Les Carnets d’Auguste Rodin :
une poétique du geste

- Isabelle Mons
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Fig. 4. A. Rodin, Carnet « San Martino », 1914

L’enfance imprègne toute la sculpture de Rodin comme dans les œuvres La jeune mère et l’enfant (1885) et L’Enfant prodigue (avant 1887). Et le statuaire de noter : « Enfant / quand j’étais jeune / je ne comprenais pas / la grandeur de l’homme / la force souveraine / quelle sève puissante / pour aller jusque là-haut » [11]. Rodin ne livre aucune confidence ; néanmoins le lecteur se retrouve bien en présence d’une profonde intimité dont la délicatesse s’oppose à une graphie accidentée par des ruptures entre les mots.

Le 10 mars 1913, des infirmiers viennent chercher sa disciple la plus connue : Camille Claudel. A la demande de son frère Paul Claudel et de sa mère, ils la conduisent à la clinique de Ville-Evrard. Huit jours après, le secrétaire de Rodin transcrit l’un de ses rares témoignages (fig. 4) : « C.C.C Si elle survit à l’agonie tant mieux pour elle. Elle doit rendre la dernière goutte de son sang. On lui demande tout à la mère. / Bretonne » [12]. Le détournement par une autre idée « Bretonne », séparée par un trait, prouve la dynamique de sa pensée. Il agence les mots au même titre que la glaise. Cet adjectif n’a évidemment aucun rapport avec le souvenir de Camille Claudel : il trahit la fulgurance d’une idée qu’il a eu besoin de noter. Mais il ne retire rien à la valeur de cette page sur sa relation avec la sculptrice qui ne recouvrera pas la liberté et mourra internée en 1943. Rodin est aussi en fin de vie.

Dans un carnet transcrit en 1914, le lecteur stupéfait découvre un autre des rares passages relatifs à Camille Claudel :

 

C. C. C
C.C.
politique
parmi ces changements
une chose immuable
Rodin ton idée
d’art domine [13]

 

Ces lignes nous invitent à l’interprétation : la mise en page instantanée a son importance. La répétition compulsive de la lettre C est associée à un flot de termes plus conceptuels. La guerre approche, et l’époque est bien « politique ». Mais Rodin continue d’écrire pour lui seul. Se nommerait-il ainsi à la deuxième personne du singulier pour vanter « son idée d’art » ? Le fait que cette dernière idée soit directement rattachée aux initiales pourrait aussi faire croire à la répétition de propos, au reproche peut-être adressé par Camille Claudel. Entre souvenir et libre association, les initiales parsèment les pages de leur arrondi : « C’est le vin de Dieu ce beau temps. C.C.C » [14].

 

Je me rappelle cette gloire que nous avions ensemble. Votre courage. CCC. Je vous considère comme une femme divine. Aimez-vous mieux que je sois incapable de rendre votre côté extraordinaire, votre douceur. Vous êtes à côté de moi, vous m’entendez ! Caractère divin vous m’exaltiez à votre niveau [15].

 

La femme, incarnation de la beauté sensible, dans la plus simple de ses attitudes, incarne l’amour porté plus haut, l’exaltation sculptée des corps en émoi. Le Baiser reste la figure monumentale de l’érotisme. Pour y parvenir, Rodin a travaillé chaque parcelle du corps comme autant de sujets uniques. Ainsi le prouvent les séries d’abattis en plâtre, autant de mains que de pieds ou de minuscules visages qui semblent préfigurer le gigantisme du groupe sculpté. La démesure de son œuvre, issue du détail d’une scène, ne fait pas oublier l’acuité de son regard d’artiste. Son écriture fait écho au même souci de précision. Sa sculpture se concentre sur l’émotion : « Une femme qui relève de couches toute pâle avec son fardeau dans les bras a l’air de l’offrir à l’humanité » [16].Par-dessus la transcription du secrétaire, Rodin corrige « offrir » par « faire un don ». Son discours contient l’explicite délicat face à l’implicite d’une émotion sculptée – accompagné d’un petit croquis d’une femme aux jambes repliées – comme écho à « cette figure endormie que seul réveille / l’amant. (…) Cette femme a besoin / de la main de Dieu / pour ne pas rester / confusément créée / e fruit de sa création » [17]. Dans la démesure de son corps auquel le statuaire accorde le geste symboliste, la femme reste un idéal : « adorons la femme pour son éternelle beauté qui crée comme dans les architectures les proportions » [18].

