Les Carnets d’Auguste Rodin :
une poétique du geste

- Isabelle Mons
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Résumé

 Cet article explore ce que la catégorie du sculptural appliquée aux espaces du texte et aux espaces de l’architecture peut nous dire de nos rapports à la matière. Ces espaces mettent en œuvre des jeux d’écarts et de liaison, composent des relations à partir de matières existantes. Ce rapport particulier à la matière sera abordé ici sous l’angle de pratiques de l’assemblage comme art des choses qui se touchent. Ces pratiques d’assemblage, parce qu’elles engagent une mise en relation directe avec la matière semblent en effet pertinentes pour comprendre en retour les représentations qui habitent notre sensibilité. En s’attachant à la manipulation de la matière, aux gestes de sa mise en œuvre – tant dans l’écrit comme art plastique que dans les gestes de l’assemblage en sculpture, peinture et architecture – on tente de tracer quelques pistes pour aborder la matière comme relation.

Mots-clés : architecture, assemblage, gestes, relation, espace

 

Abstract

This article explores what the category of the sculptural, applied to textual and architecture spaces, can tell us about our relation to matter. Spaces of text and spaces of architecture display gaps and connections, and combine relations using existing materials as their points of departure. This particular relation to matter is observed here from the perspective of the gestural practices of assemblage, as an art of things that touch each other. These practices of assemblage, because they engage a direct relation with matter seem indeed relevant to understand the representations which inhabit our sensitivity. What do we think we know about matter? By focusing on our relations to its manipulation, on the movements of its work in progress – in the written word as a plastic art, as in the gestures of the assemblage – in sculpture, painting and architecture, we try to trace some leads, enabling us to approach matter as relation.

Keywords: architecture, assemblage, gestures, relation, space

 


 

« J’ai reçu votre gentille lettre mais me demander une longue lettre, vous savez que je ne suis pas clerc [sic] et que écrire et parler tournent à ma confusion ; mes moyens naturels sont la terre et le crayon » [1] écrit Rodin à Hélène Porgès le 25 octobre 1895. Démuni de tout bagage éducatif solide depuis son plus jeune âge, le sculpteur incarne l’artiste dans son exigeante démesure : modeler et dessiner forment le socle de sa création. S’en tenir toutefois à ce seul aspect de son art reviendrait à négliger une part méconnue de son œuvre. L’accès à sa sculpture passe par l’écrit et maintenant que la renommée du statuaire n’est plus à prouver, ses écrits personnels, tels que sa correspondance et ses entretiens, ont déjà été approchés, mais par bribes. Souvent citées sans être pourtant visibles, les nombreuses notes contenues dans ses brouillons et ses carnets offrent la possibilité d’une exploration inattendue : les mots se bousculent sur la page, s’emmêlent, égarent le lecteur, le conduisent parfois vers la rêverie crayonnée à laquelle l’artiste a laissé libre cours afin d’exprimer son admiration pour un corps ou sa révolte à la vue d’une cathédrale en flammes. Une intimité soudaine jaillit de pages au papier brûlé, traduisant les marches de l’introspection que Rodin a gravies avant de saisir la terre glaise et de transformer son émotion en objet sculpté. Car le lecteur avide d’anecdotes personnelles pourra être intrigué. Le carnet accueille aussi les confessions de l’artiste, si ce n’est que chez Rodin, l’intimité est liée à la nature, à son environnement comme source d’inspiration. Tous les moyens sont bons pour exprimer ce qui est en sommeil au plus profond de l’être vivant.

« Le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances (…). Le récit est là, comme la vie » [2] : comme un écho à cette approche barthésienne, l’œuvre entière de Rodin semble offrir le cadre d’une histoire où les personnages, illustres comme anonymes, incarnent avec force l’universalité des passions. Le geste du sculpteur a le mot comme source majeure ; souvent il en est aussi l’issue. A l’universalité du récit, Rodin préfère la transcription de l’infiniment petit, voire de l’indicible : à la masse démesurée des corps, il répond par l’observation du détail ; à la puissance du Baiser (1888-1898), il oppose la tristesse de Celle qui fut la Belle Heaulmière (1887).

