’un amas de ruines : « C’est comme la foudre qui touche les arbres Reims/Guerre/Allemand/la beauté n’est pas immortelle comme nous/Il faut la refaire constamment » [37] (fig. 5). Rodin développe sous sa plume un véritable plaidoyer pour la défense des édifices, interprétant à sa façon le conflit et surtout les dommages qu’il engendre aux dépens de la Nature-mère à laquelle son art obéit. Sa prise de conscience est violente : la guerre est une rupture avec l’origine. « Comme un incendie/quand le monde ignorant/casse ses grands hommes, ses forces/quand le barbare arrive/c’est le moment pareil/quand la cathédrale flambe/quelle prophétie, tout est annoncé […] » (fig. 6). Et il poursuit :
Le feu est terrible on /voit son appétit/sur la cathédrale/dieu ne la secourt pas/c’est le châtiment c’est/nous qui en avons besoin/tout le monde l’a dédaigné/elle brûle maintenant ici le feu est prisonnier/sous sa carapace de cendres/sous cette écorce de cendres grisâtres/sous l’amas des fumées qui va au ciel/qui monte le long/du talus/des filets de flamme/par moment/les cheveux de la fumée/cette couleur du soleil/dans le brouillard/plusieurs rouges/là le feu s’éveille/Ce ruban/la fumée qui se couche/et se sauve [38].
Dieu est impuissant lorsque l’homme s’empare avec fracas de tous les symboles du recueillement et de la beauté pour mieux les détruire. « Pour chasser les barbares il faut utiliser toutes nos énergies », écrit Rodin le 17 mai 1916, un an avant sa mort :
Cathédrales, demeures moyenâgeuses, beffrois audacieux, architectures inspirées, sculptures éloquentes, on n’avait pas pour vous, avant cette guerre, tout le respect admiratif toute l’affection dévotieuse qui vous étaient dus. Trop souvent de mains profanes sous prétexte de restauration ont offensé nos monuments. Trop de passants indifférents ou incompréhensifs frôlèrent leurs murailles, leurs piliers, leurs socles… La guerre, la guerre des barbares, nous aura rendu la conscience de ce que nous devons à l’Art original de la terre française [39].
Les dégâts soulignés dans l’un de ses rares textes militants dénoncent la puissance des canons, au même titre que l’incompétence des dits « spécialistes » qu’il juge étrangers à l’authenticité de l’art. La cathédrale est l’habitacle d’un Dieu dont la seule religion est la quête d’un art sans aspérités : « Il n’y a plus de religion/mais il y a une vérité/je souffre pour elle » [40]. Cet aveu dénué de toute ponctuation domine tout le projet esthétique de Rodin, mais autant ce dernier se réclame des Anciens, autant il refuse d’accorder sa confiance aux « révolutionnaires d’architecture » [41] ou à « ces architectes désorbités » [42] qui ne ressentent pas l’urgence de restaurer les cathédrales dans le respect de la pureté du style : « je sais bien que Caen/capitale des arts/autrefois reçoit des ordres/de Paris/de révolutionnaires d’architecture/qui recollent/tout sensément/détruisant d’une manière certaine, ils étouffent/les monuments » [43]. Les restaurateurs ne font, selon Rodin, qu’anéantir la lumière du passé qui émane des chefs d’œuvre de l’art gothique, véritable enseignement pour l’avenir.
L’espace de la création, ancré au cœur de carnets discontinus, renvoie à une poétique unique : la pensée de Rodin n’est jamais close, mais plutôt libre de tout carcan. Elle semble ne pas s’inscrire dans le temps, témoignant de l’histoire personnelle et collective. Sans s’épancher, il prouve sa capacité d’introspection à faire émerger les motifs relatifs à l’art du vivant. La destruction des cathédrales vient s’opposer tragiquement à ce qui fut l’enjeu de son œuvre : donner une forme sculptée au réel. Cette entreprise démesurée répond à la nature passionnée du sculpteur en quête d’authenticité. Au-delà de son désir, l’artiste-auteur, l’écrivain-créateur aura fait de son écriture le témoignage de son travail, malgré les biffures et les hésitations : elle en annonce la singularité, en transmet la genèse, le poids, les doutes jusqu’à ce que l’œuvre n’appartienne plus à son créateur lorsque le tiers spectateur s’en empare. Tous les regards convergent finalement vers ce qui revient à une quête de l’origine – celle de la création. Son écriture confirme son attention permanente aux évolutions de son époque, son don d’entrer en dialogue avec ce qui fit autant le progrès que l’inquiétude d’un monde sur le seuil de la Première Guerre mondiale. Son œuvre est bien l’expression d’une double dynamique : entre vivre pour son art et créer pour vivre se situe son « écriture-témoin », une écriture visuelle qui laisse la trace du vécu et sert de médiation à son geste de sculpteur. Si l’art est à la fois une finalité et un état en soi, il trouve dans l’écrit une étape. « Le travail n’est pas toujours beau ni bon mais il montre que l’on a fait un effort qui rectifié sera l’art même » [44] affirme-t-il.
Rodin écrivain renvoie le profil d’un artiste qui sait réunir plusieurs modes d’expression artistique en montrant leur complémentarité. La quête de la démesure en est le facteur commun : le volume, la perspective s’appliquent au corps humain comme à tout édifice ou détail du groupe sculpté. Mais le principe de l’inachevé signe la perfection de l’artiste, semblable aux interstices de sa pensée : les carnets d’Auguste Rodin revisitent la nature, peut-être la valeur, du carnet d’artiste, s’éparpillent au rythme des intermittences du « dire-vrai » mais contribuent à fédérer tous les aspects techniques et sensibles qui font la richesse de son œuvre sculpté.
[31] A. Rodin, Les Cathédrales de France, Op. cit., p. 301.
[32] Carnet 56, f° 1 recto.
[33] A. Rodin, Les Cathédrales de France, Op. cit., p. 209.
[34] Ibid., p. 213.
[35] Ibid., p. 217.
[36] Ibid., p. 233.
[37] Carnet 60, f° 25, 1912-1913.
[38] Ibid., f° 5-6.
[39] Publié dans Le Journal, 17/05/1916, recueilli dans A. Rodin, Faire avec ses mains ce que l’on voit, textes réunis par Jean-Paul Morel, Paris, Editions Mille et une nuits, 2011, pp. 116-120, p. 119.
[40] Carnet 57, couverture, le 9 mars 1913.
[41] Carnet 59 : Livre bleu n°300, f° 6, refait le 1er septembre 1913 par « Juliette ».
[42] Ibid., f° 40.
[43] Ibid., f° 6 verso.
[44] Carnet Quaderno n°25, f° 47, 4 avril 1915.