Le propos autobiographique n’est jamais loin pour vanter la parenté entre le corps et l’environnement naturel dont on ne sait lequel domine l’autre :

 

Le sourire du soleil / dans les jambes des arbres / Le soleil lisse sa lumière / La fumée est devenue de la lumière répandue partout / modèle / Comme une femme / la beauté de sa ligne / elle-même s’avive sa beauté, elle / retombera un peu / quand ma force de vie à moi-même relâchera / Toutes ces fleurs trémières attendent / le poète qui les marquera d’une qualité nouvelle [19].

 

Dans la démarche de la transcription, l’on marque une césure à chaque retour à la ligne. Et d’aucuns penseront que la cause en était un manque de place. Quand bien même Rodin aurait eu l’espace suffisant, écrire s’apparente au geste du pétrissage, du modelé. La syntaxe est « malaxée » jusqu’à devenir maladroite. Le mot, isolé, est souvent assimilé à un autre mot qui, sous la plume d’autrui, n’aurait pas de sens ; avec Rodin, la réunion des deux termes ouvre sur les valeurs liées à la vérité de la nature, à la liberté de la création, qui sous-tendent sa démarche artistique. Le même processus caractérise le travail de la matière : personne n’aurait pensé à assembler, comme il l’a fait, L’Homme qui tombe et La Femme accroupie, pour former un groupe s’intitulant dorénavant Je suis belle (1882).

Séduit par la toute-puissance salvatrice de la nature, l’artiste redoute aussi sa destruction et il s’en fait le médiateur. Tout n’y est qu’inspiration à la beauté, contre toute trahison que l’homme pourrait lui faire subir :

 

La nature maintenant ôte éclaircit / c’est beau / au printemps elle / nettoie (…) il y a donc un / art naturel dans tout ce qu’elle a fait / disons elle / ne se trompe pas / et cependant notre dernière pensée est / que nous devons / la retoucher nous / qui n’amenons que / des ignorances avec nous / c’est ce que nous appelons tarte à la crème / idéal [20].

 

A cette métaphore du faux-semblant que Rodin reproche au genre humain, il ajoute des touches impressionnistes où l’on reconnaîtrait aisément l’intention descriptive qui guide son geste. Poser des mots sur l’admiration éprouvée quand « la pluie est allée se répandre en mer, sortie d’elle elle y retourne, comme nous retournons à la terre » [21], relève d’une poétique exprimant les ressorts les plus profonds d’une existence vouée à l’art. La note a toujours accompagné le geste, l’idée a trouvé sa forme dans le trait : la sculpture de Rodin apparaît telle l’expression vivante d’une approche esthétique du réel par laquelle le créateur met en forme sa quête de valeurs fondamentales : « quand nous sommes / malades, nous / disons mère terre / secours les origines (…) : Dire que l’artiste peut vivre un instant de Dieu et de ses secrets. / Dire que tout homme le peut. / Ce soleil moral est pour tout le monde » [22].

 

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[11] Carnet 56, f° 10 recto : Livre bleu n°700, refait le 9 juillet 1913 par « Juliette ».
[12] Carnet 59, f° 54 : Livre bleu n°300, refait le 1er septembre 1913 par « Juliette ».
[13] Carnet « San Martino », f° 1, transcrit du 24 mars au 31 mars 1914.
[14] Carnet 65, f° 25, janvier 1913.
[15] Carnet 42, f° 83 recto et verso, 1913.
[16] Carnet 65, f° 9, janvier 1913.
[17] Carnet 66 f° 9 verso, septembre 1913 et Ibid., f° 12.
[18] Carnet 73, mars 1913.
[19] Carnet 92, février 1913, relu en janvier 1914.
[20] Carnet 63, f° 20 verso et f° 21.
[21] Carnet 56, f° 6.
[22] Carnet 66, f° 21 et f° 36, mars 1913.