En effet, la représentation du vivant fut bien l’objectif de l’un des plus grands sculpteurs de la modernité, à l’œuvre sur le corps humain dont il a défini, sous ses propres doigts, les parcelles les plus fines. Comment expliquer alors que ses carnets restèrent dans l’ombre ? L’on connaît ses pensées rassemblées dans L’Art [3], dans Les Cathédrales de France [4] et dans Eclairs de pensée [5]. Notre propos s’appuie au contraire sur les milliers de notes qu’il avait prises dans des carnets ou sur des feuilles volantes, et qu’il voulait rendre publiques. Ce projet d’édition ne verra pas le jour. Mais la grande entreprise de les transcrire a monopolisé dès 1913 l’énergie de plusieurs secrétaires. Des deux grandes boîtes anciennement utilisées s’élevait, à leur ouverture, une âme : celle d’un écrivain, dont la poche de la blouse était constamment alourdie d’un carnet plus ou moins grand, où il consignait ses impressions, son ressenti, ses remarques. Celui qui écrivait – n’est-ce pas la définition de l’écrivain ? – était d’abord l’artisan modelant ou déformant à l’envi le moindre morceau de chair plâtrée. La numérisation en cours des quelques cent carnets n’offrira plus une approche aussi charnelle de l’écriture de Rodin mais ouvrira bientôt à la recherche le champ exploitable d’une mémoire unique. Des mots, des croquis, des ensembles de pensées forment le tout désordonné de notes éparses, jetées sous l’effet d’une observation.

Les « brouillons de soi », pour reprendre l’expression de Philippe Lejeune [6], que sont toutes les écritures spontanées de l’artiste, dont les carnets, posent la question de la généalogie de la création : ils acheminent une pensée au même titre que le texte imprimé et font œuvre de littérature, si bien que l’on ne peut affirmer que le carnet forme un brouillon de l’œuvre sculpté. Ce serait le rabaisser au rang d’étape intermédiaire alors qu’il est aussi, en lui-même, une finalité. Ces carnets attestent pourtant eux aussi la genèse de ce qui prendra forme dans le geste, dans un corps en mouvement, dans l’édification d’un volume. Ils aident à comprendre la stratégie inconsciente suivant laquelle Rodin s’est approprié le réel pour en exprimer l’essence. En littérature, et dans une perspective génétique, il s’agit de retracer le fil de la création au risque de perdre certaines étapes provisoires, un bâti capital au demeurant, pour ne retenir que le résultat final. En plaçant les pages maladroitement noircies face aux objets ou aux groupes sculptés, elles apparaissent au titre de sources inédites du geste créateur, où le lecteur peut aussi reconnaître une observation lui succédant et concluant le projet sculpté. De ce fait, le mot est pour Rodin un média, dans le sens où il opère la transmission significative de son ressenti, mettant en lumière les ressources de son art. D’après une lecture synchronique, l’écrit et l’objet sculpté entrent dans un dialogue prouvant leur complémentarité. Au lieu d’être « coprésents » l’une à l’autre, la pratique de l’écriture peut aussi être liée au geste créateur sans en être contemporaine. Un transfert finit alors par avoir lieu entre les deux. Ainsi le verbe ne s’oppose pas à la matière, il l’anticipe ou la complète. Les « traces écrites » couvrant les pages se situent à valeur égale de l’œuvre sculpté, mais leur enjeu diffère. Elles permettent de comprendre chez Rodin l’effet du regard, l’emprise du visuel sur sa création. Elles expriment « la pensée de l’environnement » [7] que souligne l’approche intermédiale. Si tout langage est transmission, celui de Rodin offre la grille de lecture de ce qui se joue dans le geste créateur. Si le comparatisme permet le dialogue entre les supports, aborder l’écriture et la sculpture en termes de transmission d’une sensibilité ou d’un savoir-faire lève le voile sur la part pulsionnelle de la création rodinienne.

 

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[1] « Clerc » pourrait être mis pour « clair » s’il ne s'agit pas d’avoir la compétence scripturale d’un clerc ; Archives du Musée Rodin, L. 691. La mention des extraits des lettres et carnets (à l’orthographe corrigée) a été autorisée par Véronique Mattiussi, chef du service des Archives du Musée Rodin (Paris), que je remercie ici.
[2] R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), Poétique du récit, Paris, Seuil, « Essais », 1977, p. 7.
[3] A. Rodin, L’Art. Entretiens réunis par Paul Gsell [1911], Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1997.
[4] A. Rodin, Les Cathédrales de France [1914], Paris, Denoël/Gonthier, 1984.
[5] A. Rodin, Eclairs de pensée. Ecrits et entretiens [1998], textes réunis et présentés par Augustin de Butler, Paris, Editions Olbia. Les Editions du Sandre ont repris en 2011 ce recueil en le complétant avec trois inédits dont « Rodin par lui-même ».
[6] Ph. Lejeune, Les Brouillons de soi, Paris, Editions du Seuil, 1998.
[7] E. Méchoulan, « Intermédialité, ou comment penser les transmissions », Fabula / Les colloques, Création, intermédialité, dispositif, 2017 (en ligne. Consulté le 29 septembre 2024).