La vérité sculptée provient de l’univers originel que l’artiste se doit de reproduire sans préciosité, sans chercher non plus à finir le modèle naturel en perpétuelle évolution. Ses qualités d’écoute et d’observation en font le médiateur quasi divin du simple mortel. Les « secrets de Dieu » se trouvent dans autant d’incarnations vivantes : « Ce soleil premier dessinateur / le dessin par terre / terre égalisée / la terre desséchée sur un pot de fleurs roses » [23]. Jamais l’artiste-témoin ne passe à côté de la tranquillité d’un paysage qui fait sa beauté : « Ces villages clairs / ces mamelons / verts, ces grandes / lignes de vert / la rivière qui / longe, ces / arbres dentelle / qui courent au loin » [24]. La place de l’individu dans l’univers pose le perpétuel questionnement de son action. Le succès du statuaire à l’exposition du Pavillon de l’Alma a ouvert le XXe siècle et, loin des mondanités dont il savait bénéficier, Rodin perçoit les remous de la vie sociale et politique qui ne vont pas tarder à ouvrir sur un conflit mondial. Il y reste attentif. Quelle étrange assertion au détour d’une page : « Les hommes sont comme les / pommes sont en bas / dans les villes et se / pourrissent ensemble, isolez-les / pour les conserver » [25]. Une anthropologie très personnelle offre des constats polémiques, non nominatifs, signifiant bien au demeurant les protagonistes : « Pendant qu’un homme / travaille et fait des chefs / d’œuvre les autres / lui fouillent dans les poches / en dérobant sa montre : font sa caricature / le rendant indécent » [26]. Par ce rappel des années difficiles au cours desquelles l’œuvre fut incomprise, négligée, et son auteur rabaissé par tant de soupçons, Rodin évoque le génie artistique : Michel Ange, Baudelaire, Victor Hugo. Ceux-ci incarnent la force de la création à laquelle les critiques d’art n’ont pas accès. L’incompréhension dont Rodin souffrira lui-même le marquera à jamais. Les valeurs supérieures qu’il défend, liées à l’exaltation, resteront lettre morte face à trop d’académisme.
La vérité du geste répond donc à une quête de pureté prégnante dans ces milliers de notes désordonnées. Toutes racontent une histoire, celle d’un artiste et de la façon dont celui-ci prend à bras le corps l’objet de son désir de création. Le principe de l’inachevé, inhérent au principe du vivant, participe de cette quête esthétique du Beau et du Vrai. Rodin rappelle alors que trois aspects techniques – étendue, mouvement et profondeur – guident la main du sculpteur quand il modèle l’objet, sans jamais oublier le travail du relief : il faut considérer les formes en profondeur et non en étendue. La surface n’est que l’extrémité d’un volume, et d’elles-mêmes, l’ombre et la lumière viennent nuancer les rebonds de la forme. La Mère-Nature à laquelle il voue un culte se délabre au gré de l’histoire collective. A la veille de la Première Guerre, ses sujets de prédilection restent ses commandes de marbre, les praticiens, l’Antique à travers Michel-Ange, et entre tous les sujets, celui qui cristallise toutes ses préoccupations, celui qui symbolise aussi tout l’enjeu du geste du sculpteur, les cathédrales.
Du dessin de sculpteur à la sculpture d’architecte
Deux mille dessins sont consacrés à ce qui représente la clé de voûte de sa passion pour l’architecture : La Porte de l’Enfer. Commandée en 1880 pour le futur Musée des Arts décoratifs, elle est une allégorie – inachevée – de La Divine Comédie de Dante. Ce « Poème sculpté » [27] illustrant les sentiments paroxysmiques de l’humain, emplit un espace polyphonique, où l’art et la technique se répondent dans une quête d’unité avec la Nature. Le monumental implique la présence complémentaire du fragment. Dans l’inventaire des dessins, il y a huit cents feuilles d’architecture : dessiner le monument, c’est témoigner de la Nature. Début et finalité à la fois, ce projet d’architecture accompagne son vœu de perfectionner son geste. Rodin avouera même « devenir architecte » en vue d’approfondir le travail de son œuvre grandiose (cent vingt-sept figures disposées sur deux vantaux) : La Porte de l’Enfer résume son étude admirative de l’architecture gothique et de la Renaissance italienne, ainsi que sa capacité à doter le corps humain d’un pouvoir d’expression unique. La vérité du vivant provient de l’univers originel que l’artiste, tel un bâtisseur, reproduit et met en scène. Et à bien y regarder, chaque détail de la porte représente de façon magistrale les scènes exposées dans l’œuvre de Dante, dont celle d’Ugolino della Gherardesca, emprisonné pour trahison en 1289, à Pise, pendant les guerres entre cités italiennes. Il est dépeint en littérature et sculpté avec ses enfants qu’il finit par manger, selon la légende. Ainsi le groupe Ugolin et ses enfants (1881-1882) est assemblé sur le vantail gauche de La Porte de l’Enfer. Malheureusement l’absence de datation des carnets ne permet pas de situer l’autocritique apportée par Rodin lui-même sur son travail : « Ugolin / boucher les / formes au creux pour / donner plus / de simplicité / et de repos / la jambe du / petit drapé large » [28].Entre geste et projet esthétique, ces quelques mots révèlent les intentions du créateur qu’il avait précédées d’un dessin : Ugolin dévorant (vers 1880), présenté en train d’interrompre son cruel repas.
Du dessin à l’architecture, il n’y a qu’un pas. « Mon art procède de l’architecture comme de la géométrie. Un corps est un édifice et un polyèdre », dit Rodin avant 1905 [29]. Les paradigmes architecturaux, semblables à une loi universelle, guident le sculpteur dans l’expression du mouvement, dans la transcription technique du sensible : le corps humain prend sa place dans l’espace et s’élève dans sa monumentalité. L’architecture sous-tend la sculpture de cet artiste-ouvrier. Rodin transgresse les frontières disciplinaires et les rassemble autour d’un axe central : illustrer la vérité du vivant. « La sculpture devrait être une architecture vivante et animée » [30], affirme-t-il pour souligner que l’effet de l’art relève d’un double enjeu : obtenir une transmission fidèle au réel et solliciter l’imagination du spectateur. Différentes matières (dessin, plâtre, glaise), une technique exceptionnelle (fragmentation, assemblage, moulage, travail de la forme et de la surface) revisitent l’art de sculpter jusqu’à l’enrichir de modes hybrides : entre le fragment et le grandiose, Rodin se fait architecte. Fidèle à sa dévotion pour l’Antique, il en admire les œuvres au même titre que l’art gothique dont la cathédrale est d’après lui la réalisation la plus significative voire la plus parfaite.
[23] Cahier Quaderno n°25, 4 avril 1915.
[24] Carnet 57, f° 12 verso, septembre 1912 et décembre 1913.
[25] Carnet 56 f° 28 verso, 20 avril 1913, refait le 9 juillet par « Juliette ».
[26] Carnet 57, f° 51 recto.
[27] Selon une expression de Gustave Coquiot. Voir G. Coquiot, Le Vrai Rodin, Paris, Jules Tallandier, 1913, p. 124.
[28] Carnet transcrit en mars 1913, f° 4 recto.
[29] C. Mauclair, « Note sur la technique et le symbolisme de M. Auguste Rodin », La Renaissance latine, mai 1905, p. 206.
[30] « Rodin par lui-même », Je sais tout, mars 1910, p. 56, reproduit dans A. Rodin, Eclairs de pensée. Ecrits et entretiens, textes réunis et présentés par Augustin de Butler, Paris, Editions du Sandre, 2011, pp. 53-58.