Les Carnets d’Auguste Rodin :
une poétique du geste

- Isabelle Mons
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Envers et contre l’écriture

 

Le rapport à l’écriture est biaisé depuis la petite enfance tandis que le jeune Rodin, né en 1840 dans une famille peu fortunée, souffre d’une forte myopie. Lire et écrire représentent les étapes douloureuses de son apprentissage tandis que l’art est lié à ses premiers plaisirs esthétiques. Il suffisait d’une boulette de pain pour qu’elle prît la même forme que l’argile plus tard : un objet modelé entre les doigts étonnamment habiles d’un enfant. La révélation de l’écriture eut lieu à l’occasion d’une composition française sur L’Avare de Molière : il eut son oncle pour modèle, Jean-Hippolyte-César Rodin, directeur du pensionnat de Beauvais où il avait été admis. Au contact de ce dernier, le jeune Rodin développa un don d’expression verbale. Les années 1850 sont parisiennes et l’adolescent se réfugia fréquemment à la future Bibliothèque Sainte-Geneviève. Son amour de la littérature se porta sur les poètes (toute sa vie, Dante et Baudelaire exercèrent sur lui leur influence), sur les anciens auteurs français et sa vie le mit en présence des plus grands écrivains du XXe siècle. Rodin est d’ailleurs connu pour ses liens avec le monde littéraire, lequel lui a inspiré des œuvres contestées (Balzac, Victor Hugo), et qui lui a valu des « liaisons dangereuses » (Zola, Rilke) ainsi que des amitiés fidèles (Mirbeau, Daudet, Mallarmé). Sa correspondance ouvre sur le large panorama de la vie culturelle et politique de l’Europe fin de siècle et ses relations avec la presse sont telles qu’entretiens et interviews restent des écrits fondamentaux, éclairant les fondements et les enjeux de sa créativité. Cette empreinte de l’écrit sur son art est donc indéniable. Au crayon s’oppose la matière.

Lorsque Rodin entre à la Petite Ecole, son maître Horace Lecoq de Boisbaudran lui enseigne l’une des clés qu’il mettra en œuvre tout au long de sa création : regarder un objet, en fixer l’image dans son esprit, le dessiner sans revenir au modèle. La Nature reçoit les regards curieux du sculpteur en mal de reconnaissance et restera toute sa vie le cadre de son épanouissement sensible, charnel et esthétique. A la rationalité du dessinateur, s’ajoute le ressenti : « être homme avant d’être artiste » [8], n’est-ce pas là la devise qu’il inculque aux futures générations à la veille de sa disparition ? L’inscription de l’homme dans la Nature, son héritage, sa filiation par rapport à l’élément, à la matière, à Dieu, questionnent le jeune Rodin et le distinguent très tôt de ses contemporains. S’imposer dans le milieu sera un parcours semé d’embûches.

Echouant trois fois au concours d’entrée à l’Ecole des Beaux-arts, Rodin est dessinateur avant d’être sculpteur. Il entre à vingt ans chez un ornementiste puis chez Carrier-Belleuse où il produit ses premiers bustes. Après la Belgique, puis l’Italie qu’il rattache à son admiration pour Michel-Ange, et de retour d’une série de voyages, il propose en 1877 L’Age d’Airain pour lequel il est accusé de moulage sur nature, tant la fidélité à la nature paraît suspecte. Il sculpte un autre groupe plus grand comme preuve de son honnêteté. Il reçoit alors la commande d’une Porte pour le Musée des arts décoratifs qui ne verra jamais le jour. L’Etat lui offre un atelier parisien, rue de l’Université. La Porte de l’Enfer sera l’œuvre de sa vie jusqu’à sa mort le 17 novembre 1917, lui qui ne se sépare jamais de L’Enfer de Dante. Du premier Penseur en 1880 au buste de Victor Hugo en 1896, il multiplie alors les succès, et vit sa vraie première consécration en 1900 à l’Exposition Universelle où il décide la construction du Pavillon de l’Alma en vue de rassembler tous ses groupes. Il a soixante ans. Il aura dû attendre plusieurs décennies pour obtenir la reconnaissance de ses pairs.

