Les carnets d’Auguste Rodin :
une poétique du geste

- Isabelle Mons
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Fig. 1. A. Rodin, Carnet 58, 1913

Fig. 2. A. Rodin, Carnet 58, 1913

Fig. 3. A. Rodin, Carnet 58, 1913

Chaque carnet fait d’abord l’objet d’une transcription annoncée sur sa couverture (fig. 1). Les notes sont prises dans les deux sens de la page, à l’horizontale et à la verticale. Sur la deuxième de couverture (fig. 2) apparaît la spontanéité de l’élan d’écriture. Le jaillissement de mots traduit cette mise en forme de la pensée instinctive : on constate le passage de « l’extérieur de la cathédrale » (barré à gauche) à « l’intérieur de la cathédrale ». Sur la page de garde, une liste de noms rayés est dominée par l’intervention du secrétaire-transcripteur : « Dans les réparations/on retire le modelé ».La graphie est rapide et décousue. La grossièreté du trait rappelle la position debout du scripteur. Urgence de l’écriture, hésitation du créateur ?

Ensuite la lecture du carnet s’oriente suivant une écriture à plusieurs mains. Il convient de commencer par la page de droite (fig. 3) où Rodin a consigné : « Les yeux fermés de plaisir se relèvent/Les paupières battent comme les ailes d’un oiseau/Le plaisir et la mort des prunelles apparues blanches » [10]. D’après ces trois assertions, l’on devine l’objet-spectacle devant lequel le sculpteur devait certainement se tenir. Ces notes sont l’issue d’une observation, formulées avec ou sans respect de la syntaxe, révélant l’écriture de Rodin comme un passage, une médiation réinterprétée du réel. Naturellement on peut s’arrêter à cette page en faisant abstraction de la transcription (à gauche) du secrétaire. Or en vérifiant le contenu, qu’il soit erroné ou non, le sculpteur barre le mot transcrit pour en proposer un autre complètement étranger au mot initial. C’est peu dire l’égarement du lecteur qui se retrouve en présence d’une double voire d’une triple écriture, lorsque Rodin se livre à la vérification de la transcription et la corrige d’autorité. Il inverse la syntaxe, raye « les paupières battent » ainsi que « le plaisir » pour formuler la phrase : « Comme les ailes d’un oiseau, les paupières battent humbles ou la mort des prunelles > couleur < apparues blanches »,achevée par « pays refermé », écrit, barré et rajouté. La transcription sert de tremplin à la réécriture du texte initial, support uniquement provisoire car empreint de trop d’émotions. L’intervention du secrétaire seconde le sculpteur dans l’achèvement écrit de sa pensée. Les mots semblent être mis bout à bout, jetés sur le papier en vue de traduire l’impression d’une atmosphère plutôt qu’une réflexion aboutie. L’impulsif l’emporte sur l’intellectuel, et l’on peut s’étonner de la graphie aux volumes changeants, envahissant la page pour mieux traduire l’immédiateté de l’idée. Rodin semble soumis à une ivresse face à ce qu’il voit. Le temps paraît fugace : aucune phrase n’est achevée. Les groupes de mots sont auto-corrigés, comme si Rodin, avec une grande liberté de ton, cherchait à atteindre la perfection de la scène à laquelle il assiste. Ils traduisent une pensée scandée que le travail de la matière permet de rassembler. Jouant un rôle de passerelle, ils conceptualisent l’émotion. L’écrit devient ainsi le relais du visible. L’interaction du mot et du visuel s’articule autour d’un fragment de pensée qui rend compte de l’objet. Inversement le verbe conduit au mouvement, le plus souvent accompagné d’un croquis mais il arrive qu’il anticipe le geste créateur. Cette relation unissant texte et graphisme trouve chez Rodin un écho particulièrement saisissant dans la mesure où son écriture est à elle seule un élément graphique. Elle possède non seulement une valeur littéraire mais aussi une valeur esthétique. Le carnet serait-il une œuvre d’art ?