Notre intérêt pour l’écriture de Rodin est issu de l’étude des processus de la création et du rapport de l’auteur à son œuvre. Comme un écho aux impératifs voulus par la poïesis platonicienne, l’œuvre sculptée de Rodin s’est construit strate après strate au gré de ses notes, expression d’une parfaite spontanéité quasi pulsionnelle. Jamais il n’y eut de sa part le vœu de laisser un témoignage esthétique et pourtant les étapes de sa créativité sont consignées dans les carnets. Toutes les pages écrites contiennent ce qui pourrait passer pour une théorie de la création en attente d’exégèse. Mais au-delà d’intentions philosophiques, Rodin y développe une poétique du geste : l’observation de la nature, les impressions liées à la vie immédiate sont les motifs à la fois esthétiques et littéraires qui participent à la structuration de son œuvre et lui confèrent sa singularité.

Le carnet apparaît tel un objet esthétique, ce qui interroge sur l’usage que le sculpteur en a fait. Aucun des carnets ne se ressemble. La graphie large du statuaire épouse le format, s’indiscipline aussi tandis que Rodin écrit sans obéir à un alignement régulier de l’écriture, comme s’il ne destinait pas ses lignes à un lecteur. Son sens du verbe est donc davantage l’écho de son besoin de fixer sur le papier, quelle qu’en fût la taille, sa vive impression de la nature peut-être afin de la reproduire et de secourir la mémoire en cas de défaillance.

 

Le carnet, espace de la transmission

 

Nombreux sont ceux qui se sont heurtés au traitement des carnets de Rodin pour en établir le texte et en permettre une lecture sans obstacles. La moitié des carnets a fait l’objet d’un inventaire lorsque Claudie Judrin les a répertoriés [9] : la page écrite est souvent accompagnée d’un dessin afin de coordonner le dialogue de l’esquisse avec le verbe. Ce « carton des dessins » (selon l’expression usuelle des spécialistes) montre davantage l’intérêt technique de Rodin qui y livre une expression lacunaire de la création. Une harmonie semble néanmoins s’y établir sans heurt, ce que l’on ne constate pas avec les carnets récemment numérisés. Le progrès technologique sauve des aléas du temps les précieuses pages manuscrites mais ne reflète pas la magie qui s’échappait des grandes boîtes où aucun index ne dirigeait la lecture. C’est là que le carnet d’artiste retrouve le sens même de ce qui fait le livre.

Il faut avouer que Rodin a fait en sorte de brouiller les pistes. Quand son travail de la matière approche la perfection, celui de son verbe reste disloqué. Sa correspondance laisse peu entrevoir sa sensibilité comme il peut l’exprimer dans le carnet qui jamais ne quittait sa poche. Ce dernier est de taille et de coloris divers ; annoté, dessiné, feuilleté, déchiré, il accueille les confidences d’un homme habitué au travail de la matière et pour lequel le passage à l’écrit fut une nécessité. Le lecteur ne doit pas s’attendre à une interprétation personnelle des choix techniques et artistiques de Rodin, ni à des commentaires personnels sur ses nombreux et souvent célèbres contemporains du monde des arts et des lettres, ou à un écrit-confession ressemblant à un journal. Et pourtant ses carnets relèvent bien du discours intime, entre récit de soi et histoire de création. Ils n’obéissent d’abord à aucun classement et ne privilégient aucune orientation chronologique. Ils se succèdent sans relation apparente mais ils constituent bien une œuvre. Sans aucune indication ni de date, ni de lieu, l’on ne sait, pour ouvrir ces boîtes de Pandore, par laquelle commencer. Souvent une seule date semble les relier et l’on peut espérer emprunter un premier chemin de lecture, les notes de l’année 1914 par exemple. Mais en découvrant divers prénoms respectivement inscrits sur la couverture de chacun des carnets, le mystère ne fait que s’épaissir. Il s’agit en fait des secrétaires successifs du sculpteur auxquels est revenue la lourde tâche de décrypter l’écriture. La date de transcription n’est pas respectée, ce qui handicape la datation des carnets, comportant des notes, fragments, remarques et groupes de mots isolés. On est en présence d’une scénographie de la page. Il y domine une prise de conscience aphoristique du réel qui installe le chercheur face à un discours de l’immédiateté, souvent hermétique. Leur compréhension reste difficile, les mots s’enchaînant sans lien syntaxique, mais une fois l’ensemble réuni, c’est tout un monde qui s’offre à la lecture, de l’intime à l’observation critique.

 

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[8] A. Rodin, « Testament », L’Art, Op. cit., p. 205.
[9] Cl. Judrin, Inventaire des dessins, en 6 vol., Paris, Musée Rodin, 1984-1992.