De plus, l’écrit heurte les principes fondamentaux du témoignage. Dans la sphère de l’espace-temps, l’enjeu s’en retrouve faussé. Le carnet ne contient chez Rodin aucun passage rétrospectif, le souvenir semble aboli mais le statuaire affirme un regard spéculaire sur lui-même à travers sa création, autorisant le lecteur à entrer dans la genèse de son œuvre. Si l’écrit peut être perçu comme un espace médian, l’artiste y livre un récit aux notes incontestablement lyriques, prenant la forme de vers libres. L’expression de son ressenti est parcellaire et même la lecture la plus attentive ne conduirait pas à une interprétation définitive. D’ailleurs faut-il la chercher ?

L’enjeu de l’écrit est donc de constituer une toile où Rodin laisse l’empreinte de son expérience du réel. Lui-même n’y définit pas des règles stricto sensu. Il se laisse aller à exprimer tout ce qui l’inspire, au fil de la plume, et se concentre sur le non-visible, l’indicible, le non-palpable, par opposition à l’invisible qui a valeur d’espace imaginaire. L’intermédialité se situe bien là, à la frontière des genres, tandis que le verbe précède le travail de la matière (observations, annotations) ou lui succède, voire le remplace en cas d’échec (le Balzac). L’écrit a aussi permis à Rodin d’atteindre ce que la sculpture a pu lui refuser : l’expression de son intimité propre. Ses carnets contiennent le miroir d’une pensée personnelle. Les mots jetés à l’état brut sur le papier forment une écriture non-figurative dont la graphie contraint le lecteur à un scrupuleux déchiffrement. Un discours intime s’enchevêtre au carrefour d’une poétique de la création et du récit de vie. Ecrire révèle finalement l’humanité que Rodin défendait dans son testament artistique. L’œuvre sculptée, en restant inachevée, fait certes écho à la Nature-mère qui reste l’inspiration première de sa création. Mais son écriture est l’espace autobiographique – inconscient – de la création, et le crayon accompagne le geste.

 

L’écriture, miroir de la sculpture

 

L’écriture serait-elle l’espace d’une résistance aux possibles manquements de la sculpture ? Elle est d’abord l’écho d’un appel intérieur qui demande au créateur de se rapprocher, par le travail de la matière, au plus près de ce qu’il éprouve. L’écrit est-il l’invention du geste sculpté s’il l’anticipe ? Les dessins furent déjà l’objet de nombreuses études tandis que l’analyse de son style reste un vaste champ de recherches en friche. S’interroger sur « Rodin écrivain » pose les paramètres d’une poétique qui renouvelle la lecture de son art. L’écrit est un prétexte à ce qui va être sculpté et acquiert à son insu les atouts de la matière lorsque Rodin s’en empare : sa force, sa brutalité, sa sensualité aussi. Ainsi s’ouvre une nouvelle grille de lecture de sa création et le logos devient le laboratoire de son art. Ses carnets, mais aussi ses notes et ses brouillons, restent des écrits fondamentaux formant un ensemble désorganisé. Sa graphie décousue offre un système de signes propre à l’univers rodinien : l’artisan écrit par à-coups, avec la même émergence pulsionnelle que celle de son geste face à l’œuvre en train d’être sculptée. Rodin l’écrivain fait éclater les structures traditionnelles du livre.

Dans les années 1930, Jean-Paul Hippeau, archiviste collaborant sous la direction de Georges Grappe, s’est emparé des brouillons en vue de la publication des Cathédrales. Il a cru bon de classer l’ensemble des domaines abordés : les Cathédrales et les discours, les mélanges, l’Antique, Michel-Ange et Le Bernin, les paysages et jardins, la Belgique et les modèles, l’Italie, autant d’axes favoris du sculpteur que l’on considère comme un développement des aphorismes écrits en vrac dans les carnets. On ne détient aucune preuve selon laquelle Rodin écrivait tous les jours. Pourtant, sans être diaristique, l’écriture est régulière voire fréquente. Elle obéit à ce besoin d’introspection qui encourage Rodin à se choisir parfois pour sujet.

 

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[10] Carnet 58, f° 19, transcrit le 12 avril 1913.